On considère le texte suivant :
Guy de Maupassant, Pierre et Jean, chapitre 3
1888
« Dès la porte il entendit un grand bruit de voix et de rires dans le salon, et, comme il entrait, il entendit Mme Rosémilly et le capitaine Beausire, ramenés par son père et gardés à dîner afin de fêter la bonne nouvelle.
On avait fait apporter du vermouth et de l'absinthe pour se mettre en appétit, et on s'était mis d'abord en belle humeur. Le capitaine Beausire, un petit homme tout rond à force d'avoir roulé sur la mer, et dont toutes les idées semblaient rondes aussi, comme les galets des rivages, et qui riait avec des r plein la gorge, jugeait la vie une chose excellente dont tout était bon à prendre.
Il trinquait avec le père Roland, tandis que Jean présentait aux dames deux nouveaux verres pleins.
Mme Rosémilly refusait, quand le capitaine Beausire, qui avait connu feu son époux, s'écria :
— Allons, allons, Madame, bis repetita placent, comme nous disons en patois, ce qui signifie : "Deux vermouths ne font jamais mal." Moi, voyez-vous, depuis que je ne navigue plus, je me donne comme ça, chaque jour, avant dîner, deux ou trois coups de roulis artificiel ! J'y ajoute un coup de tangage après le café, ce qui me fait grosse mer pour la soirée. Je ne vais jamais jusqu'à la tempête par exemple, jamais, jamais, car je crains les avaries.
Roland, dont le vieux long-courrier flattait la manie nautique, riait de tout son cœur, la face déjà rouge et l'œil troublé par l'absinthe. Il avait un gros ventre de boutiquier, rien qu'un ventre où semblait réfugié le reste de son corps, un de ces ventres mous d'hommes toujours assis, qui n'ont plus ni cuisses, ni poitrine, ni bras, ni cou, le fond de leur chaise ayant tassé toute leur matière au même endroit.
Beausire au contraire, bien que court et gros, semblait plein comme un œuf et dur comme une balle.
Mme Roland n'avait point vidé son premier verre, et, rose de bonheur, le regard brillant, elle contemplait son fils Jean.
Chez lui maintenant la crise de joie éclatait. C'était une affaire finie, une affaire signée, il avait vingt mille francs de rentes. Dans la façon dont il riait, dont il parlait avec une voix plus sonore, dont il regardait les gens, à ses manières plus nettes, à son assurance plus grande, on sentait l'aplomb que donne l'argent.
Le dîner fut annoncé, et comme le vieux Roland allait offrir son bras à Mme Rosémilly : "Non, non, père, cria sa femme, aujourd'hui tout est pour Jean."
Sur la table éclatait un luxe inaccoutumé : devant l'assiette de Jean, assis à la place de son père, un énorme bouquet rempli de faveurs de soie, un vrai bouquet de grande cérémonie, s'élevait comme un dôme pavoisé, flanqué de quatre compotiers dont l'un contenait une pyramide de pêches magnifiques, le second un gâteau monumental gorgé de crème fouettée et couvert de clochettes de sucre fondu, une cathédrale en biscuit, le troisième des tranches d'ananas noyées dans un sirop clair, et le quatrième, luxe inouï, du raisin noir, venu des pays chauds.
— Bigre ! dit Pierre en s'asseyant, nous célébrons l'avènement de Jean le Riche.
Après le potage on offrit du madère ; et tout le monde déjà parlait en même temps. Beausire racontait un dîner qu'il avait fait à Saint-Domingue à la table d'un général nègre. Le père Roland l'écoutait, tout en cherchant à glisser entre les phrases le récit d'un autre repas donné par un de ses amis, à Meudon, et dont chaque convive avait été quinze jours malade. Mme Rosémilly, Jean et sa mère faisaient un projet d'excursion et de déjeuner à Saint-Jouin, dont ils se promettaient déjà un plaisir infini ; et Pierre regrettait de ne pas avoir dîné seul, dans une gargote au bord de la mer, pour éviter tout ce bruit, ces rires et cette joie qui l'énervaient. »
Quel est le registre dominant dans le texte proposé ?
Le registre réaliste a pour but de produire un effet de réel, de donner une illusion de réalité. Dans cet extrait, il est fondé sur l'emploi de noms toponymes réels (« Saint-Domingue », « Meudon »). Les noms et prénoms des personnages sont réalistes (« Beausire », « Roland », « Pierre »). La description de la table du dîner est faite avec de nombreuses expansions du nom et des termes précis voire techniques (« quatre compotiers dont l'un contenait une pyramide de pêches magnifiques », « clochettes de sucre fondu »). Enfin, le niveau de langue utilisé dans les dialogues reflète le véritable langage de petits-bourgeois (« Bigre ! dit Pierre en s'asseyant, nous célébrons l'avènement de Jean le Riche. »).
Quel registre caractérise l'extrait suivant ?
« Le capitaine Beausire, un petit homme tout rond à force d'avoir roulé sur la mer, et dont toutes les idées semblaient rondes aussi […].
— Allons, allons, Madame, bis repetita placent, comme nous disons en patois, ce qui signifie : "Deux vermouths ne font jamais mal." Moi, voyez-vous, depuis que je ne navigue plus, je me donne comme ça, chaque jour, avant dîner, deux ou trois coups de roulis artificiel ! J'y ajoute un coup de tangage après le café, ce qui me fait grosse mer pour la soirée. Je ne vais jamais jusqu'à la tempête par exemple, jamais, jamais, car je crains les avaries.
Roland […] avait un gros ventre de boutiquier, rien qu'un ventre où semblait réfugié le reste de son corps, un de ces ventres mous d'hommes toujours assis, qui n'ont plus ni cuisses, ni poitrine, ni bras, ni cou, le fond de leur chaise ayant tassé toute leur matière au même endroit.
Beausire au contraire, bien que court et gros, semblait plein comme un œuf et dur comme une balle. »
Le registre comique a pour but de susciter le rire du lecteur. La description du capitaine Beausire et du père Roland prête à rire. Beausire est assimilé à une sorte de boule ridicule. Il est décrit avec des termes évoquant la rondeur (« un petit homme tout rond », « court et gros ») et est comparé à un « œuf » et à une « balle ». De plus, ses réflexions prêtent à rire par leur sottise (« bis repetita placent, comme nous disons en patois, ce qui signifie : "Deux vermouths ne font jamais mal." », « chaque jour, avant dîner, deux ou trois coups de roulis artificiel ! J'y ajoute un coup de tangage après le café »). Roland, légèrement grisé par l'alcool, est tout aussi ridicule avec sa « face déjà rouge » et son « œil troublé ». Sa description est comique car elle se concentre sur son ventre énorme qui semble faire disparaître tous ses autres membres. La polysyndète, répétition de la conjonction de coordination négative « ni », renforce cet aspect comique.
Quel registre caractérise l'extrait suivant ?
« — Allons, allons, Madame, bis repetita placent, comme nous disons en patois, ce qui signifie : "Deux vermouths ne font jamais mal.". Moi, voyez-vous, depuis que je ne navigue plus, je me donne comme ça, chaque jour, avant dîner, deux ou trois coups de roulis artificiel ! J'y ajoute un coup de tangage après le café, ce qui me fait grosse mer pour la soirée. Je ne vais jamais jusqu'à la tempête par exemple, jamais, jamais, car je crains les avaries.
Roland, dont le vieux long-courrier flattait la manie nautique, riait de tout son cœur, la face déjà rouge et l'œil troublé par l'absinthe. Il avait un gros ventre de boutiquier, rien qu'un ventre où semblait réfugié le reste de son corps, un de ces ventres mous d'hommes toujours assis, qui n'ont plus ni cuisses, ni poitrine, ni bras, ni cou, le fond de leur chaise ayant tassé toute leur matière au même endroit. […]
Mme Roland n'avait point vidé son premier verre, et, rose de bonheur, le regard brillant, elle contemplait son fils Jean.
Chez lui maintenant la crise de joie éclatait. C'était une affaire finie, une affaire signée, il avait vingt mille francs de rentes. Dans la façon dont il riait, dont il parlait avec une voix plus sonore, dont il regardait les gens, à ses manières plus nettes, à son assurance plus grande, on sentait l'aplomb que donne l'argent. »
Le registre satirique a pour but de critiquer quelqu'un ou quelque chose en s'en moquant. Dans cet extrait, c'est la petite-bourgeoisie qui est critiquée à travers des personnages stéréotypés. La bêtise de ces petits-bourgeois tout d'abord avec le personnage du Capitaine un peu rustaud. Roland ensuite, affublé d'« un de ces ventres mous d'hommes toujours assis ». La description de ces deux personnages dénonce leur mode de vie et leurs abus (ils aiment bien boire et bien manger). Mme Roland est oisive et contemplative, à l'image des bourgeoises de son époque. Enfin, l'auteur dénonce l'importance que les petits-bourgeois accordent à l'argent par l'intermédiaire du personnage de Jean, qui semble devenir vaniteux depuis qu'il a de l'argent (« à son assurance plus grande, on sentait l'aplomb que donne l'argent »).
Quel registre caractérise l'extrait suivant ?
« Sur la table éclatait un luxe inaccoutumé : devant l'assiette de Jean, assis à la place de son père, un énorme bouquet rempli de faveurs de soie, un vrai bouquet de grande cérémonie, s'élevait comme un dôme pavoisé, flanqué de quatre compotiers dont l'un contenait une pyramide de pêches magnifiques, le second un gâteau monumental gorgé de crème fouettée et couvert de clochettes de sucre fondu, une cathédrale en biscuit, le troisième des tranches d'ananas noyées dans un sirop clair, et le quatrième, luxe inouï, du raisin noir, venu des pays chauds. »
Le registre épique a pour but de décrire une scène de manière à produire un effet d'agrandissement, de spectaculaire, à la manière des épopées. La table du repas est décrite de manière épique. L'abondance de nourriture est rendue par une longue phrase construite sur une asyndète et une accumulation. On retrouve également des métaphores et des hyperboles rendant l'ensemble grandiose et totalement démesuré (« s'élevait comme un dôme pavoisé », « pyramide de pêches magnifiques », « un gâteau monumental gorgé de crème fouettée », « cathédrale en biscuit », « luxe inouï »). Le terme de « faveurs », qui désigne alors un « ruban donné à un chevalier par sa dame », renforce l'aspect épique de la description.
À quel sous-type du roman le roman Pierre et Jean semble-t-il appartenir ?
Le roman de mœurs est un roman dont l'intrigue rend compte des modes de vie d'une société. Ici, par le biais des différents registres utilisés, c'est la vie des petits-bourgeois qui est étudiée. Leurs comportements sont observés et restitués de manière non idéalisée grâce au registre réaliste. Les registres satirique, comique et épique laissent entrevoir les défauts et les excès de cette classe sociale.