Sommaire
ILe titre et les enjeux du parcoursIIFrançoise de Graffigny en son tempsALa vie et l'œuvre de Françoise de GraffignyBLe XVIIIe siècle : le siècle des Lumières1Le contexte historique2Le contexte culturel : un siècle de vie intellectuelleIIILes Lettres d'une Péruvienne ALes sources d'inspiration de Mme de Graffigny1La mode de la correspondance et du roman épistolaire2Quatre œuvres qui ont pu alimenter l'imaginaire de Mme de GraffignyBLa structure du roman1Un Avertissement2« Introduction historique aux lettres d'une Péruvienne »3Les lettres, leur contenu et leur intérêtCGros plan sur Zilia, un personnage romanesque féminin1Un personnage à la fois héroïne principale et narratrice du roman2Une héroïne amoureuse3Les yeux d'une femme inexpérimentée qui découvre l'ailleurs et une autre culture4L'apprentissage de la lecture et de l'écriture comme voies d'affranchissement et de désillusion5L'apprentissage de l'indépendanceIVUn roman miroir des transformations de la société du XVIIIe siècleAUne critique de la société1La violence de la politique colonialiste2La superficialité et les inégalités constitutives de la société françaiseBUn roman d'apprentissage1L'éveil d'une conscience2Une pensée en formationCUne philosophie du bonheur1Limiter ses passions2Prendre ses distances avec la société Ce contenu a été rédigé par l'équipe éditoriale de Kartable.
Dernière modification : 28/08/2025 - Conforme au programme 2025-2026
Le titre et les enjeux du parcours
L'expression « un nouvel univers s'est offert à mes yeux » provient de la lettre XVIII au moment où Zilia découvre les pouvoirs de la lecture et de l'écriture.
- Le terme « univers » renvoie autant à des espaces extérieurs qu'à l'intériorité de Zilia.
- Le fait d'être enlevée du temple du Soleil va la conduire à expérimenter des réalités adverses et à se confronter aux relations humaines : elle va faire l'expérience des sensations, de la raison, voir éveiller son esprit critique, donc « découvrir un nouvel univers ».
- La tournure passive de la phrase, « s'est offert », nous indique que ces découvertes se sont présentées à elle, qu'elle n'en est pas l'instigatrice et, si elle les a subies, qu'elle en a tiré profit.
C'est par la perception visuelle et par une observation appliquée et assidue que Zilia découvre une nouvelle relation au monde. Confrontée à l'inconnu et à l'opacité d'un monde, d'un langage, d'un rapport à autrui, elle développe différentes stratégies intellectuelles pour le comprendre et pour s'y faire une place. Par cette expérience initiatique, Zilia gagne ainsi en autonomie intellectuelle au point qu'elle est elle-même capable d'éclairer le statut des femmes françaises qui sont maintenues à l'écart de la société et qui sont reléguées à une position secondaire.
Zilia observe car elle ne maîtrise pas la langue qu'elle entend ni les usages du pays : elle pratique une démarche inductive, qui va de l'observation des faits à une hypothèse, ce qui correspond à une démarche d'esprit critique.
Françoise de Graffigny en son temps
La vie et l'œuvre de Françoise de Graffigny
Françoise de Graffigny est une femme qui incarne l'esprit d'émancipation féminine du siècle des Lumières, à travers ses réflexions sur la condition féminine et celles qu'elle livre dans une importante correspondance privée.
Françoise de Graffigny, née d'Issembourg d'Happoncourt, fille d'un lieutenant de cavalerie et petite-fille du célèbre graveur Jacques Callot, voit le jour le 11 février 1695 à Nancy, en Lorraine, qui est alors un duché indépendant du royaume de France. Peu de faits de son enfance sont connus. On sait qu'elle reçoit une bonne éducation, elle est instruite, sait lire et écrire.
Issue d'une famille peu fortunée, sa beauté est un atout considérable. Son père l'oblige à se marier à 17 ans avec François Huguet de Graffigny, un militaire de 22 ans promis à une belle carrière. Mais ce dernier boit, est violent et très dépensier. Elle obtient la séparation légale à la suite d'un procès en 1723. Ensemble, ils ont eu deux filles et un fils, tous trois meurent en bas âge.
Elle se retrouve dans une situation financière très difficile. Afin de subvenir à ses besoins, elle obtient une place de dame de compagnie à la cour de Lunéville en Lorraine, à Cirey, dans la résidence de Mme du Châtelet. Elle y rencontre Voltaire et partage la lecture de des œuvres.
Elle s'installe à Paris. En 1742, elle acquiert son propre appartement parisien et crée son salon. Elle y recevra des écrivains comme Marivaux et l'abbé Prévost, les philosophes d'Alembert et Rousseau, et même des personnes politiques comme les futurs ministres Turgot et Choiseul. Elle rencontre Jeanne François Quinault qui tient un salon littéraire et, en 1744, a l'opportunité de lire sa Nouvelle espagnole qui remporte un franc succès.
En 1747, elle fait paraître son roman Lettres d'une Péruvienne, la rendant autonome financièrement. Étrangement, elle ne va plus trouver sa place dans les salons de la cour de Louis XIV. Elle se retire dans sa maison de campagne et meurt peu après, en décembre 1758, laissant derrière elle une œuvre conséquente, quoique tardive.
Le XVIIIe siècle : le siècle des Lumières
Le contexte historique
Le XVIIIe siècle se termine avec le règne de Louis XIV, surnommé le « Roi-Soleil ». À côté des fastes de Versailles et de sa protection accordée aux arts et aux lettres, il laisse, à sa mort, un pays endetté et très affaibli par les nombreuses guerres menées. Son arrière-petit-fils, âgé alors de 5 ans, ne peut régner immédiatement. Les Français vivent donc sous la régence de Philippe d'Orléans de 1715 à 1723, date à laquelle Louis XV atteint la majorité et peut à ce titre monter sur le trône.
Philippe d'Orléans puis Louis XV épongent les dettes, apaisent le pays, augmentent le rôle politique des parlements, permettent des progrès en médecine, améliorent les conditions d'hygiène des Français. La population augmente. La productivité bat son plein ; l'économie connaît un véritable essor : l'agriculture, l'industrie et les réseaux routiers se développent ; le commerce triangulaire participe à la croissance économique et permet l'enrichissement des bourgeois. Par ailleurs, la culture se développe ; la période est d'ailleurs appelée le « siècle des Lumières ».
Malgré cette effervescence positive et enrichissante, le déclin arrive autour des années 1750 car les tentatives de réformes des impôts échouent et le roi est victime d'un attentat. Les guerres (guerre de Succession d'Autriche, 1740-1748 ; guerre de Sept Ans, 1756-1763) font à nouveau leur apparition et sont coûteuses. Louis XV devient de plus en plus impopulaire et se voit reprocher notamment son mode de vie extravagant et dépensier ainsi que sa liaison avec la marquise de Pompadour.
De nombreuses inégalités sociales apparaissent dans cette société partagée entre trois ordres : le clergé, la noblesse, le tiers état. Des dysfonctionnements politiques, de mauvaises récoltes, l'augmentation des prix, favorisent le soulèvement du peuple et entraînent la Révolution française.
Le contexte culturel : un siècle de vie intellectuelle
Les salons sont au centre de la vie en société. Ce sont des lieux d'échanges et de rencontres qui voient affluer des figures intellectuelles tant masculines que féminines : on évoque des sujets de société, on débat, on philosophe.
Mme de Graffigny y rencontre Jean-Jacques Rousseau, d'Alembert et Diderot qui seront les moteurs du projet de l'Encyclopédie.
Les philosophes contestent le pouvoir absolu et osent remettre en question les valeurs religieuses en cherchant à leur substituer l'esprit critique. La lutte contre l'intolérance, la quête de la liberté et de l'égalité sociale ainsi que celle du progrès deviennent des thèmes-clés des discussions qui ont lieu dans ces salons.
On développe également une forme nouvelle de sensibilité à travers le roman, qu'on lit dans les salons.
Le roman, mal considéré au XVIIe siècle, s'impose de plus en plus comme un genre incontournable.
- Au XVIIe siècle, les théoriciens reprochent au roman son manque de rigueur et de vraisemblance.
- Dans la seconde moitié du XVIIe siècle, le roman cherche à se faire une image meilleure en se rapprochant de l'esthétique classique qui cherche la règle et la mesure.
- Au début du XVIIIe siècle, le roman devient le territoire d'expérimentations, entre parodie (Gil Blas de Lesage avec un détournement des codes du picaresque) et biographie fictive (Les Liaisons dangereuses de Pierre Choderlos de Laclos qui enrichit le genre avec plusieurs épistoliers).
- Le genre du roman cherche à gagner sa place face aux autres genres littéraires. Son succès va en partie venir de l'écriture à la première personne. Dans le roman-mémoires (Manon Lescaut de l'abbé Prévost), le narrateur revient sur les épisodes de son passé en les analysant.
- L'insistance sur les émotions et l'exaltation des sentiments vont préparer l'arrivée du romantisme. Pour ces romans, on parle d'ailleurs de « sensibilité pré-romantique » (Julie ou la Nouvelle Héloïse, roman épistolaire de Jean-Jacques Rousseau, remporte un immense succès en librairie).
Le roman épistolaire Les Lettres d'une Péruvienne répond aux aspirations de son siècle : entre importance accordée à la sensibilité et volonté de développer la place de la raison, l'un n'excluant en rien l'autre.
Les Lettres d'une Péruvienne
Les sources d'inspiration de Mme de Graffigny
La mode de la correspondance et du roman épistolaire
Avec la naissance de la « poste aux lettres », la lettre privée prend de l'ampleur. Elle sert à relater les chroniques de la cour à ceux qui en ont été éloignés.
C'est Mme de Sévigné qui leur donne leur notoriété à travers sa correspondance avec sa fille, Mme de Grignan, éloignée de Paris par son mariage.
Le genre du roman épistolaire prend de l'ampleur au XVIIIe siècle.
Le roman épistolaire puise son origine dans les Héroïdes d'Ovide (auteur de l'Antiquité) où des personnages mythologiques féminins rédigent des lettres d'amour.
Dans un roman épistolaire, le lecteur entre dans l'intimité du personnage, partage ses doutes, assiste à son évolution et aux choix qu'il fait pour s'affranchir de ses préjugés. C'est un genre qui offre des péripéties et des rebondissements surprenants.
Les Liaisons dangereuses de Pierre Choderlos de Laclos est un roman épistolaire.
Les romans épistolaires mêlent réflexion philosophique et sensibilité romanesque. L'ouvrage de Mme de Graffigny emprunte à toutes ces influences, faisant des Lettres d'une Péruvienne une œuvre hybride.
Quatre œuvres qui ont pu alimenter l'imaginaire de Mme de Graffigny
Les œuvres suivantes ont pu alimenter l'imaginaire de Mme de Graffigny :
- Histoire des Incas de Garcilaso de la Vega, œuvre publiée en 1606 montrant la culture inca comme un modèle.
- Lettres portugaises de Guilleragues (1669) : présentées comme des lettres authentiques, l'auteur tire en réalité son inspiration d'un amour réel entre une religieuse et un officier français. Le succès est immédiat.
- Les Lettres persanes de Montesquieu (1721), correspondance fictive de deux voyageurs persans, Usbek et Rica, avec leurs proches restés en Perse. Le roman fera scandale par sa critique à peine déguisée des institutions françaises.
- Alzire de Voltaire, une tragédie représentée en 1736 dont le cadre est le Pérou. L'intrigue parle d'une histoire d'amour entre une princesse inca, son amant indigène et le mari espagnol qu'on lui destine. Au-delà de l'exotisme, la pièce invite à réfléchir sur les principes barbares de la colonisation.
La structure du roman
Les Lettres d'une Péruvienne comptent 38 lettres dans la première version de 1747. Les 34 premières sont destinées à Aza, les 4 dernières à Déterville.
Toutes montrent le parcours et l'évolution de Zilia dans son approche de la société du Nouveau Monde (en particulier celle de Paris) et dans la connaissance de soi-même.
En 1752, Françoise de Graffigny propose une seconde édition augmentée comprenant :
- l'« avertissement » ;
- l'« Introduction historique aux Lettres d'une Péruvienne » ;
- les lettres 28, 29, 30, 34.
C'est la version de 1752 qui est au programme de première.
Un Avertissement
Le texte est placé avant la première lettre.
La citation « Comment peut-on être Persan ? » est une allusion explicite au roman épistolaire Lettres persanes de Montesquieu. Cette question invite les lecteurs à dépasser les préjugés à l'égard de ce qui nous est étranger, comme dans le roman de Montesquieu.
Les lettres de Zilia sont présentées comme des lettres authentiques, procédé coutumier du genre épistolaire : donner la caution de la vraisemblance du récit.
On connaîtra facilement aux fautes de grammaire et aux négligences du style combien on a été scrupuleux de ne rien dérober à l'esprit d'ingénuité qui règne dans cet ouvrage.
Françoise de Graffigny
Lettres d'une Péruvienne
« Introduction historique aux lettres d'une Péruvienne »
L'« Introduction historique », ajoutée dans la seconde édition de 1752, permet à Mme de Graffigny de renforcer l'idée que l'histoire est vraie. Le lecteur se trouve ainsi familiarisé avec tout un lexique cultuel et historique qui va permettre d'ancrer l'histoire et de lui donner la caution de réalité.
Mme de Graffigny mentionne plusieurs éléments historiques :
- Elle fait un éloge de la civilisation inca, parle de l'astronomie et de l'importance accordée aux prodiges.
- Elle décrit la manière dont les Espagnols ont été pris pour des dieux : « Quelque hommage que les Péruviens eussent rendu à leurs tyrans, ils avaient trop laissé voir leurs immenses richesses pour obtenir des ménagements de leur part », et « C'est ainsi que les Péruviens furent les tristes victimes d'un peuple avare, qui ne leur témoigna d'abord que de la bonne foi et même de l'amitié ».
- Elle évoque le culte donné au Soleil et « au-dessus de lui, un dieu créateur Pachacamac ».
- Elle aborde également l'importance de l'or comme offrande, et la fonction des quipos, objets rituels en usage chez de nombreux peuples de l'Amérique centrale.
- La culture des Péruviens est également mentionnée : « ils avaient moins de lumières, moins de connaissances, moins d'arts que nous, et cependant ils en avaient assez pour ne manquer d'aucune chose nécessaire ».
Les lettres, leur contenu et leur intérêt
Lettres 1 et 2. Zilia raconte le pillage du temple par les Espagnols, elle est retenue prisonnière au Pérou. Sa première lettre adressée à Aza évoque son expérience de la violence et relate son incompréhension. La terreur qu'elle éprouve la plonge dans ses souvenirs. Les quipos (petites cordelettes auxquels on faisait des nœuds) renvoient aux souvenirs du Pérou et lui permettent d'entretenir le lien avec son amoureux Aza. Cette évocation permet au lecteur de recevoir les informations indispensables à un incipit romanesque.
Lettres 3 à 9. Une fois embarquée sur le navire (« je suis dans une de ces maisons flottantes »), Zilia réalise que son monde ne se limite pas au temple dans lequel elle vivait. Elle désigne les objets par des périphrases amusantes, qui montrent sa découverte progressive de l'inconnu. Prise par le désespoir, elle veut mettre fin à ses jours, et ne comprend pas que c'est un médecin qui lui vient en aide. Elle est désabusée car elle croyait qu'on la ramenait à Aza et parce que la barrière de la langue la force au mutisme, la condamne à l'observation. La vue devient un sens primordial pour appréhender le monde. Déterville, qu'elle désigne par le terme de « cacique » (équivalent d'un gouverneur) prend soin d'elle et l'on comprend qu'il en est épris.
Il y a des moments où je trouve de la douceur dans ces entretiens muets. Le feu de ses yeux ma rappelle l'image de celui que j'ai vu dans les tiens.
Françoise de Graffigny
Lettres d'une Péruvienne
Déterville est épris de Zilia.
Lettres 10 à 12. Zilia arrive en France et poursuit son voyage en calèche avec appréhension et beaucoup d'étonnement. Elle expérimente la curiosité des Français à son égard.
À la façon dont elles me regardent, je vois bien qu'elles n'ont pas été à Cuzco.
Françoise de Graffigny
Lettres d'une Péruvienne, lettre 10
Lettres 13 à 18. Zilia arrive à Paris, rencontre la famille de Déterville. Accueillie avec froideur par la mère de celui-ci (qu'elle nomme Pallas), l'accueil de Céline, la sœur, est bien plus agréable. Introduite dans la société mondaine, Zilia observe et livre ses réflexions sur les caractères qu'elle rencontre, sur les comportements de la vie parisienne. Elle apprend la langue française.
Lettres 19 à 27. Zilia apprend à écrire et veut rapporter à Aza ce qu'elle découvre et ce qui lui arrive, par le biais de l'écriture, non plus par celui des quipos. Déterville doit s'éloigner pour faire la guerre. Sa mère place Zilia et Céline dans un couvent, et en profite pour déshériter sa fille au profit de son fils. La lettre 20 est le prétexte d'une critique de la société française et des disparités sociales. Zilia évoque la force de la lecture « puisqu'ils sont à l'âme ce que le soleil est à la terre, je trouverais avec eux toutes les lumières ». Elle compare les systèmes religieux français et inca. La visite de Déterville bouleverse Zilia car il lui déclare son amour, ce qu'elle ne peut concevoir. Déterville veut ramener Aza, converti, exilé en Espagne. Mme Déterville décède, Céline rentre en possession de ses biens et Déterville restitue à Zilia les malles contenant les objets incas du Temple du Soleil. Ce retour des objets marque le début de l'indépendance de Zilia, elle est maîtresse de ses biens pour la première fois.
Lettres 28 à 30 (ajoutées à l'édition augmentée de 1752). Dans cette série de lettres, il est question du mariage de Céline, des festivités à l'occasion du mariage, de l'attrait pour les feux d'artifice, et de réflexions sur la superficialité des mœurs.
Sois assuré que le superflu domine si souverainement en France que qui n'a qu'une fortune honnête est pauvre, qui n'a que des vertus est plat, et qui n'a que du bon sens est sot.
Françoise de Graffigny
Lettres d'une Péruvienne, lettre 29
Lettres 31 à 33 et lettre 34 (ajoutée à l'édition de 1752). C'est l'occasion pour Déterville de faire une nouvelle déclaration d'amour et de semer le doute sur Aza, « puisse-t-il être tel que vous le désirez et digne de votre cœur ». Zilia attend avec impatience Aza. Elle analyse la place occupée par les femmes dans la société française : elle fait la satire de la pratique du duel pour montrer les injustices subies par les femmes.
L'impudence et l'effronterie sont les premiers sentiments que l'on inspire aux hommes. La timidité, la douceur et la patience sont les seules vertus que l'on cultive dans les femmes. Comment ne seraient-elles pas les victimes de l'impunité ?
Françoise de Graffigny
Lettres d'une Péruvienne, lettre 33
Quand tu sauras qu'ici l'autorité est entièrement du côté des hommes, tu ne douteras pas, mon cher Aza, qu'ils ne soient responsables de tous les désordres de la société.
Françoise de Graffigny
Lettres d'une Péruvienne, lettre 34
Lettres 35 à 36. Céline et Déterville conduisent Zilia dans une charmante maison à la campagne, lui révèlent peu à peu qu'elle en est la propriétaire. La maison comporte une bibliothèque baptisée « le temple du Soleil », « une cassette remplie de pièces d'or » et des « armoires emplies d'étoffes admirables » ( lettre 35). Déterville montre sa tristesse devant la permanence de l'amour de Zilia envers Aza, il annonce à Zilia tous les arrangements qu'il a prévus pour l'arrivée d'Aza. Zilia manifeste dans cette dernière lettre adressée à Aza toute son impatience à l'idée de le retrouver, et la lettre s'achève sur « on m'interrompt, ce n'est pas toi, et cependant, il faut que je te quitte ».
Lettres 37 à 41. Elles sont adressées à Déterville. On apprend que Déterville est parti à Malte, Zilia lui adresse désormais ses lettres. Elle a découvert la vérité au sujet d'Aza, elle vit une période de chagrin puis décide de se détourner de l'amour au profit du sentiment d'amitié. Les lettres 37 à 40 sont marquées par le registre élégiaque (la plainte). Zilia refuse d'épouser Déterville, continue de rester fidèle à Aza malgré sa duperie. Au terme de son voyage « intérieur », Zilia prône la recherche de bonheurs simples ; elle devient ainsi un modèle féminin vertueux.
Le plaisir d'être ; ce plaisir oublié, ignoré même de tant d'aveugles humains ; cette pensée si douce, ce bonheur si pur, je suis, je vis, j'existe.
Françoise de Graffigny
Lettres d'une Péruvienne, lettre 41
Venez, Déterville, venez apprendre de moi à économiser les ressources de notre âme et les bienfaits de la nature.
Françoise de Graffigny
Lettres d'une Péruvienne, lettre 41
Gros plan sur Zilia, un personnage romanesque féminin
Un personnage à la fois héroïne principale et narratrice du roman
Originaire du Pérou, Zilia subit la violence de l'enlèvement de son temple et l'arrachement à sa culture et à l'époux qu'on lui destine. Dès le début du roman, le regard de Zilia met en place une inversion de valeurs : c'est son regard qui devient l'instrument de la critique de la barbarie des conquistadors.
La ville du Soleil, livrée à la fureur d'une nation barbare. [...] Quel est le peuple assez féroce pour n'être point ému aux signes de la douleur ?
Françoise de Graffigny
Lettres d'une Péruvienne, lettre 1
Les ravisseurs sont décrits à travers les yeux de Zilia, elle les caractérise par leur absence d'humanité.
Plongée dans un abîme d'obscurité, mes jours sont semblables aux nuits les plus effrayantes.
Françoise de Graffigny
Lettres d'une Péruvienne, lettre 1
L'événement est effroyable car elle ne comprend pas ce qui lui arrive, elle le vit seule.
Zilia appartient à une catégorie sociale élevée. La description du palais dans lequel elle se trouve la veille de son mariage indique qu'elle est destinée à un prince, en réalité le fils du Soleil.
Dès le début du roman, son occupation principale consiste à nouer des quipos (petits cordons de couleurs différentes qui pallient l'écriture) et tout au long du roman, elle aura soin de renouer avec cette tradition qui la rattache à sa culture inca.
Au milieu de cet horrible bouleversement, je ne sais par quel heureux hasard j'ai conservé mes quipos.
Françoise de Graffigny
Lettres d'une Péruvienne
Une héroïne amoureuse
Dès la lettre 2, la dimension sentimentale du roman est explicite. Zilia voue toute sa vie à Aza. Il est fils du Soleil et incarne toutes les valeurs culturelles incas que connaît Zilia. L'exil qu'elle va subir va faire d'elle un être déraciné sur le plan intime, sur le plan culturel et financier, une figure féminine fragilisée par les épreuves. L'amour qu'elle entretient par la relation épistolaire et l'occupation des quipos est ce qui la retient à la vie.
Achète ta vie et ta liberté aux prix de ta puissance, de ta grandeur, de tes trésors : il ne te restera que les dons de la nature. Nos jours seront en sûreté.
Françoise de Graffigny
Lettres d'une Péruvienne
Lorsqu'Aza est également fait prisonnier, Zilia l'exhorte à faire jouer son statut pour être libéré.
Dès le début du roman, le mariage est perçu comme une consécration. Le statut de la femme est donc posé comme l'un des sujets au cœur du roman.
Si tu étais un homme ordinaire, je serais restée dans le néant où mon sexe est condamné.
Françoise de Graffigny
Lettres d'une Péruvienne
Les yeux d'une femme inexpérimentée qui découvre l'ailleurs et une autre culture
Mme de Graffigny présente les réalités de la société française vues à travers le regard de l'étrangère. Ces passages peuvent faire sourire le lecteur mais permettent à Mme de Graffigny de prendre l'ignorance de Zilia comme prétexte pour livrer des réflexions a priori naïves qui cachent en réalité des critiques acerbes : « mes découvertes ne me produisent que du tourment et ne me présagent que des malheurs ».
Zilia n'a pas d'autres repères que ceux de son palais. Elle va s'intéresser à tout ce qui est nouveau pour elle avec un regard parfois très naïf : le bateau (lettre 3), le miroir (lettre 10), la voiture (lettre 12).
Zilia découvre le théâtre (lettres 16 et 17), rencontre la religion catholique lors de son passage au couvent (lettres 21 et 22) et la place réservée aux femmes (lettre 33 qui correspond à la lettre 31 de la version de 1747) : « mais les lâches [les hommes] n'ont rien à craindre, ils ont trop bien fondé cet abus pour le voir jamais abolir ».
Ce procédé est appelée estrangement par l'historien Carlo Ginzburg dans Neuf essais sur le point de vue en histoire. Il s'agit de révéler au lecteur « les traits imprévisiblement étranges d'un objet familier ». Le lecteur, à travers ce regard autre, sera en situation de saisir les défauts de notre société. Le procédé est à la mode au XVIIIe siècle.
Les Lettres persanes de Montesquieu emploient ce procédé.
Ce procédé permet au lecteur de s'identifier à Zilia.
Zilia est confrontée à la barrière d'une langue et à des mœurs inconnues. Le lecteur vit cette expérience à travers elle, ce qui est censé renforcer son empathie.
Zilia se trouve déstabilisée, elle n'a plus de repères et doit donc en construire de nouveaux. Elle ne connaît pas l'endroit où on la conduit. D'un certain point de vue, Zilia rencontre des difficultés à concevoir ce qu'elle ne connaît pas et donc à appréhender l'altérité : elle considère tout ce qu'elle découvre par le prisme de sa propre culture, forme d'ethnocentrisme. Elle ne le fait pas consciemment et pourtant cela la prive souvent d'ouverture d'esprit.
L'apprentissage de la lecture et de l'écriture comme voies d'affranchissement et de désillusion
Zilia est un personnage en plein éveil qui s'enthousiasme du voyage et des pouvoirs du langage et de l'écriture.
Je te l'avoue, mon cher Aza, malgré mes tendres inquiétudes, j'ai goûté pendant ce voyage des plaisirs qui m'étaient inconnus . Renfermée dans le temple dès ma plus tendre enfance, je ne connaissais pas les beautés de l'univers : tout ce que je vois me ravit et m'enchante
Françoise de Graffigny
Lettres d'une Péruvienne, lettre 12
Zilia s'émerveille lors du voyage vers Paris.
Plus Zilia apprend, plus elle exerce son sens critique et analyse sans concession ce qu'elle découvre. La connaissance est pour Zilia la prise de conscience désabusée des réalités et paradoxes de la société du XVIIIe siècle.
Je dois une partie de ces connaissances à une sorte d'écriture que l'on appelle « livres ».
Françoise de Graffigny
Lettres d'une Péruvienne, lettre 18
À mesure que j'en ai acquis l'intelligence, un nouvel univers s'est offert à mes yeux. Les objets ont pris une autre forme, chaque éclaircissement m'a découvert un nouveau malheur.
Françoise de Graffigny
Lettres d'une Péruvienne, lettre 18
Une partie du peuple est obligée, pour vivre, de s'en rapporter à l'humanité des autres, elle est si bornée qu'à peine ces malheureux ont-ils suffisamment pour s'y empêcher de mourir.
Françoise de Graffigny
Lettres d'une Péruvienne, lettre 20
Dans la lettre 20, Zilia observe les inégalités sociales. Le système économique lui semble absurde.
Dans le roman, on retrouve une constante critique de l'opposition entre « être » et « paraître ». Mme de Graffigny agit comme les moralistes du Grand Siècle qui pointent les paradoxes des comportements des gens de la cour (Jean de La Bruyère avec Les Caractères, Jean de La Fontaine avec les Fables).
L'apprentissage de l'indépendance
Tour à tour confrontée à l'abandon de Aza et aux demandes de Déterville épris d'elle, Zilia s'achemine vers la voie de l'indépendance. Trompée par l'amour, elle n'en garde pas de rancœur et se trouve même en position de femme vertueuse qui conserve de l'attachement à celui dont elle s'est éprise. Elle choisit de décliner les propositions de Déterville, préférant leur substituer une relation amicale. Sa pensée évolue vers une philosophie du bonheur, profitant des instants présents. La sérénité de l'amitié, si elle remplace les tourments de la passion amoureuse, ne peut conduire qu'à une philosophie de vie.
Sans approfondir les secrets de la nature, le simple examen de ses merveilles n'est-il pas suffisant pour varier et renouveler sans cesse des occupations toujours agréables ? La vie suffit-elle pour acquérir une connaissance légère mais intéressante de l'univers, de ce qui m'environne, de ma propre existence ?
Françoise de Graffigny
Lettres d'une Péruvienne, lettre 41
Le mariage n'est en aucune façon la seule voie de réussite offerte aux femmes, la connaissance doit lui être préférée.
Tout au long du roman, Zilia est confrontée à des drames qui la font grandir, ce qui apparente ce roman épistolaire au genre du roman d'apprentissage.
Un roman miroir des transformations de la société du XVIIIe siècle
Une critique de la société
La violence de la politique colonialiste
Dans les Lettres d'une Péruvienne, le comportement des Espagnols est remis en question. Le roman rapporte des récits de pillage et d'esclavagisme.
De la même manière, l'ouvrage de Diderot intitulé Supplément au voyage de Bougainville (1772) est un récit de voyage dans lequel un vieux Tahitien exprime son mécontentement au narrateur devant le comportement des colons. « Ce pays est à nous. Ce pays est à toi. Et pourquoi ? Parce que tu y as mis le pied ? » / « tu n'es ni un dieu, ni un démon / qui es-tu donc, pour faire des esclaves ? »
Le regard colonialiste n'est pas exclusif aux Espagnols : lorsque Zilia arrive en France, elle est transformée en objet de curiosité.
Dans la lettre 14, Zilia est montrée « tournée et retournée autant de fois que la vivacité le suggère » comme si elle était une pièce à vendre. Les relents d'esclavagisme ne sont pas si lointains en France.
Dans la lettre 35, on assiste à une scène digne d'un conte de fées dans la petite maison offerte à Zilia où l'on ne cesse de lui montrer de nouvelles richesses qu'on lui offre. Elle comprend que ces trésors ont été achetés grâces aux biens subtilisés sur le bateau : « En examinant de plus près ce que j'étais ravie de retrouver, je m'aperçus que la chaise d'or y manquait » devenue « une cassette remplie de pièces d'or ».
La superficialité et les inégalités constitutives de la société française
Le roman part de l'observation du fonctionnement de la société du XVIIIe siècle pour en livrer une critique assez directe.
Zilia dénonce l'hypocrisie des personnes qui l'entourent.
[...] soupçonne cette nation de n'être point telle qu'elle paraît.
Françoise de Graffigny
Lettres d'une Péruvienne, lettre 16
Dans la lettre 16, Zilia se questionne sur le manque de sincérité des caractères qu'elle observe, le personnage de la mère de Déterville en est l'incarnation.
Par ailleurs, Zilia dénonce la fracture sociale.
La connaissance de ces tristes vérités n'excita d'abord dans mon cœur que de la pitié pour les misérables et de l'indignation contre les lois.
Françoise de Graffigny
Lettres d'une Péruvienne, lettre 20
Dans la lettre 20, Zilia s'indigne de la condition réservée aux plus pauvres.
On trouve aussi dans l'ouvrage la critique des inégalités auxquelles sont sujettes les femmes, réduites à un état de soumission. Le roman invite le lecteur à voir le statut de la femme considérée comme cible des désirs masculins.
Céline est soumise à son mari et Zilia s'affranchit de cette soumission.
Déterville semble « acheter » Zilia avec tous ses cadeaux.
Ces impies osèrent porter leurs mains sacrilèges sur la fille du Soleil.
Françoise de Graffigny
Lettres d'une Péruvienne, lettre 1
Zilia semble avoir été violée par les Espagnols.
Il me serra fortement la main, en prononçant d'une voix émue : « Non…le respect ; sa vertu ».
Françoise de Graffigny
Lettres d'une Péruvienne, lettre 1
Déterville semble réfréner des pulsions envers Zilia.
La question de l'éducation est également largement traitée dans le roman.
Lorsque Mme Déterville déshérite Céline, cette dernière n'a d'autre alternative que le couvent. Si elle rentre en possession de ses biens grâce à la compréhension de son frère, ce genre de situation n'était pas rare puisque la fortune revenait de fait au garçon et, qui plus est, à l'aîné.
Le culte qu'elles rendent à la divinité du pays exige qu'elles renoncent à tous les bienfaits, aux connaissances de l'esprit.
Françoise de Graffigny
Lettres d'une Péruvienne, lettre 19
On maintient les religieuses dans un état d'ignorance relative.
Un roman d'apprentissage
L'éveil d'une conscience
Le lecteur assiste à la formation d'une conscience qui se détache des préjugés de son époque.
Zilia observe puis déduit des préceptes de ses observations. Elle cherche à apprendre, s'instruit, développe l'apprentissage de la langue française, écrit et prend plaisir à écrire.
À la fin du roman, elle ose adresser ses lettres à un autre homme qu'Aza, Déterville devient le destinataire des dernières lettres. Elle lui donne des conseils, renversant les rôles qui le mettaient en position d'éducateur. C'est maintenant Zilia qui le conduit sur la voie du bonheur.
Une pensée en formation
Zilia cherche à partager son savoir avec Céline et Déterterville. Elle a tout d'abord observé, puis elle a compris, désormais elle peut transmettre. C'est le principe même de l'éducation.
Preuve de l'évolution de Zilia, l'écriture change au fil du roman. Zilia manie de plus en plus l'art de la narration des péripéties, sait ménager des effets d'attente, et surtout varier l'alternance des sujets dans une même lettre.
Une philosophie du bonheur
Limiter ses passions
Mme de Graffigny, dans les Lettres d'une Péruvienne, adhère à une philosophie du bonheur qui consiste à réfréner certaines passions. Cette philosophie est en ligne avec celle d'Émilie du Châtelet.
Il faut avoir des passions pour être heureux ; mais il faut les faire servir à notre bonheur, et il y en a auxquelles il faut défendre toute entrée dans notre âme. [...] Mais les femmes sont exclues par leur état de toute espèce de gloire. Et, quand par hasard il s'en trouve quelqu'une née avec une âme assez élevée, il ne lui reste que l'étude pour la consoler de toutes les exclusions et de toutes les dépendances auxquelles elle se trouve condamnée par son état.
Émilie du Châtelet
Discours sur le bonheur
Prendre ses distances avec la société
Zilia prend ses distances avec les faits religieux et remet en doute leurs effets positifs sur l'individu, semblant opter pour une philosophie plus hédoniste. Pour accéder au bonheur, il faut être en mesure de se retirer d'une société qui peut être pernicieuse et des passions destructrices.
La dernière lettre ne fait que suggérer. Mme de Graffigny ne pose aucune évidence ni vérité. Peut-être parce qu'elle voudrait que le lecteur s'approprie les clés de l'œuvre et opte de lui-même pour un choix de vie, comme son héroïne a été capable de le faire.