Sommaire
IL'opposition entre matière et esprit pour expliquer le mondeADéfinitions de matière et d'esprit1La matière2L'esprit3Les liens entre matière et espritBLe monde comme réalité matérielleCLe rôle de l'esprit dans la saisie du monde extérieurIILe dualisme, ou la distinction entre le corps et l'âmeALes théories dualistesBLes limites des théories dualistesIIILa révolution neuroscientifique cognitive et le monismeAL'esprit est matièreBLes limites de la révolution neuroscientifique cognitiveLa matière et l'esprit constituent deux principes concurrents qui permettent d'expliquer le monde. Il s'agit donc dans un premier temps de se demander comment ces notions peuvent, ensemble, fournir une explication du réel satisfaisante. Mais plus fondamentalement, ce couple de notions interroge la nature de la pensée. Il s'agit alors de se demander si le phénomène que constitue la pensée peut se ramener à une activité du cerveau.
L'opposition entre matière et esprit pour expliquer le monde
Définitions de matière et d'esprit
La matière
Généralement, la notion de matière désigne un contenu.
On parle ainsi d'une table des matières, c'est-à-dire de la description du contenu d'un livre, ou bien de la matière d'un enseignement, c'est-à-dire du contenu de ce dernier. En ce sens, la notion de matière renvoie non seulement à ce qui est concret, au sens de tangible, palpable (le matériau) mais aussi à l'objet de connaissance ou d'enseignement
De là provient l'adjectif matérialiste : être matérialiste, c'est, au sens commun, avoir conscience de ses intérêts, aimer le concret, ce qui est palpable, mais également tout ce qui sert à jouir ou s'enrichir, avec une forte connotation péjorative
En philosophie, la notion de matière renvoie plus généralement à l'étoffe des choses, c'est- à-dire ce en quoi une chose est faite. On voit donc que la notion de matière est caractérisée par une certaine généralité, puisqu'elle renvoie à des choses très diverses (un contenu, un matériau, ce que l'on peut toucher, etc.), alors même qu'elle doit désigner ce qui est concret.
L'esprit
La notion d'esprit, quant à elle, renvoie au contraire à ce qui échappe à la matière, ce qui ne se manifeste pas de façon corporelle ou matérielle.
Le mot "esprit" vient du latin spiritus, et peut se traduire par "souffle" : c'est une réalité immatérielle. C'est en ce sens que l'on parle de l'esprit d'un peuple ou d'une nation, pour désigner les formes culturelles particulières d'une nation à un moment de l'histoire.
L'usage de cette notion dans le langage courant signale un lien entre l'esprit et l'intelligence : parler de l'esprit d'un savant ou dire de quelqu'un qu'il a de l'esprit ou qu'il fait de l'esprit, c'est signifier une forme d'intelligence. Souvent, l'esprit signifie "l'intelligence humaine", par opposition au reste des êtres vivants. L'esprit est alors ce qui est propre à l'homme.
Les liens entre matière et esprit
A priori, les notions de matière et d'esprit recouvrent donc deux ordres de réalité différents : d'un côté, le corps physique et la matière, de l'autre l'esprit, l'âme, principe immatériel.
L'homme conçoit d'ailleurs intuitivement cette opposition en lui entre son corps matériel et son esprit. L'esprit est le principe de la pensée, le siège des états mentaux (penser, imaginer, sentir, etc.), tandis que le corps constitue pour l'esprit une sorte d'habitacle purement extérieur.
Dès lors, l'enjeu est de penser les rapports de ces deux principes devant rendre compte du réel, et plus particulièrement de l'homme. On s'intéresse aux liens qui permettraient d'articuler un principe immatériel à une réalité matérielle. On se demande également si la notion d'esprit ne se réduit pas à un certain fonctionnement de la matière.
Le monde comme réalité matérielle
Spontanément, lorsque l'on se pose la question de la composition du monde, de ce en quoi il est fait, il semble naturel de le réduire à un principe matériel.
Dans l'expérience, l'homme n'a jamais affaire à des objets immatériels : il fait uniquement l'expérience de la matière.
C'est notamment l'hypothèse qu'émet le courant philosophique du matérialisme. Ce courant de pensée repose sur l'idée que le monde est un composé de matière et montre que même l'esprit, qui semble pourtant une réalité immatérielle, est un produit de la matière.
Matérialisme
Le matérialisme est une doctrine philosophique qui explique la totalité des phénomènes existants grâce à la notion de matière. Le monde est donc pour le matérialisme uniquement composé de matière.
Le matérialisme s'incarne notamment avec des philosophes comme Épicure et Lucrèce. Ce matérialisme implique trois idées :
- La matière produit l'esprit : on n'a jamais vu d'esprit sans matière.
- La matière existe en dehors de tout esprit : il y a une existence indépendante et objective de la matière.
- Notre connaissance du monde doit être connaissance de la matière, c'est-à-dire que nous sommes capables de connaître le monde si nous connaissons la matière.
Pour les penseurs matérialistes, l'Univers est entièrement constitué d'atomes et les principes spirituels tels que l'âme et l'esprit sont en réalité des composés d'atomes. Ce qui différencie l'âme des autres corps, c'est qu'elle est faite d'atomes particulièrement subtils. L'âme, qui est un principe de vie et de sensibilité animale, ainsi que l'esprit, qui est l'intelligence propre à l'homme, sont tous les deux composés d'atomes très fins. L'esprit est donc matériel et meurt en même temps que le corps. Épicure et Lucrèce nient donc l'immortalité de l'âme.
Le matérialisme repose donc sur l'idée que le monde est constitué de matière divisible : une chaise est composée d'atomes. Par contre, l'atome est une entité première qui est indivisible. Les atomes sont de la même substance, mais leurs formes et leurs positions sont différentes les uns des autres. Ainsi, dauphin et chaise sont constitués des mêmes atomes, de la même matière, mais ils sont perçus différemment.
Le rôle de l'esprit dans la saisie du monde extérieur
On le voit, la matière n'existe que parce que l'esprit humain est capable de saisir la forme qu'elle prend.
En effet, l'homme ne se contente pas de constater qu'il y a de la matière. Il donne une forme à cette matière qu'il perçoit. Il y a une même matière originelle, l'atome, et l'esprit perçoit des réalités différentes en fonction de l'objet ou de l'être constitué par les atomes. Aristote admet lui aussi une matière irréductible, sans toutefois admettre les atomes. Pour lui, les deux principes de matière et de forme doivent permettre de comprendre l'ensemble de ce qui existe. On appelle cette doctrine l'hylémorphisme. C'est la doctrine selon laquelle tout être est composé de deux principes : de matière et d'une forme.
- La matière (hylè), est le support indéterminé à partir duquel tous les individus sont constitués. Dans l'expérience, l'homme a toujours affaire à de la matière formée : il n'y a pas d'expérience de la matière pure. En effet, l'homme ne peut pas saisir les atomes qui constituent une chaise, car ceux-ci n'existent pas à proprement parler, la matière étant simplement le support de la forme qui définit les choses en tant que telles.
- La forme (morphè), ne correspond pas au contour de l'objet, c'est le principe qui organise la matière pour en faire un objet ou un individu déterminé. Ainsi, là où, selon les Epicuriens, les atomes s'organisent entre eux pour former un dauphin, cet animal, selon Aristote, est d'abord défini par sa forme au sens d'identité. Son organisme interne, bien que matériel, n'est pas constitué d'atomes, mais ce sont différents principes complexes (tels que l'opposition des éléments) qui permettent de faire exister le dauphin en tant qu'individu.
Hylémorphisme
L'hylémorphisme est la doctrine selon laquelle tout être est composé de deux principes : de la matière (hylè) et une forme (morphè).
La forme joue un rôle déterminant : sans son intervention, la matière resterait informe et ne pourrait jamais être saisie. C'est parce qu'une personne conserve la même forme qu'on peut la reconnaître malgré les années qui passent.
Surtout, la matière, grâce à la forme qu'elle prend, est perçue par l'esprit. S'il n'y avait pas d'esprit pour percevoir la matière et ses différentes formes, il n'y aurait pas de monde.
Si les notions de matière et d'esprit semblent nécessaires pour produire une explication du réel, qu'en est-il quant à leur articulation en l'homme ? Il semble en effet indéniable que l'homme, en tant qu'être capable de penser, qu'être conscient, ne se réduit pas à de la pure matière. On peut dès lors s'interroger sur la nature de cette spécificité : s'agit-il d'une réalité spirituelle, que l'on pourrait appeler âme, ou bien peut-on réduire cela à un fonctionnement complexe de la matière ?
Le dualisme, ou la distinction entre le corps et l'âme
Les théories dualistes
Selon les théories dualistes, le corps de l'homme est purement mécanique, comme celui des autres êtres vivants qui ne sont que matière. Mais son âme, principe de la pensée en lui, est immatérielle et éternelle.
Descartes propose de dire que la matière est radicalement opposée à l'esprit. Ainsi, l'âme et le corps (ou l'esprit et la matière) sont deux substances différentes dont l'une (l'âme) peut exister indépendamment de l'autre.
Descartes souligne qu'il est essentiel de poser le corps comme indépendant de l'âme si l'on veut le connaître. En effet, si le corps n'est que de la matière, c'est-à-dire s'il n'est besoin d'aucun principe immatériel pour en rendre compte, alors il peut être connu à l'aide des lois de la nature. Ce mode d'explication du corps est appelé mécanisme : il s'agit de rendre raison de la matière, y compris des corps vivants, à l'aide des lois de la mécanique, c'est-à-dire de la physique.
Mécanisme
Le mécanisme est un type d'explication scientifique qui rend compte des phénomènes en s'appuyant exclusivement sur les lois de la mécanique, c'est-à-dire de la physique.
Ainsi, il est possible d'expliquer les actions des animaux, qui ne sont que des corps dépourvus d'esprit, en comprenant qu'il s'agit d'un certain fonctionnement de la matière.
Mais, à l'inverse des animaux, l'homme est composé de ces deux substances : comme corps, l'homme se rapporte à de la matière (son corps est soumis aux lois de la matière). Mais comme âme, l'homme se distingue radicalement de la matière : l'âme peut exister sans le corps, puisqu'elle survit à la mort du corps.
Descartes identifie la matière à l'étendue, et l'esprit à la pensée :
- Le corps est une substance dont l'attribut essentiel est l'étendue (car il occupe de l'espace).
- L'âme est une substance dont l'attribut essentiel est la pensée (la conscience).
Il ne faut néanmoins pas penser ce dualisme comme une rupture au sein du sujet. Pour Descartes, le sujet vivant est profondément unifié : il n'est ni âme ni corps, mais homme. C'est précisément cette union qui fait toute la spécificité de l'homme par rapport aux autres vivants. Dans ses Méditations métaphysiques, Descartes dit ainsi : "Je ne suis pas seulement logé dans mon corps, ainsi qu'un pilote en son navire". Cela signifie que non seulement l'homme a un corps, mais qu'il est aussi un corps.
L'âme de l'homme est réellement distincte du corps, et toutefois elle lui est si étroitement conjointe et unie qu'elle ne compose que comme une même chose avec lui.
René Descartes
Méditations métaphysiques, dans Œuvres de Descartes, texte établi par Victor Cousin, éd. Levrault (1824)
1641
Certes, lorsque l'on veut expliquer la réalité qu'est l'homme, il nous faut recourir à ces deux principes que sont l'étendue et la pensée, le corps et l'âme. Néanmoins, Descartes souligne ici qu'en tant qu'être vivant, l'homme ne fait pas l'expérience d'un corps et d'une âme séparée, mais d'une union. L'homme se vit donc toujours sur le mode de l'union d'une âme et d'un corps.
Une question s'impose alors : comment le corps et l'âme interagissent-ils ? Descartes propose une réponse physique. Il y aurait dans le corps un lieu qui permet cette interaction, et que l'on appelle la glande pinéale.
La « glande pinéale » est l'épiphyse, petite glande située dans l'hypothalamus. Elle serait le vestige d'un « troisième œil » présent chez les reptiles. Etant située au milieu du cerveau, entre les deux hémisphères, elle représente pour Descartes le point exact de l'interaction de l'âme et du corps.
Descartes propose une solution cohérente au problème de l'âme et du corps dans ses Méditations métaphysiques. Néanmoins, tout comme les autres tenants de théories du même type (Spinoza ou Leibniz) il dut faire appel à des arguments qui sont aujourd'hui démontrés, non certes comme faux, mais comme invérifiables. Comme on ne peut pas non plus les réfuter, ce ne sont pas des arguments scientifiques.
Les limites des théories dualistes
Les théories dualistes connaissent de sérieuses limites explicatives, ne pouvant rendre compte scientifiquement de l'existence d'une âme.
Si Descartes exclut en partie l'homme d'un mode d'explication mécaniste, puisqu'il n'est pas seulement corps mais aussi âme, le matérialisme qui se développe à partir du XVIIIe siècle l'y intègre. Ainsi, le philosophe français Julien Offray de La Mettrie reprend-il la théorie de l'animal- machine pour proposer celle de l'homme-machine. Pour lui, on ne doit pas limiter l'explication mécaniste aux animaux : les hommes ne sont pas autre chose que des êtres naturels, des êtres physiques et, comme tels, ils doivent être connus à l'aide des lois de la nature. C'est à l'aide des lois de la physique qu'il faut tâcher de rendre compte de ce que l'on nomme esprit, en s'attachant particulièrement à expliquer le fonctionnement du cerveau.
Dans cette perspective absolument mécaniste du corps humain, La Mettrie entend démontrer que la pensée n'est qu'une propriété de la matière corporelle.
Je crois la pensée si peu incompatible avec la matière organisée qu'elle semble en être une propriété, telle que l'électricité, la faculté motrice, l'impénétrabilité, l'étendue, etc.
Julien Offray de La Mettrie
L'Homme Machine, Paris, éd. Mille et une nuits (1999)
1748
Loin de constituer une exception au sein de la nature, la pensée humaine n'est qu'un certain mode, une certaine qualité de la matière qu'il faut expliquer de la même manière que l'on comprend ses autres qualités.
Comprendre la réalité de l'esprit en l'homme revient donc à comprendre ce fonctionnement particulier de la matière en lui.
La révolution neuroscientifique cognitive et le monisme
L'esprit est matière
Aujourd'hui, l'explication matérialiste de la notion d'esprit est privilégiée dans les sciences, notamment dans les neurosciences cognitives qui se développent au XXe siècle. Les neurosciences étudient scientifiquement le cerveau et le système nerveux. Les sciences cognitives étudient quant à elles ce qui relève des mécanismes de la pensée.
À la rencontre de ces deux disciplines, dans les neurosciences cognitives, on étudie les liens entre les mécanismes biologiques et la pensée. Les neurosciences cognitives sont donc l'étude des mécanismes neurobiologiques qui sous-tendent la cognition (perception, motricité, langage, mémoire, raisonnement, émotions, etc.).
Dans cette perspective, on suppose que les états psychiques correspondent à des états et à des processus cérébraux : on explique l'esprit par la chimie du cerveau. Ces sciences ont donc permis de découvrir des liens étroits entre phénomènes mentaux et phénomènes neurologiques.
C'est une victoire pour le monisme, un courant de pensée athée qui pense que toute réalité peut être expliquée scientifiquement par la matière. Baruch Spinoza est considéré comme un moniste. Pour lui, Dieu est la nature, il n'existe pas d'autre monde que celui qui entoure l'homme, qui est unique et indivisible. Dans Éthique, Spinoza affirme en effet que l'âme et le corps ne font qu'un, expliquant que "l'esprit est l'idée du corps".
Toutefois, la nature des relations entre phénomènes mentaux et neurologiques reste extrêmement difficile à déterminer.
Monisme
Le monisme est un courant de pensée qui pense que toute réalité peut être expliquée par un seul principe. Si ce principe est la matière, le monisme se confond avec le matérialisme
Baruch Spinoza est considéré comme un moniste. Pour lui, Dieu est la nature, il n'existe pas d'autre monde que celui qui entoure l'homme, et qui est unique et indivisible. Spinoza affirme en effet que l'âme et le corps ne font qu'un, rapportés à l'ordre du monde ou à Dieu, bien qu'ils constituent des modes différents en l'homme, puisque l'âme est définie comme l'idée du corps.
Dieu, c'est-à-dire la Nature.
Baruch Spinoza
Éthique, (Ethica), trad. Bernard Pautrat, Paris, éd. Seuil, coll. "Points" (2010)
1677
Les limites de la révolution neuroscientifique cognitive
Tout ce qu'il est possible de mettre en évidence, ce sont des correspondances entre les capacités propres à l'esprit d'un sujet conscient et le constat d'activités dans certaines zones du cerveau. Aucun lien de causalité ne peut être réellement mis en évidence,donc la possibilité de l'existence d'une âme qu' ignore la matière persiste. On se demande d'ailleurs si on peut réduire les capacités propres à l'esprit comme la réflexion, le jugement ou les émotions, à des capacités du cerveau ? En fait, l'avancée actuelle des sciences ne permet pas de sauter ce pas.
C'est ce constat que dresse Henri Bergson lorsqu'il s'interroge sur les liens entre la pensée et le cerveau. Partant de l'expérience que chaque homme fait d'être conscient et d'user de sa pensée, Bergson insiste sur le fait que s'il est impossible de nier que la vie de la conscience est liée à la vie du corps, il est tout aussi impossible de soutenir que "le cérébral est l'équivalent du mental".
Ainsi, la conscience est incontestablement accrochée à un cerveau mais il ne résulte nullement de là que le cerveau dessine tout le détail de la conscience, ni que la conscience est une fonction du cerveau. Tout ce que l'observation, l'expérience, et par conséquent la science nous permettent d'affirmer, c'est l'existence d'une certaine relation entre le cerveau et la conscience.
Henri Bergson
L'Énergie spirituelle. Essais et conférences, Paris, éd. Félix Alcan
1919
Tout ce que l'on peut dire, c'est qu'il existe une relation entre le cerveau et la conscience. Mais la teneur de cette relation nous est inconnue.
Plus les sciences avancent, plus on est capable d'analyser et de décortiquer le fonctionnement du corps et de la matière. Cependant, de nouvelles questions se posent à chaque découverte, tant sur la nature de l'esprit que sur ses liens avec la matière. Ainsi, le débat sur ce qu'est véritablement l'esprit perdure.