Sommaire
IDéfinitions de la parole et de l'art de la paroleALa parole : marque de subjectivité et de la civilisation humaineBL'art de la parole : instrument de la « chose politique »IIL'art de la parole dans l'AntiquitéALa naissance de l'art de la parole en Grèce antique1La rhétorique comme enseignement de l'art de la parole2L'art de la parole selon Socrate : la maïeutique3Les trois types de discours d'Aristote4La parole persuasive de DémosthèneBLes rhéteurs romains1Les cinq parties du discours de Cicéron2L'art de la parole pour guider spirituellement les hommes3Les nouvelles théories oratoires de QuintilienIIIL'art de la parole du Moyen Âge à l'époque classiqueALe « trivium » oratoire au Moyen ÂgeBUn art de la parole à visée argumentative durant la RenaissanceCL'éloquence au service des hommes à l'âge classiqueLa parole est le propre de l'homme, elle permet de communiquer, d'échanger. En ce sens, elle est au fondement de la civilisation humaine et de la politique. Toutefois, tous les hommes ne maîtrisent pas la parole de la même façon. On parle ainsi d'art de la parole, ou encore de rhétorique ou d'éloquence. L'art de la parole se développe et s'enseigne dès l'Antiquité, de nombreux philosophes y traitent du sujet de différentes façons. Au Moyen Âge, l'art de la parole est tourné vers la religion, à la Renaissance il sert surtout à argumenter, tandis qu'à l'âge classique un homme accompli se doit d'être à l'aise à l'oral.
Définitions de la parole et de l'art de la parole
La parole apparaît là où débute toute forme de vie publique. Parler est un art, ce n'est pas inné, cela s'apprend : c'est l'art de la parole ou art oratoire, que l'on nomme également la rhétorique (art de bien parler grâce à la maîtrise de techniques oratoires).
La parole : marque de subjectivité et de la civilisation humaine
L'homme exprime sa subjectivité, son individualité, par la parole. Si tous les hommes ont le langage, ils n'ont pas tous la même langue, qui est propre à chaque culture. Ils n'ont pas non plus tous la même parole, c'est-à-dire la même façon de s'exprimer. C'est à partir du moment où les hommes ont possédé l'art de la parole qu'ils se sont mis à se réunir en société. La parole leur permet d'échanger et d'évoluer en société.
Parole
On apprend à parler une langue, la langue maternelle, puis on s'exprime d'une manière singulière. Cette expression singulière correspond à ce que l'on appelle « la parole » humaine. Par sa parole, chacun s'exprime dans un style qui lui est propre, tout en exposant sa pensée.
Langage
Le langage est universel : tous les êtres humains sont porteurs d'un héritage génétique qui les rend aptes à apprendre à parler.
Langue
La langue est particulière, car elle est propre à une communauté linguistique qui use de mots et de règles de grammaire communes.
La parole est ce qui a permis la fondation de cités organisées, la mise en pratique de divers échanges commerciaux par le biais d'interactions et la diffusion des savoirs et de la culture grâce à des récits.
La parole humaine s'acquiert et se pratique pour devenir l'expression de la pensée subjective de chacun, comme l'indique Aristote dans De l'interprétation.
« Les sons émis par la voix sont les symboles des états de l'âme, et les mots écrits les symboles des mots émis par la voix. Et de même que l'écriture n'est pas la même chez tous les hommes, les mots parlés ne sont pas non plus les mêmes, bien que les états de l'âme dont ces expressions sont les signes immédiats soient identiques chez tous, comme sont identiques aussi les choses dont ces états sont les images. »
Aristote
De l'interprétation, chapitre 1, trad. J. Tricot, © éditions Vrin, 1994
Les paroles prononcées par chaque homme sont des symboles déchiffrés par les interlocuteurs. Ils permettent aux hommes de faire entendre leurs idées personnelles.
L'art de la parole : instrument de la « chose politique »
La « chose politique » est la pratique des affaires humaines dans le cadre de la cité. L'art de la parole est l'art de convaincre, persuader et émouvoir par la parole. Il est essentiel dans la pratique des affaires humaines au sein de la cité.
L'art de la parole apparaît dans la Grèce antique. Le bon orateur est celui qui utilise l'art de la parole pour entraîner les autres dans un projet politique, pour défendre la cité. Très vite, maîtriser l'art de la parole, c'est savoir défendre ou condamner un projet, c'est savoir convaincre les autres mais c'est également savoir les dissuader.
« Nous cherchons un homme qui, mieux défendu par le seul titre d'orateur que par un caducée, puisse s'avancer sans rien craindre au milieu d'une armée ennemie. »
Cicéron
De Oratore, livre I, trad. Désiré Nisard
Cicéron dresse ici le portrait de l'orateur idéal : un homme qui n'a peur de rien et qui est capable d'utiliser l'art de la parole comme arme pour défendre sa cité.
L'art de la parole dans l'Antiquité
L'art de la parole prend diverses formes dans l'Antiquité. Dans tous les cas, il s'agit de présenter une réflexion, une opinion, en cherchant à obtenir l'adhésion du destinataire. Quatre figures majeures représentent cet art de la parole dans l'Antiquité grecque : Socrate, Platon, Aristote et Démosthène. À l'époque romaine, des rhéteurs (ceux qui enseignent l'art de la parole, la rhétorique) apparaissent, trois figures majeures s'imposent : Cicéron, Sénèque et Quintilien.
La naissance de l'art de la parole en Grèce antique
C'est dans la Grèce antique que l'art de la parole trouve son origine avec la rhétorique : l'art de persuader un auditoire. La rhétorique tient une place dominante en Grèce antique, elle s'inscrit dans le cursus scolaire que doit suivre tout citoyen, ce que les Grecs nomment paideia (« éducation »), chaque citoyen se doit de maîtriser à la perfection le langage et ses rouages. La rhétorique est inventée par les grands philosophes dont les principaux sont Socrate, Aristote et Démosthène.
La rhétorique comme enseignement de l'art de la parole
La rhétorique constitue à la fois une science et un art. Elle permet la maîtrise des effets du discours sur l'auditoire. Elle peut devenir un art manipulatrice et correspond à une forme de pouvoir.
La rhétorique est née dans la Grèce antique, chez les sophistes, à partir du Ve siècle avant Jésus-Christ.
En tant que science, la rhétorique fait l'objet d'études qu'on peut enseigner. C'est un art, car il faut s'exercer, apprendre à mettre en valeur sa parole devant un public. L'objectif de la rhétorique est d'emporter l'adhésion de l'auditoire par la persuasion. La rhétorique use de la vraisemblance, à laquelle chacun adhère sans réfléchir, au détriment de la vérité.
L'art de la parole selon Socrate : la maïeutique
Socrate passe sa vie à questionner les gens qu'il rencontre. Il les pousse à avoir une démarche argumentative pour atteindre une forme pure de vérité. On parle de la maïeutique de Socrate : il fait accoucher les âmes par le dialogue, par la parole.
Socrate n'a pas laissé d'écrits, mais son disciple, Platon, montre l'habilité de Socrate pour la rhétorique dans son œuvre Gorgias. Platon imagine un dialogue entre Socrate et Gorgias, maître incontesté dans l'art de la rhétorique. Socrate ne cesse de poser des questions, il va au bout des choses. Il argumente, il remet en cause, il cherche à comprendre pourquoi, comment et pousse les autres à en faire autant.
« Et si tu savais tout, Socrate, si tu savais que la rhétorique embrasse, pour ainsi dire, la vertu de tous les autres arts ! Je vais t'en donner une preuve bien frappante. Je suis souvent entré, avec mon frère et d'autres médecins, chez certains malades qui ne voulaient point ou prendre une potion, ou souffrir qu'on leur appliquât le fer ou le feu. Le médecin ne pouvant rien gagner sur leur esprit, j'en suis venu à bout, moi, sans le secours d'aucun autre art que de la rhétorique. »
Platon
Gorgias
Gorgias explique que la rhétorique est un art supérieur à tous les autres, il permet de convaincre et de persuader n'importe quel interlocuteur, dans n'importe quelle circonstance.
Les trois types de discours d'Aristote
Pour Aristote, élève de Platon, il existe trois types de discours : délibératif, judiciaire, démonstratif. Il les théorise dans sa Rhétorique. Aristote souligne que les discours doivent suivre une certaine logique.
Tout discours, pour qu'il soit efficace, doit contenir les trois genres :
- le discours délibératif est le discours du débat ;
- le discours judiciaire est celui que l'on emploie lors de procès ;
- le discours démonstratif cherche à faire l'éloge ou le blâme de quelque chose.
Logique
La logique est la science des conditions du discours vrai. La pensée doit être cohérente et rechercher le vrai. Aristote est le premier à expliciter les principes de la logique et les conditions du discours vrai.
Dans les principes de la logique, le principe de non-contradiction est l'un des plus importants. Le syllogisme est le premier type de propositions logiques qu'il énonce.
Syllogisme
Un syllogisme est un type de raisonnement construit en trois étapes, deux prémisses et une conclusion :
- la première prémisse énonce le plus souvent un fait universel (« tous les hommes sont mortels »),
- la seconde énonce un fait particulier (« Socrate est un homme »),
- la dernière étape est une conclusion logique issue, par déduction, des deux premières propositions (« Socrate est mortel »).
« Il y a donc nécessairement aussi, trois genres de discours oratoires : le délibératif, le judiciaire et le démonstratif ».
Aristote
Rhétorique, I, III, trad. Charles-Émile Ruelle, 1882
La parole persuasive de Démosthène
Démosthène est l'un des plus grands orateurs antiques, ce qui lui valut le surnom « l'Orateur ». Il bouleverse l'ordre traditionnel des parties du discours dans ses prises de parole. Il joue avec les outils du langage et cherche à persuader son auditoire.
Démosthène n'utilise pas de discours judiciaire, délibératif ou démonstratif. Il préfère jouer sur les figures de style plutôt que sur la technique même du discours. Celui lui permet de manipuler son auditoire, de le persuader : il cherche à toucher son auditoire, il s'adresse à leurs émotions. C'est ce qu'il fait dans son discours Sur la couronne, dans lequel il accuse Alexandre le Grand, cherchant à provoquer la colère de son auditoire.
« Je ne t'appellerais pas hôte de Philippe ni ami d'Alexandre ; je ne suis pas assez fou pour cela ; à moins qu'on ne doive appeler les moissonneurs ou ceux qui font quelque autre chose moyennant salaire, amis et hôtes de ceux qui les paient. Mais je t'appelle salarié de Philippe autrefois, et maintenant d'Alexandre. »
Démosthène
Sur la couronne, trad. Georges Mathieu, 1947
Devant l'ensemble du peuple athénien, Démosthène accuse ouvertement Eschine d'avoir été acheté par Alexandre. Pour cela, il utilise des comparaisons pour désigner les personnes à la solde d'Alexandre le Grand : des « moissonneurs » ou « ceux qui font quelque autre chose moyennant salaire ». Il n'emploie pas de discours judiciaire, délibératif ou démonstratif.
Les rhéteurs romains
Chez les Romains, la rhétorique devient un art total d'une importance capitale. C'est la raison pour laquelle on voit apparaître des écoles dans lesquelles le rhetor, le rhéteur, initie à l'art de faire des discours. Parmi ces grands rhéteurs, on trouve Cicéron, Sénèque et Quintilien.
Les cinq parties du discours de Cicéron
Avocat et homme politique romain, Cicéron est certainement l'un des plus grands orateurs de son temps, ainsi qu'un grand théoricien de la rhétorique. Pour lui, le discours est divisé en cinq parties.
Les principes de la rhétorique pour Cicéron sont :
- inventio : trouver des arguments,
- dispositio : ordonner son discours,
- elocutio : manière de s'exprimer,
- actio : l'attitude corporelle de l'orateur lors du discours,
- memoria : capacité à retenir le contenu du discours.
Avec Cicéron, l'art de la parole est donc total, il monopolise tout le corps. Il ne suffit pas d'avoir un discours bien construit et ordonné, il faut aussi mémoriser ce discours et savoir le transmettre avec les bons gestes.
« Rien ne me semble plus beau que de pouvoir, par la parole, captiver l'attention des hommes assemblés, charmer les esprits, pousser ou ramener à son gré toutes les volontés. Chez tous les peuples libres, dans les États florissants et calmes, cet art surtout a toujours été puissant et honoré. […] Quel magnifique pouvoir, que celui qui soumet à la voix d'un seul homme les passions de tout un peuple, la religion des juges et la majesté du sénat ! »
Cicéron
De Oratore, livre I, trad. Désiré Nisard
Cicéron fait l'éloge de la parole. Selon le philosophe, il n'existe rien de plus beau que le fait de regarder et d'écouter une personne déclamer un discours devant une foule qui s'extasie.
L'art de la parole pour guider spirituellement les hommes
Pour Sénèque, maîtriser la parole permet de convaincre les hommes de mener une vie plus spirituelle.
Dans ses divers traités, Sénèque utilise l'art de la parole pour aider les hommes à trouver leur chemin et à être heureux. Ainsi, dans le traité De la vie heureuse, il veut prouver que le bonheur ne se trouve pas dans la représentation des choses matérielles.
« Vivre heureux, mon frère Gallion, voilà ce que veulent tous les hommes : quant à bien voir ce qui fait le bonheur, quel nuage sur leurs yeux ! Et il est si difficile d'atteindre à la vie heureuse, qu'une fois la route perdue, on s'éloigne d'autant plus du but qu'on le poursuit plus vivement ; toute marche en sens contraire ne fait par sa rapidité même qu'accroître l'éloignement. Il faut donc, avant tout, déterminer où nous devons tendre, puis bien examiner quelle voie peut y conduire avec le plus de célérité. Nous sentirons, sur la route même, pourvu que ce soit la bonne, combien chaque jour nous aurons gagné et de combien nous approcherons de ce but vers lequel nous pousse un désir naturel. »
Sénèque
De la vie heureuse, I
Ier siècle apr. J.-C.
Dans cet extrait, Sénèque utilise la métaphore du chemin pour évoquer la vie. Il indique que beaucoup d'hommes sont aveuglés lors de leur recherche de bonheur et passent à côté d'une vie heureuse. Avant de prendre un chemin, quel qu'il soit, l'homme doit d'abord comprendre ce qu'il recherche, et le philosophe est là pour le guider à travers ses mots. L'art de la parole sert ici à défendre une vision du bonheur, à guider l'homme vers le bonheur.
Les nouvelles théories oratoires de Quintilien
La rhétorique acquiert une plus grande importance avec Quintilien, qui la voit comme une science fondamentale. Pour lui, l'éloquence est la plus grande vertu de l'homme. Il énonce de nouvelles théories oratoires, qui ne sont pas fondées sur des règles précises. Pour lui, il convient d'adapter son discours à la situation.
Quintilien s'intéresse au rôle de la rhétorique dans l'éducation des enfants dans son œuvre Institution oratoire. Il s'imagine instituteur du lecteur pour en faire un parfait orateur. Il tente de se détacher des préceptes mis en place par ses prédécesseurs : selon lui, les recettes toutes faites ne permettent pas de former à l'art oratoire.
Éloquence
L'éloquence peut être une sorte de don naturel pour parler mais aussi l'art de la perfection de la maîtrise de la parole.
L'éloquence pour Quintilien est l'art de bien parler, de bien construire ses discours, mais aussi de maîtriser la voix et ses modulations, son expressivité, ainsi que celle de son visage et de son corps.
« Prescrira-t-on à un général, toutes les fois qu'il aura une armée à ranger en bataille, de porter son corps principal en avant, d'étendre ses ailes à droite et à gauche, de soutenir celles-ci avec de la cavalerie ? Certes, cet ordre sera le meilleur, si rien ne s'y oppose ; mais n'en devra-t-il pas changer suivant la nature du terrain, s'il rencontre une montagne, un fleuve, des bois, des défilés ? […] C'est par toutes ces considérations que je me suis fait une loi de m'assujettir le moins possible à ces préceptes qu'on appelle universels ou absolus ; car rarement en est-il un d'une espèce telle qu'on ne puisse ou l'affaiblir en quelque point, ou le battre tout à fait en ruine. »
Quintilien
Institution oratoire, I, trad. C. V. Ouizille
Quintilien explique que l'art de la rhétorique doit s'envisager comme une stratégie militaire. En effet, de même que l'on ne peut pas adapter la même stratégie militaire dans toutes les batailles, on ne peut pas appliquer une recette toute faite en rhétorique. Il faut adapter l'art oratoire aux conditions particulières dans lesquelles l'homme doit prononcer son discours.
L'art de la parole du Moyen Âge à l'époque classique
Au cours du Moyen Âge, c'est la religion qui prime. On ne débat plus véritablement dans les espaces publics comme c'était le cas dans l'Antiquité. On continue de débattre dans les universités. C'est à partir du XVIe siècle que l'art de la parole tient de nouveau un rôle primordial dans les débats. Au siècle suivant, à l'époque classique, l'homme accompli est avant tout un maître de l'art de la parole.
Le « trivium » oratoire au Moyen Âge
Au Moyen Âge, l'art de la parole devient une discipline s'intégrant au « trivium ». L'art de la parole est dispensé par des professeurs dans les universités pour permettre aux étudiants de comprendre et de se faire comprendre, d'argumenter et d'évoluer aisément dans la société. L'art de la parole est enseignée avec la leçon et la dispute.
Leçon
La leçon est une lecture et un commentaire des grands textes du passé.
La leçon est la première forme que prend l'enseignement de l'art de la parole dans la faculté des arts médiévale. Il s'agit d'apprendre à lire et à commenter les textes d'Aristote au programme de la faculté des arts de Paris à partir du milieu du XIIIe siècle. Plus tard, dans la faculté de théologie, ce sont les œuvres des Pères de l'Église et, en particulier, celle d'Augustin d'Hippone qui font l'objet de lectures commentées.
La deuxième forme que prend l'enseignement de l'art de la parole dans les universités médiévales est la dispute.
Dispute
La dispute est un débat qui doit permettre d'apprendre à l'élève à discourir et argumenter à propos d'à peu près n'importe quoi.
La dispute est pratiquée par les étudiants avancés et leurs maîtres. Les sujets des débats sont qualifiés de « quodlibétique ». Ils peuvent être proposés par n'importe qui (« quolibet », sur n'importe quoi, « quodlibet » (au sens propre : « ce qui nous plaît »). L'élève doit être capable de discourir et d'argumenter à propos d'à peu près n'importe quoi, en montrant sa culture et en emportant l'adhésion de l'auditoire.
La dispute est devenue un art typique des élites en France. Il se pratique encore dans les grandes écoles.
Le trivium comprend également l'étude de la grammaire et de la dialectique.
Dialectique
La dialectique est l'art du dialogue. Il s'agit d'opposer sa pensée à celle d'autrui en lui présentant ses arguments ; on examine alors la validité des siens pour éventuellement les réfuter ou au contraire s'en trouver convaincu.
Particulièrement employé par les hommes d'Église pour l'élaboration de leurs sermons, l'art de la parole exige une parfaite connaissance de la langue latine. Dans un premier temps, on lit un texte, puis on le questionne. Les étudiants doivent montrer leur maîtrise de la rhétorique en réussissant à trouver des arguments convaincants. Saint Thomas d'Aquin est un maître de l'art de la parole au Moyen Âge.
Dans la Somme théologique, saint Thomas d'Aquin pose 512 questions d'ordre religieux et propose des réponses sous forme d'articles. Chaque article se compose de 4 parties :
- sententiae (les objections) ;
- sed contra (le sens contraire) ;
- respondeo dicendum (la réponse) ;
- explicatio (la solution).
« Question : L'existence de Dieu est-elle démontrable ?
Objections :
1. L'existence de Dieu est un article de foi ; mais les articles de foi ne se démontrent pas ; car la démonstration engendre la science, mais l'objet de la foi est ce dont la vérité n'apparaît pas, selon l'épître aux Hébreux (11, 1).
2. Le moyen terme d'une démonstration est la définition du sujet, qui fait connaître ce qu'il est. Or, ce Dieu, nous ne pouvons pas savoir ce qu'il est, mais seulement ce qu'il n'est pas, dit le Damascène. Donc nous ne pouvons pas démontrer Dieu.
3. Si l'on pouvait démonter Dieu, ce ne pourrait être que par ses œuvres ; or les œuvres de Dieu ne lui sont pas proportionnelles. Elles sont finies, lui-même est infini ; et il n'y a pas de proportion entre le fini et l'infini. En conséquence, comme on ne peut démontrer une cause par un effet hors de proportion avec elle, il semble qu'on ne puisse pas démontrer l'existence de Dieu.
En sens contraire, l'Apôtre dit (Rm 1, 20) : « Les perfections invisibles de Dieu sont rendues visibles à l'intelligence par le moyen de ses œuvres. » Mais cela ne serait pas si, par ses œuvres, on ne pouvait démontrer l'existence même de Dieu ; car la première chose à connaître au sujet d'un être, c'est qu'il existe.
Réponse :
Il y a deux sortes de démonstrations : l'une par la cause, que l'on nomme propter quid ; elle part de ce qui est antérieur, en réalité, par rapport à ce qui est démontré. L'autre, par les effets, que l'on nomme démonstration quia ; elle part de ce qui n'est premier que dans l'ordre de notre connaissance. C'est pourquoi, toutes les fois qu'un effet nous est plus manifeste que sa cause, nous recourons à lui pour connaître la cause. Or, de tout effet, on peut démontrer que sa cause propre existe, si du moins les effets de cette cause sont plus connus pour nous qu'elle-même ; car, les effets dépendant de la cause, dès que l'existence de l'effet est établie, il suit nécessairement que la cause préexiste. Donc, si l'existence de Dieu n'est pas évidente à notre égard, elle peut être démontrée par ses effets connus de nous.
Solutions :
1. L'existence de Dieu et les autres vérités concernant Dieu, que la raison naturelle peut connaître, comme dit l'Apôtre (Rm 1, 19), ne sont pas des articles de foi, mais des vérités préliminaires qui nous y acheminent. En effet, la foi présuppose la connaissance naturelle, comme la grâce présuppose la nature, et la perfection le perfectible. Toutefois, rien n'empêche que ce qui est, de soi, objet de démonstration et de science ne soit reçu comme objet de foi par celui qui ne peut saisir la démonstration.
2. Quand on démontre une cause par son effet, il est nécessaire d'employer l'effet, au lieu de la définition de la cause, pour prouver l'existence de celle-ci. Et cela se vérifie principalement lorsqu'il s'agit de Dieu. En effet, pour prouver qu'une chose existe, on doit prendre comme moyen non sa définition, mais la signification qu'on lui donne car, avant de se demander ce qu'est une chose, on doit se demander si elle existe. Or, les noms de Dieu lui sont donnés d'après ses effets, comme nous le montrerons ; donc, ayant à démontrer Dieu par ses effets, nous pouvons prendre comme moyen terme ce que signifie ce nom : Dieu.
3. Par des effets disproportionnés à leur cause, on ne peut obtenir de cette cause une connaissance parfaite ; mais, comme nous l'avons dit, il suffit d'un effet quelconque pour démontrer manifestement que cette cause existe. Ainsi, en partant des œuvres de Dieu, on peut démontrer l'existence de Dieu, bien que par elles nous ne puissions pas le connaître parfaitement quant à son essence. »
Saint Thomas d'Aquin
Somme théologique, trad. frère Réginald
Les objections donnent tous les arguments qui cherchent à montrer qu'on ne peut pas prouver l'existence de Dieu. Le sens contraire indique que les actions divines sont invisibles, donc l'existence de Dieu peut se démontrer par ce biais-là. Thomas d'Aquin en arrive à la conclusion que même si l'on ne peut pas le voir physiquement, ses actions et ses œuvres démontrent l'existence de Dieu.
Un art de la parole à visée argumentative durant la Renaissance
À partir de la Renaissance, on va redécouvrir les textes antiques. L'art de la parole devient un outil pédagogique fondamental dans l'argumentation.
Montaigne est un homme de la Renaissance qui utilise l'art de la parole pour argumenter. Dans les Essais, il décrit son monde en suivant le fil de sa pensée, dans le but de se libérer de la doxa (l'opinion commune). Dans cette œuvre argumentative, il tente dans chaque chapitre de faire adhérer le lecteur à sa vision du monde à travers une maîtrise parfaite de la rhétorique.
Une autre figure majeure de la rhétorique de la Renaissance est Érasme, célèbre pour son éloge paradoxal de la folie.
« Les Rhéteurs aussi relèvent de moi, quoiqu'il leur arrive quelquefois de m'être infidèles et de lier partie avec les philosophes. Entre autres sottises, je leur reproche d'avoir écrit tant de fois, et avec tant de sérieux, sur l'art de plaisanter. L'auteur, quel qu'il soit, du traité de La Rhétorique à Herennius compte la Folie parmi les facéties, et Quintilien, qui est prince dans leur ordre, a un chapitre sur le rire qui est plus long que l'Iliade ! La Folie a pour tous tant de prix que très souvent, pour suprême argument, il leur arrive de soulever une risée. C'est donc à moi qu'ils ont recours, puisque c'est mon rôle de faire éclater de rire. »
Érasme
Éloge de la Folie, trad. Pierre de Nolhac, © Garnier-Flammarion, 1964
1511
Dans ce texte, Érasme associe les rhéteurs à la folie. En effet, c'est la folie ici qui parle, elle est personnifiée. Le texte commence par : « Les Rhéteurs aussi relèvent de moi ». Érasme associe également certains philosophes à la folie, notamment Quintilien qui est cité. Il utilise une ponctuation expressive pour se moquer (phrase exclamative). Érasme dénonce la bêtise de certains rhéteurs et philosophes. Il se fait le porte-parole de la folie pour mieux dénoncer l'absurdité des propos de certains.
L'éloquence au service des hommes à l'âge classique
L'âge classique est marqué par une querelle entre les Anciens et les Modernes, ainsi que par la fondation de l'Académie française en 1635. L'art de la parole devient un moyen d'attaque et de défense privilégié par les hommes de lettres et les philosophes. On cherche à mettre en avant une forme parfaite du discours maîtrisé par l'honnête homme. De nombreux auteurs illustrent la maîtrise classique de l'art de la parole : Pascal, La Fontaine, Descartes, La Rochefoucauld, La Bruyère ou encore Boileau.
Le poète Nicolas Boileau montre que la rhétorique a pour but de promouvoir la langue française. En effet, dans le chant I de L'Art poétique, il défend l'idée que tout le monde ne peut pas être un bon poète, il s'agit de maîtriser certaines règles et d'être capable de les appliquer.
« C'est en vain qu'au Parnasse un téméraire auteur
Pense de l'art des vers atteindre la hauteur :
S'il ne sent point du ciel l'influence secrète,
Si son astre en naissant ne l'a formé poète,
Dans son génie étroit il est toujours captif. »
Nicolas Boileau
L'Art poétique
1674
Si le poète méprise les règles poétiques, il n'écrira que des textes médiocres et ne connaîtra pas le succès. De fait, il faut cesser de croire que pour bien écrire il suffit d'être inspiré par une muse ; au contraire, il faut sans cesse travailler son discours. L'homme classique est donc un homme instruit qui connaît et maîtrise les règles du discours.