Sommaire
IDe la guerre de Sept Ans aux guerres napoléoniennesALa guerre de Sept Ans1D'une guerre interétatique à une guerre mondiale2Une guerre classiqueBLes guerres révolutionnaires et napoléoniennes1L'Europe bouleversée par la Révolution et l'Empire2Les spécificités de ces guerresIIPenser la guerre : la révolution clausewitzienneACarl Von Clausewitz (1780-1831)BLes idées révolutionnaires de Clausewitz sur la guerreIIILe modèle de Clausewitz à l'épreuve des « guerres irrégulières » : d'Al-Qaïda à DaechAD'Al-Qaïda à Daech : ressemblances et différencesBLes guerres d'Al-Qaïda et de Daech1Des acteurs non-étatiques utilisant la guerre irrégulière2Le terrorisme : une forme de conflit asymétriqueCLa question du dépassement des thèses de ClausewitzL'analyse de la guerre de Sept Ans (1756-1763) et des guerres révolutionnaires et napoléoniennes (1792-1815) permet de comprendre des conflits interétatiques et de saisir la rupture fondamentale opérée par la Révolution française. Carl von Clausewitz, militaire prussien, propose un ouvrage majeur sur la guerre et sur cette rupture. La réflexion de Carl von Clausewitz est soucieuse de formuler les principes fondamentaux de la guerre tout en prenant en compte les exceptions à ces principes. L'étude comparative des guerres irrégulières de la fin du XXe siècle et le début du XXIe siècle avec les critères de Carl von Clausewitz permet de poser les questions suivantes.
Au-delà des mutations historiques, la guerre a-t-elle changé de nature ou simplement de forme ? Dans quelle mesure, en l'espace de plus de deux siècles et demi, la guerre a-t-elle connu des mutations, la transformant de conflits essentiellement entre des États en des conflits irréguliers et marqués par la dimension transnationale ? Quels en sont les facteurs explicatifs et dans quelle mesure le développement de nouveaux acteurs a-t-il contribué à ce changement ?
De la guerre de Sept Ans aux guerres napoléoniennes
Pour Clausewitz, la guerre est la « continuation de la politique par d'autres moyens ». C'est ce que l'on observe, selon lui, des guerres jusqu'à la période révolutionnaire, à la fin du XVIIIe siècle. La guerre de Sept Ans en est un exemple intéressant du fait de sa conduite par des chefs d'État dans un souci d'adapter l'outil militaire à des objectifs politiques précis, les vainqueurs étant ceux qui arrivèrent le mieux à conjuguer les deux.
La guerre de Sept Ans
La guerre de Sept Ans est une des premières guerres aux dimensions mondiales. C'est une guerre classique, entre batailles, renversement d'alliances et négociations diplomatiques.
D'une guerre interétatique à une guerre mondiale
La guerre de Sept Ans (1756-1763) est une guerre interétatique, opposant deux coalitions. En réalité, il y a deux guerres parallèles : l'une, continentale et européenne, et l'autre, maritime et coloniale, qui transforme la première en guerre mondiale. Les causes sont d'abord une volonté d'extension territoriale, mais aussi de domination des mondes extra-européens.
Deux coalitions s'opposent durant la guerre de Sept Ans :
- La première coalition est l'alliance entre l'Angleterre et la Prusse par le traité de Westminster en 1756. L'enjeu est de protéger le Hanovre, une terre allemande importante pour l'Angleterre car la dynastie régnante d'Angleterre est originaire du Hanovre.
- La seconde coalition regroupe la France, l'Autriche et la Russie (deux traités de Versailles, 1756 et 1757) puis l'Espagne (1761). L'objectif est de démembrer la Prusse.
En réalité, les enjeux sont bien plus vastes et les causes de la guerre de Sept Ans sont doubles :
- l'extension des conquêtes territoriales des royaumes d'Europe centrale, notamment la Prusse face à l'Autriche et à la Russie ;
- l'affirmation des ambitions économiques et coloniales de l'Angleterre face à la France.
Les alliances de la guerre de Sept Ans
d'après Wikimedia Commons
La guerre de Sept Ans est une guerre mondiale dans le sens où les territoires impliqués sont répartis partout dans le monde, de l'Europe à l'Inde et à l'Amérique du Nord :
- La guerre est terrestre en Europe centrale, et maritime en Méditerranée et sur la façade atlantique.
- L'Inde est concernée par les conquêtes de points d'appui commerciaux afin de s'étendre vers l'intérieur des terres.
- Le véritable enjeu se situe en Amérique du Nord avec le Canada français, convoité par les Britanniques.
La guerre de Sept Ans est une guerre maritime qui contribue à la mondialisation du conflit pour deux raisons :
- La supériorité de l'Angleterre dans ce domaine est le résultat d'une politique navale menée depuis 1688 (« blue water policy ») et d'une véritable politique impériale de guerre.
- Les dimensions géographiques du conflit : les colonies ne peuvent être reliées à l'Europe que par la voie maritime, en temps de paix comme en temps de guerre.
Durant la guerre de Sept Ans, le rapport de force est nettement favorable à l'Angleterre :
- 4 fois plus de vaisseaux que la France ;
- 5 fois plus d'hommes ;
- 25 fois plus d'argent.
Une guerre classique
La guerre de Sept Ans est une guerre classique marquée par de nombreuses batailles, des renversements d'alliances et des négociations diplomatiques.
La guerre de Sept Ans est marquée par de nombreuses batailles dont les victoires sont décisives dans l'issue du conflit.
- Victoire de la France sur l'Angleterre à Klosterzeven (1757)
- Victoire du roi de Prusse Frédéric II à Rossbach (1757)
Cette guerre est marquée par des renversements d'alliances. Dès le départ, l'alliance entre la France et l'Autriche, adversaires depuis 250 ans, crée une surprise. Puis, à la fin de la guerre, en 1762, la tsarine de Russie, Elisabeth, meurt, et son successeur, Pierre III, admirateur du roi de Prusse, arrête la guerre et va jusqu'à s'allier avec lui.
Enfin, comme toute guerre interétatique de cette époque, des négociations sont lancées alors même que le conflit n'est pas achevé, une fois les objectifs plus ou moins atteints. La paix est signée par deux traités :
- le traité de Paris (février 1763) : entre la France et l'Angleterre ;
- le traité de Hubertsbourg (février 1763) : entre l'Autriche et la Prusse.
Par ailleurs, la guerre a affaibli la population et a coûté beaucoup aux royaumes impliqués.
En Angleterre, le coût de la guerre de Sept Ans a été le double de la précédente, la guerre de Succession d'Autriche (1740-1748).
Cette guerre concrétise la suprématie maritime, économique et coloniale de l'Angleterre ainsi que l'affirmation de la puissance de la Prusse en Europe (qui sera le royaume fondateur de l'Allemagne au XIXe siècle) et le recul de la puissance coloniale française.
C'est une guerre interétatique régulière mais également, déjà, irrégulière en mer par la « guerre de course ». La guerre de course consiste à utiliser des corsaires, c'est-à-dire de marins mandatés par un roi pour attaquer les navires des adversaires, très souvent marchands (à ne pas confondre avec les pirates qui, eux, sont bandits indépendants). La guerre irrégulière – conflit qui oppose des adversaires de taille et de capacités inégales – s'oppose à un conflit régulier où l'égalité est de mise.
Les guerres révolutionnaires et napoléoniennes
Les guerres révolutionnaires et les guerres napoléoniennes bouleversent l'Europe. Elles ont des spécificités qui les distinguent des guerres passées.
L'Europe bouleversée par la Révolution et l'Empire
La Révolution française de 1789 puis les guerres de conquête napoléoniennes, menées sous la Révolution puis sous l'Empire, vont bouleverser l'Europe du XIXe siècle.
La Révolution française est porteuse de nouvelles idées politiques : liberté, égalité, Droits de l'homme, etc. Ces idées sont accueillies avec un certain enthousiasme en Europe par les élites éclairées, mais aussi avec une grande méfiance puis une ferme opposition de la part des monarchies.
L'internationalisation de la Révolution française se transforme en conflit à l'échelle européenne : les guerres entre les révolutionnaires français et les monarchies européennes à partir de 1792 sont d'abord des défaites françaises puis des victoires dont la première, et la plus célèbre, est celle Valmy, le 20 septembre 1792.
© Wikimédia Commons
Aux guerres révolutionnaires succèdent les conquêtes de Napoléon Bonaparte (1796-1799) puis celle de Napoléon devenu Napoléon Ier (1805-1814). Le territoire de la France atteint son maximum en 1811. D'abord considérée comme libératrice, la présence française est aussi répressive et violente. En réaction, on observe des mouvements de guérilla comme en Espagne à partir de 1808. Entre 1792 et 1815, à cause des deux Napoléon, l'Europe connaît une guerre quasi-permanente.
Les spécificités de ces guerres
Ces guerres ont des spécificités par rapport aux précédentes. Les guerres après la Révolution et les guerres napoléoniennes ont une dimension idéologique. Le nombre de soldats est beaucoup plus important, l'armée française est plus jeune et réorganisée.
Ces guerres ont une dimension idéologique :
- Les guerres qui ont lieu au moment de la Révolution française et ensuite lors de la Ire République ont notamment pour but la défense de la République et des Droits de l'homme.
- Les guerres napoléoniennes sont surtout des guerres de conquête de Napoléon, héritier de la Révolution mais également chef d'un nouvel empire.
Les effectifs de l'armée sont nettement plus importants. Cela s'explique par :
- les levées en masse des hommes ;
- l'imposition de la conscription, c'est-à-dire du service militaire obligatoire à partir de 1793, renouvelé en 1798 ;
- le recrutement européen de la Grande Armée (armée de Napoléon Ier).
Effectifs de l'armée française :
Guerre de Sept Ans | Guerres napoléoniennes (en 1806) |
130 000 hommes | 600 000 hommes |
C'est une armée nouvelle, marquée par le rajeunissement des officiers et par une réorganisation, qui contribue à une mutation de la guerre. En effet, avec la Révolution française, une grande partie des officiers nobles, par conviction politique, ont fui et émigré, remplacés par des jeunes sous-officiers et officiers chez lesquels l'expérience sur le terrain et une plus grande place à l'esprit d'initiative sont valorisées.
- Napoléon Bonaparte est général de brigade à 24 ans.
- Lazare Hoche, sergent en 1789, devient général à 25 ans en 1793.
L'armée est réorganisée :
- création d'un état-major général, du principe de la division, unité militaire mêlant des troupes d'infanterie, de cavalerie et d'artillerie ;
- nouvelle tactique où l'offensive et la poursuite de l'adversaire jusqu'à l'anéantissement, sont privilégiées.
Penser la guerre : la révolution clausewitzienne
Ces guerres ont été une source de réflexion pour Carl von Clausewitz, qui y a participé. Les réflexions de ce militaire prussien ont été déterminantes pour penser la guerre depuis le XIXe siècle.
Carl Von Clausewitz (1780-1831)
Carl Von Clausewitz est un militaire prussien issu d'un milieu modeste. Il rédige un ouvrage politique important au moment des guerres napoléoniennes, De la guerre.
Né en 1780, dans une famille d'origine modeste, Clausewitz commence très jeune à servir dans l'armée et participe à la campagne du Rhin en 1793-1794. Grâce à un travail assidu, il intègre l'Académie militaire de Berlin en 1801, dirigée par Gerhard von Scharnhorst (1755-1813), qui deviendra son mentor et protecteur.
Pendant la campagne de 1806, il sert en tant que capitaine et aide de camp du prince Auguste de Prusse. Il est capturé lors de la bataille d'Auerstedt et passe sa captivité en France et en Suisse. À son retour, il devient l'adjoint de Gerhard von Scharnhorst en 1809 et participe à la réforme de l'armée prussienne qui est une réforme en profondeur, pas seulement de l'armée, mais aussi intellectuelle et morale. Un an plus tard, il est en charge de la formation militaire du prince héritier de Prusse, le futur Guillaume Ier.
Après un passage dans l'armée russe, par refus de collaborer avec Napoléon Ier, il réintègre l'armée prussienne à des postes opérationnels et devient directeur administratif de l'Académie militaire de Berlin de 1818 à 1830. C'est durant cette période qu'il rédige son ouvrage De la guerre, publié entre 1832 et 1837 par sa veuve, après sa mort des suites du choléra en 1831.
Les idées révolutionnaires de Clausewitz sur la guerre
L'objectif de l'ouvrage De la guerre est de connaître la guerre. L'ouvrage est révolutionnaire, Clausewitz cherche à comprendre ce qu'est la guerre dans sa globalité, il la pense dans sa totalité. Sa théorie repose sur trois axes fondamentaux ainsi que sur une distinction entre « guerre absolue » et « guerre réelle ».
L'ouvrage est composé de huit livres répartis en trois parties. Le livre I, dans lequel il présente les définitions essentielles, est le seul que Clausewitz considérait comme achevé. L'auteur cherche à comprendre la guerre et construit une théorie de la guerre par une confrontation avec l'expérience. Dans son introduction de 1816-1817, il écrit :
« Il ne faut pas trop laisser croître les feuilles et les fleurs théoriques des arts pratiques, mais les approcher de l'expérience qui est leur terrain naturel. »
Carl von Clausewitz
De la guerre, Introduction
1832
Clausewitz cherche à penser la guerre dans sa totalité, dans sa relation avec une globalité (situation historique, politique, poids du hasard, etc.). En cela, ses idées sont révolutionnaires.
« La guerre n'est rien d'autre qu'un duel à une plus vaste échelle. […] La guerre est donc un acte de violence destinée à contraindre l'adversaire à exécuter notre volonté. […] La violence, c'est-à-dire la violence physique […] est donc le moyen : la fin est d'imposer notre volonté à l'ennemi. […]
Nous répétons donc notre déclaration : la guerre est un acte de violence et il n'y a pas de limite à la manifestation de cette violence. Chacun des adversaires fait la loi de l'autre, d'où résulte une action réciproque qui, en tant que concept, doit aller aux extrêmes. […]
Nous voyons donc que la guerre n'est pas seulement un acte politique, mais un véritable instrument politique, une poursuite des relations politiques, une réalisation de celles-ci par d'autres moyens. […]
La guerre n'est donc pas seulement un véritable caméléon qui modifie quelque peu sa nature dans chaque cas concret, mais elle est aussi, […] une étonnante trinité où l'on retrouve d'abord la violence originelle de son élément, la haine et l'animosité, qu'il faut considérer comme une impulsion naturelle aveugle, puis un jeu des probabilités et du hasard qui font d'elle une libre activité de l'âme, et sa nature subordonnée d'instrument du politique, par laquelle elle appartient à l'entendement pur. »
Carl von Clausewitz
De la guerre, première partie, livre I, La Nature de la guerre, chapitre 1, « Qu'est-ce que la guerre ? »
1832
La théorie de Clausewitz repose sur trois axes fondamentaux :
- La guerre est un « duel à grande échelle » opposant deux entités se reconnaissant comme ennemies.
- La guerre est la continuation de la politique par d'autres moyens et est donc subordonnée au pouvoir politique.
- La guerre est « un véritable caméléon qui modifie quelque peu sa nature dans chaque cas concret » : chaque guerre est à analyser en tant que telle.
Cela aboutit à « une étonnante trinité » que les spécialistes appellent aussi « la Formule » :
Par ailleurs, Clausewitz fait une distinction entre « guerre absolue » et « guerre réelle » :
- La guerre absolue est la guerre de manière conceptuelle dans laquelle existe une ascension jusqu'aux extrêmes et donc une absence de limites.
- La guerre réelle est celle telle qu'elle se déroule dans la réalité avec l'importance du contexte politique, du rôle des personnalités des chefs militaires, du hasard, etc.
La guerre réelle peut se rapprocher de sa forme absolue dans certains cas, notamment par la défaillance ou l'absence du pouvoir politique.
Les militaires prennent le pouvoir et le seul but devient l'écrasement de l'adversaire.
Pour Carl von Clausewitz, les guerres révolutionnaires et surtout napoléoniennes contribuent à ce rapprochement par la participation du peuple à la guerre, provoquant une radicalisation de la guerre :
- par des armées numériquement plus nombreuses ;
- par l'importance de l'idéologie.
Avec la Révolution française, « la guerre était soudain redevenue l'affaire du peuple et d'un peuple de 30 millions d'habitants qui se considéraient tous comme citoyens de l'État. »
Carl von Clausewitz
De la guerre, troisième partie, livre VIII, Le Plan de la guerre, chapitre 1
1832
L'analyse clausewitzienne est donc bien une tentative de penser la guerre dans sa totalité et une théorie générale de l'action raisonnable en milieu incertain.
Le modèle de Clausewitz à l'épreuve des « guerres irrégulières » : d'Al-Qaïda à Daech
L'apparition de réseaux et de groupes terroristes constitue une nouveauté du fait de ses dimensions mondialisées et de son fonctionnement en réseau. Al-Qaïda et l'Organisation de l'État islamique procèdent de stratégies différentes même si la seconde est un dérivé de la première. Ces organisations ont eu recours à la guerre irrégulière ou asymétrique.
D'Al-Qaïda à Daech : ressemblances et différences
Les réseaux terroristes Al-Qaïda et Daech livrent une guerre irrégulière et asymétrique à dimension idéologique (islamisme). Ils présentent des similitudes mais également des différences dans leur stratégie.
Al-Qaïda est née dans le combat contre les Soviétiques en Afghanistan, sa création officielle au Pakistan date de 1988. Il s'agit d'un réseau transnational de l'islam internationalisé, implanté dans des territoires peu accessibles géographiquement :
- au Soudan en 1991 ;
- en Afghanistan en 1996 ;
- au « Af-Pak » (région frontalière au Pakistan, à proximité de l'Afghanistan) en 2001.
Le but d'Al-Qaïda est décrit dans Le Front islamique mondial contre les juifs et les croisés, un texte d'Oussama ben Laden et d'Ayman al-Zawahiri datant de 1988. Dans ce texte, deux cibles majeures sont citées :
- « ennemi proche » : régimes politiques du monde arabo-musulman compromis avec l'Occident ;
- « ennemi lointain » : les États-Unis et l'Europe, le monde occidental de manière générale.
Daech ou OEI (Organisation de l'État islamique) est né en Irak dans le combat contre les États-Unis en 2006. Il s'agit de la transformation d'une « filiale » régionale d'Al-Qaïda en centre leader du djihad mondial. Abou Bakr al-Baghdadi, tué en 2019, joue un rôle majeur dans la création de l'organisation, au printemps 2013. À partir de janvier 2014, on observe une extension territoriale importante à partir de Falloujah (lieu de naissance d'Al-Baghdadi) et avec la prise de Mossoul en juin 2014 (2e ville d'Irak avec des ressources considérables). L'organisation change de nom et devient l'Organisation de l'État islamique (OEI). Le 29 juin 2014, Daech proclame le califat : Al-Baghdadi se proclame ainsi « successeur » de Mahomet.
Daech se différencie d'Al-Qaïda sur plusieurs points :
- Le territoire : pour les dirigeants d'Al-Qaïda, avoir un territoire signifie être vulnérable, il faut rester dans le nomadisme djihadiste tant que l'Occident n'est pas assez affaibli. Daech, au contraire, construit un État avec des terres et a vocation à l'étendre.
- Une des priorités de Daech est également la lutte contre les hérétiques, en l'occurrence les chiites, alors que ce n'est pas le cas d'Al-Qaïda.
- La proclamation du califat marque une rupture idéologique définitive entre les deux organisations terroristes.
Avec les premières défaites, Daech opère un changement : la guerre contre l'Occident devient le seul espoir de se maintenir, d'autant qu'elle permet de mobiliser en Europe des jeunes qui ne peuvent plus se rendre en Syrie.
Les guerres d'Al-Qaïda et de Daech
Al-Qaïda et Daech sont des exemples emblématiques d'acteurs non étatiques maîtrisant les armes d'un conflit asymétrique. La force des réseaux terroristes réside dans leur infériorité en termes purement militaires, contrebalancée par leur souplesse, leur mobilité et leur capacité à affaiblir leurs adversaires par la terreur, relayée par les médias.
Des acteurs non-étatiques utilisant la guerre irrégulière
Al-Qaïda et Daech sont des acteurs non étatiques qui fonctionnent en réseau et utilisent une guerre irrégulière et/ou le terrorisme.
Al-Qaïda et Daech sont des organisations qui fonctionnent en réseau.
Réseau
Un réseau est un ensemble de territoires, plus ou moins hiérarchisés, reliés par des flux variés.
Al-Qaïda et Daech sont présentes dans des territoires des marges de la planète ou en guerre (des régions au Pakistan, en Afghanistan, l'Irak, la Syrie, etc.) et ont des relais dans certains États arabo-musulmans et européens. Leur dimension transnationale se manifeste par leurs actions et leurs relations s'effectuant dans l'ignorance des frontières des États et en utilisant les moyens modernes de communication (notamment Internet).
La guerre irrégulière se définit doublement :
- La non-appartenance à des forces armées d'un État et donc l'absence de distinction entre le combattant et le non-combattant. L'irrégularité est d'ordre juridique.
- La manière de combattre : des méthodes de guérilla profitant de son infériorité numérique et donc d'une plus grande souplesse, de son absence de distinction entre combattants et non-combattants et de sa connaissance du terrain et de la population. L'irrégularité est ici d'ordre militaire. L'irrégularité se confond avec l'asymétrie.
Le terrorisme est un mode d'action utilisé par ces organisations.
Le terrorisme peut être défini comme « une séquence d'actes de violence, dûment planifiée et fortement médiatisée, prenant délibérément pour cible des objectifs non militaires afin de créer un climat de peur et d'insécurité, d'impressionner une population et d'influencer ses décideurs dans le but de modifier des processus décisionnels […] et satisfaire ainsi des objectifs […] préalablement définis. »
Jean-Marc Balencie, spécialiste du terrorisme
« Les Mille et Un Visages du terrorisme contemporain », Questions internationales, n° 8
juillet-août 2004
Le terrorisme : une forme de conflit asymétrique
Le terrorisme peut être considéré comme une forme de conflit asymétrique pour plusieurs raisons.
D'abord au niveau des logiques et de la nature des objectifs recherchés : en effet, contrairement à une opération militaire qui vise la destruction physique de l'adversaire, le terrorisme cherche un impact d'ordre psychologique.
« L'action terroriste cherche davantage à produire un impact psychologique fort […] qu'à infliger des pertes matérielles et physiques à la cible visée. Donner la mort n'est pas seulement une fin en soi, mais surtout un moyen de traumatiser les survivants »
Jean-Marc Balencie, spécialiste du terrorisme
« Les Mille et Un visages du terrorisme contemporain », Questions internationales, n° 8
juillet-août 2004
D'où l'importance des médias qui transmettent ce traumatisme et donc le multiplie : le terrorisme trouve ses objectifs dans l'espace informationnel alors que les États luttent d'abord dans l'espace physique.
« L'important aujourd'hui n'est même plus de savoir si Ben Laden est vivant ou non. Des milliers de pages lui donnent vie, virtuellement. Et pour longtemps. »
Marc Sageman, psychiatre et spécialiste de la violence politique ayant travaillé pour la CIA
Le Monde 2, p. 21
11 mars 2006
En ce sens, la prise d'otages et leur mise à mort sont révélatrices. C'est ce que l'historien américain Anthony H. Cordesman appelle des « atrocités utiles ». Grâce aux nouveaux moyens de communication, et surtout à Internet qui permet une accessibilité directe avec le public pour diffuser des images que les terroristes ont eux-mêmes fabriquées, ces atrocités offrent à ceux qui les perpétuent une puissance qui dépasse leur force réelle. Même sans exécution, la prise d'otages est une réussite dans la mesure où les médias occidentaux s'en font le relais.
« En étant fidèle à nos valeurs – qui nous imposent de ne pas oublier les otages et de se mobiliser – nous tombons dans le piège que nous tendent les terroristes : ils veulent cette médiatisation. »
Dominique Moïsi, géopolitologue
Le Monde 2
9 octobre 2004
Dans le cas d'une mise à mort, le soin des mises en scène des égorgements ou des décapitations est effectué pour marquer les esprits, dans le but d'effrayer les Occidentaux et d'obtenir le soutien des musulmans.
L'asymétrie est également perceptible au niveau des moyens financiers employés : c'est un coût relativement réduit.
Le coût de préparation des attentats du 11 septembre 2001 a été chiffré à environ 500 000 dollars alors que le coût financier des dégâts a été estimé à 120 milliards de dollars.
Enfin, l'asymétrie est aussi éthique : les terroristes utilisent des moyens que condamnent les démocraties. Or, celles-ci doivent les combattre tout en respectant les principes démocratiques qui les fondent, d'où les débats et les dérives concernant la pratique de la torture et la restriction des libertés au profit de la sécurité.
Les mouvements terroristes possèdent une capacité de mutation très rapide, ils sont nomades, fondus dans la population, transnationaux et implantés dans des espaces non ou peu accessibles. Mais ils ne sont pas déterritorialisés : ils ont besoin d'un espace et même de frontières.
Le terrorisme ne se combat pas par une guerre régulière, médiatisée comme contre un État, mais par un travail patient et discret de renseignement, d'espionnage doublé d'une élimination physique des terroristes et de consolidation de sa propre société face au fanatisme.
« L'intégriste croit que nous ne croyons en rien. Pour lui prouver qu'il a tort, il faut d'abord savoir qu'il a tort. Nous devons nous mettre d'accord sur ce qui compte : s'embrasser dans les lieux publics, les sandwichs au jambon, les différences d'opinion, la mode d'avant-garde, la littérature, la générosité, la distribution équitable des ressources de la planète, le cinéma, la musique, la liberté de pensée, la beauté, l'amour. C'est […] par la manière sans crainte dont nous choisissons de vivre que nous les vaincrons. »
Salman Rushdie
dans le New York Times
2001
La question du dépassement des thèses de Clausewitz
Les guerres irrégulières menées par des organisations terroristes comme Al-Qaïda et Daech semblent prouver que les thèses de Clausewitz sont dépassées, car l'extrémisme des réseaux terroristes rompt le lien entre outil militaire et finalité politique. Toutefois, elles restent pertinentes par certains aspects.
La multiplication et la violence des attentats ont fini par voiler les véritables objectifs politiques des réseaux terroristes. Al-Qaïda et encore plus l'OEI ont multiplié les attentats sans pour autant atteindre leurs objectifs. La radicalisation de la violence est un frein puissant à une négociation avec l'adversaire, or la guerre n'est qu'un moyen au service de la construction d'une paix. De plus, on constate l'apparition d'acteurs de guerres irrégulières qui ne cherchent pas à fonder un État : Al-Qaïda en est le bon exemple. Les thèses de Carl von Clausewitz sont dépassées dans ce sens.
Toutefois, de manière générale, Clausewitz est conscient que la guerre peut se présenter sous des formes variées : la guerre est « un véritable caméléon ». Ensuite, en Espagne entre 1808 et 1814, il a observé que la guérilla, qu'il nomme « petite guerre », a été efficace face aux troupes napoléoniennes. Statistiquement, sur la longue durée (1816-1997), la grande majorité des conflits armés ont impliqué au moins un adversaire non étatique. Les guerres irrégulières ne sont pas si nouvelles.
Entre 1816 et 1997, 322 conflits armés sur 401 ont impliqué au moins un adversaire non étatique.
Par ailleurs, par sa distinction entre « guerre réelle » et « guerre absolue », Clausewitz a saisi que la montée aux extrêmes pouvait les faire se rapprocher : la radicalisation de la violence des uns (acteurs terroristes) engendre celle des autres (États qui subissent ces actes terroristes).
Enfin, les groupes terroristes ont clairement un objectif politique, même s'ils n'ont pas réussi à l'atteindre en raison même de la réaction des grandes puissances.
Pour Al-Qaïda, l'objectif politique était la restauration du califat et le départ des Occidentaux des terres d'islam.