Sommaire
ILa justice comme exercice de la forceALa justice naturelle et le droit du plus fortBLes limites d'une justice reposant sur la forceIILa justice fondement du droitALes deux sens de la notion de droitBLes trois sens de la justiceIIILe droit et la justice pour servir l'intérêt général et l'égalitéALe droit et la justice pour imposer des limites à la société1Droit positif et volonté générale2Pouvoir judiciaire et sanction3La désobéissance à la loi peut-elle être légitime ?BLa question de l'égalitéLa justice comme exercice de la force
La justice naturelle et le droit du plus fort
Blaise Pascal, remarquant que les hommes ne parviennent pas à s'accorder sur le fondement de la justice, propose de dire que la justice tire sa légitimité de la force qui l'impose.
En effet, soulignant que la seule source de justice légitime, la justice divine, est inaccessible à l'homme, Pascal démontre que la seule façon d'imposer une forme de pouvoir comme légitime consiste d'abord à recourir à la force.
La justice est sujette à dispute. La force est très reconnaissable et sans dispute. Aussi on n'a pu donner la force à la justice, parce que la force a contredit la justice et a dit qu'elle était injuste, et a dit que c'était elle qui était juste. Et ainsi, ne pouvant faire que ce qui est juste fût fort, on a fait que ce qui est fort fût juste.
Blaise Pascal
Pensées, publié dans Revue des deux Mondes
1669
Pascal souligne ici qu'alors que ce qui est juste ne fait pas l'objet d'un accord entre les hommes, la reconnaissance de la force se fait aisément. Or, puisque tout homme se soumet à la force, c'est donc d'abord la force qui a régné et qui, par la suite, s'est donné une apparence de justice pour se légitimer.
Il est possible de souligner deux choses à partir de cette conception de la justice que propose Pascal :
- D'une part, la justice sans la force est inefficace : elle ne se fait pas respecter.
- D'autre part, dans les faits, c'est toujours la force qui s'impose au détriment de la justice.
Cette idée que la justice reposerait en réalité sur la force renvoie à l'idée d'une justice naturelle. En effet, dire que la justice n'est que l'exercice de la force, c'est dire qu'en définitive la justice repose sur le droit du plus fort, tel qu'on le trouve dans la nature.
C'est notamment la position défendue par Calliclès, dans le Gorgias de Platon. Selon lui, les lois humaines sont contre-nature, car elles empêchent le droit naturel, qui repose sur le droit du plus fort, de s'exercer librement. Pour lui, le fondement légitime de la justice se trouverait dans la nature, sous la forme du droit du plus fort.
Selon que vous êtes puissant ou misérable, les jugements de cour vous rendront blanc ou noir.
Jean de La Fontaine
"Les Animaux malades de la peste", Fables, Paris, éd. Barbin et Thierry
1668-1694
Le pouvoir humain (la Cour) prolonge l'état de nature : il fait régner la force (la puissance) sous l'apparence de la justice et ne corrige pas l'inégalité naturelle. "Blanc" et "noir" désignent respectivement l'innocence et la culpabilité.
Les limites d'une justice reposant sur la force
Pourtant, faire reposer la justice sur la force pose problème.
Jean-Jacques Rousseau se pose la question du sens d'un droit du plus fort dans Du contrat social, et remarque que le problème d'un tel droit est qu'il périt avec la force de celui qui le possède.
Le plus fort n'est jamais assez fort pour être toujours le maître, s'il ne transforme sa force en droit, et l'obéissance en devoir.
Jean-Jacques Rousseau
Du contrat social, Paris, éd. GF Flammarion (2011)
1762
Ici, Rousseau souligne la limite de l'idée d'un droit du plus fort. En effet, la force ne peut constituer un droit, car elle n'est pas pérenne. Le plus fort n'est jamais assez fort pour toujours le rester : il peut toujours rencontrer plus fort que lui, ou plus rusé. En outre, toute personne vieillit : elle ne peut donc pas rester la plus forte éternellement. C'est donc parce que la force n'est pas une garantie à la manière d'un droit, qui vaut toujours, que le plus fort a besoin du droit pour pouvoir conserver sa supériorité.
Un droit du plus fort serait absurde, car il consisterait à faire un droit qui cesse dès lors qu'une force supérieure est rencontrée. Or, si une force supérieure peut contester ce droit, ce droit est inutile à celui qui le possède. Pour Rousseau, l'expression même de droit du plus fort n'a pas de sens.
Le droit, au contraire, doit valoir en toutes circonstances : c'est ça qui fait sa force. Cela ne signifie pas que la justice établie ne fera aucun usage de la force, mais qu'en son principe la justice ne peut reposer sur la force.
La justice fondement du droit
Les deux sens de la notion de droit
La notion de droit recouvre deux sens.
- Le droit positif qui est l'ensemble formé par les lois d'un État, et qui définit ce que le citoyen a le droit de faire ou de ne pas faire.
- Le droit naturel : qui renvoie à l'idéal de la Déclaration universelle des Droits de l'homme, et traduit une exigence morale.
Le "droit naturel" est le contraire du "droit du plus fort".
Rousseau, dans Du contrat social dénonce un prétendu "droit d'esclavage" qui découlerait, selon son prédécesseur Grotius, du "droit de la guerre", forme de droit du plus fort. Le vainqueur a, selon Grotius le droit de prendre le vaincu comme esclave, en échange de la vie qu'il lui laisse. Rousseau répond qu'un contrat ne peut jamais avoir la vie pour objet et que la liberté ne s'"aliène" pas : elle ne peut être vendue ou échangée.
Les trois sens de la justice
La justice a trois grands sens : un sens moral, un sens « distributif » (socio-politique) et un sens institutionnel ( juridique).
- Le sens moral de la justice est l'idée d'agir conformément à la morale et de respecter le droit naturel (qui n'est plus ici le droit de la force, mais de valeurs qui nous paraissent « naturelles », telles que le respect de la personne humaine) Dans La République de Platon, une société juste est une société réglée par l'idée du Bien. Ce sont les philosophes qui exercent le pouvoir et font régner le droit et la justice.
- Le sens distributif de la justice correspond à l'expression « rendre à chacun son dû ». C'est ainsi que Platon définit la justice, en relation à l'ordre socio-politique : il faut donner à chaque individu et à chaque classe sociale ce qui lui revient au nom de l'ordre général.
- Le sens institutionnel renvoie au pouvoir judiciaire. Dans ce cas, la justice dépend du droit positif, c'est-à-dire du fait que les lois et l'État veillent à faire respecter un certain nombre de droits fondamentaux basés sur le droit naturel. Le pouvoir judiciaire impose également le respect des conventions passées entre les citoyens pour leurs échanges (commerce, propriété) ce qui constitue la justice commutative.
Le droit et la justice pour servir l'intérêt général et l'égalité
Le droit et la justice pour imposer des limites à la société
Droit positif et volonté générale
Tout d'abord, le droit et la justice permettent d'imposer des limites à la société. Le droit positif a pour intérêt d'assurer la stabilité sociale et les droits naturels de tout un chacun.
Pour Jean-Jacques Rousseau, la seule source légitime du droit est la volonté générale, cette volonté qui veille à l'intérêt général parce qu'elle représente la volonté de la majorité des citoyens. Le droit intervient au service de cette volonté via la justice institutionnelle. En ce sens, le droit positif suppose l'existence d'institutions étatiques.
On parle d'État de droit pour désigner :
- Un État qui se distingue de la nation (ou du peuple) en ce qu'il est lié par une constitution.
- Un État qui garantit en retour que la justice sera respectée à l'égard des citoyens.
L'État de droit doit permettre de rendre la justice.
Pouvoir judiciaire et sanction
Pour faire appliquer le droit, l'État peut appliquer des sanctions.
Le but final de cette contrainte est la protection de l'homme. Une infraction envers la loi a ainsi deux conséquences majeures :
- la punition de celui qui enfreint le droit (justice pénale) ;
- la réparation envers celui qui est lésé (justice civile).
Ces sanctions ont plusieurs buts :
- La prévention par l'intimidation, pour faire respecter les règles : la sanction sert à marquer les esprits, à susciter la peur.
- L'amélioration de l'individu qui a fauté : généralement, la justice entend faire respecter les règles mais aussi ramener dans le droit chemin celui qui a fauté. Lorsqu'il sort de prison, un homme qui a volé doit avoir compris qu'il ne faut plus le faire.
- Et la réparation du tissu social : c'est pour cette raison qu'autrefois, dans le cas extrême de la peine de mort, les exécutions étaient souvent effectuées en public et que, plus généralement, les délibérations des tribunaux, notamment les cours d'assises, sont également publics. Ainsi, condamner un criminel permet de reconnaître le mal qui a été fait et de faire avancer la société.
Dans son opuscule Réflexion sur les prisons des ordres monastiques, l'abbé Mabillon explique que chaque homme n'est pas foncièrement mauvais, il peut être perfectible, et c'est le but de tout châtiment. L'auteur préconise un châtiment qui contribue à perfectionner le moine fautif : des cellules propres, une possibilité de se promener à l'air libre et de discuter tous les jours avec des moines qui sont restés honnêtes. C'est la thèse d'une justice qui doit ramener dans le droit chemin.
La désobéissance à la loi peut-elle être légitime ?
Si l'État ne vise plus le bien commun, ne fait plus passer en premier l'intérêt de tous, alors la désobéissance paraît légitime.
Par exemple, si les dirigeants ne font que s'enrichir et penser à eux-mêmes, le peuple peut désobéir. Dans Du mensonge à la violence, Hannah Arendt insiste sur la distinction entre la délinquance et la désobéissance :
- Dans la délinquance, un individu enfreint la loi uniquement pour satisfaire son intérêt personnel.
- Dans la désobéissance, l'individu enfreint la loi au nom de l'intérêt collectif.
En ce sens, il s'agit bien pour un individu de faire appel à des principes supérieurs de justice que l'État ne semble plus poursuivre.
Thoreau souligne qu'il est du devoir de l'homme, en tant qu'être rationnel, de faire appel à sa raison pour discerner le juste de l'injuste. L'homme, en tant que sujet doué de raison, a le devoir de questionner la moralité des lois auxquelles il est soumis et le droit d'y désobéir si celles-ci sont contraires à la justice. S'il ne questionne pas les lois, il peut, par obéissance à la loi, se rendre coupable d'injustice. En tant que principe moral, le droit est toujours supérieur à la loi, qui peut être injuste.
Le respect de la loi vient après celui du droit. La seule obligation que j'ai le droit d'adopter, c'est d'agir à tout moment selon ce qui me paraît juste.
Henry David Thoreau
La Désobéissance civile, (Civil Disobedience), trad. Guillaume Villeneuve, Paris, éd. Mille et une nuits (1997)
1849
La question de l'égalité
Tous les êtres humains naissent libres et égaux en dignité et en droits. Ils sont doués de raison et de conscience et doivent agir les uns envers les autres dans un esprit de fraternité.
Déclaration universelle des Droits de l'homme
1948
Face aux nombreuses inégalités qui marquent les sociétés démocratiques, il est possible de se demander si la réussite ou l'échec est imputable à l'individu seul ou si la justice et le droit ne fonctionnent pas bien.
Pour définir les véritables droits humains, il faut donc partir de l'homme comme être de besoin, dont les conditions matérielles d'existence déterminent ses capacités. Aussi, si l'on veut que chaque citoyen puisse réellement faire usage de ses droits politiques, il faut les compléter de droits sociaux. Par exemple, le droit à l'éducation est un droit social.
Depuis l'époque moderne, et notamment les révolutions française, américaine et anglaise, l'égalité et la liberté de chaque individu sont inscrites dans le droit. Elles constituent les principes de la justice. C'est ce qu'indique la devise de la République française, "Liberté, Égalité, Fraternité", et ce que stipule la Déclaration universelle des Droits de l'homme de 1948.
Une difficulté se pose : il faut respecter la liberté et l'égalité sans que l'insistance sur l'une ou l'autre de ces valeurs ne compromette l'autre.
Le philosophe américain John Rawls propose une solution à cette opposition entre liberté et égalité. Il imagine une situation dite de la position originelle et du voile d'ignorance. Cette situation est la suivante : des personnes doivent choisir les principes fondamentaux d'une société dans laquelle ils auront à vivre, sans savoir qui ils vont être dans cette société, ce qu'ils vont faire, quelles seront leurs caractéristiques ni leurs conceptions du bien. Cette ignorance des conditions dans lesquelles ils vivront dans la société ainsi que de leurs préférences constitue le voile d'ignorance. Ces personnes doivent donc faire un choix "sous voile d'ignorance", et cette contrainte conduit nécessairement les individus à faire un choix impartial, puisqu'ils ne savent pas s'ils vont être favorisés ou bien défavorisés par un tel choix.
Deux principes sont alors mis en avant :
- Le principe d'égalité des droits, et plus précisément d'un maximum de droits possibles pour tous.
- Le principe d'équité qui énonce une égalité réelle des chances pour tous : les positions d'autorité et de responsabilité doivent être à la portée de tous. L'État doit donc faire en sorte que cette exigence soit effective dans la réalité. Il énonce d'autre part un principe de progrès économique et social pour la société dans son ensemble et pour les plus défavorisés avant tout.
Le principe d'équité tolère l'existence d'inégalités sociales au nom de l'efficacité économique et sociale. Mais à une condition : qu'elles profitent à la partie la plus défavorisée de la société, c'est-à-dire que le niveau maximal des inégalités soit précisément celui qui permet à la partie la moins favorisée de la société de tirer profit de leur existence.
Les principes de justice de Rawls semblent bien permettre de produire une société juste, c'est-à-dire une société où les principes d'égalité et de liberté sont réellement réalisés.