Sommaire
ILa liberté des choix dramaturgiques et poétiquesAL'accumulation baroque1L'extravagance des romantiques2La démesure du langage3Le jeu de scène excessifBUn langage trivialIILa liberté de s'exprimer sur la scène de théâtreALa scène de théâtre : un nouvel espace de débat esthétique1Le débat entre prose et poésie2Le débat autour des intentions de Victor HugoBDu débat artistique à l'implication politiqueIIILa "bataille d'Hernani" pour ouvrir à une création sans contraintesALa "bataille d'Hernani" comme événement générationnelBUn renouveau artistique pour une littérature engagéeAprès une première triomphale et la montée progressive du scandale autour d'Hernani, Victor Hugo et les jeunes romantiques se sont imposés dans le monde du théâtre et illustrés dans l‘histoire de l'art. Les classiques, fervents défenseurs des règles et de la hiérarchie des genres, ont permis malgré eux aux jeunes romantiques de définir et d'exprimer une nouvelle esthétique. Même si depuis la révolution et la naissance du drame bourgeois au XVIIIe, le classicisme est remis en cause, les choix effectués par Victor Hugo ont permis de confirmer cette libéralisation de l'art. En inventant un nouveau public, en faisant du théâtre un lieu de débats littéraires aussi bien que politiques, le drame romantique revendique la liberté de la littérature.
La liberté des choix dramaturgiques et poétiques
C'était le 25 février 1830, le jour d'Hernani, une date qu'aucun romantique n'a oubliée et dont les classiques se souviennent peut-être, car la lutte fut acharnée de part et d'autre.
Théophile Gautier
Le Moniteur universel
25 juin 1867
Avec Hernani, Victor Hugo prend des libertés par rapport aux règles dramaturgiques comme la règle des trois unités, mais aussi par rapport au langage.
L'accumulation baroque
Ce qu'il y a de castillan dans la pièce, c'est une rare accumulation d'invraisemblances, et un profond dédain pour la raison, qui la font ressembler à un drame enfantin de Calderon ou de Lope de Vega.
Honoré de Balzac
Le Feuilleton des journaux politiques
1830
Baroque
Au XVIIe, le baroque constituait l'opposition au classicisme, défendant la sensibilité et l'exagération. Le terme "baroque" a été repris ensuite au XIXe pour définir une forme d'originalité. Selon le Larousse, le baroque peut être ainsi défini : "Qui surprend par son caractère inattendu, bizarre, ou par son comportement original, excentrique : Des idées baroques. Un personnage baroque."
L'extravagance des romantiques
Le baroque peut être associé à l'extravagance des romantiques. Selon les classiques, les auteurs romantiques seraient fous. Patrick Berthier qualifie même le romantisme de "comportement pathologique, auquel la mesure classique [...] doit porter remède." Des parodies circulent, reprenant par exemple Hernani sous le titre d'Harnali ou la contrainte par cor, montrant ainsi toute l'excentricité de la pièce de Victor Hugo.
CHARLOT :
Ah ! La vieille a raison !… Moi je suis un tragique,
Je ne dois pas agir ainsi qu'un bas-comique.
Si j'allais me blottir au fond de ce buffet,
Cela pourrait produire un excellent effet…
Mais non ! Il vaut mieux se cacher dans l'armoire,
Le moyen est plus neuf, si j'en crois ma mémoire ;
Jamais on n'y songea… oui c'est un nouveau tour.
Auguste de Lauzanne
Harnali ou la contrainte par cor, Acte I, scène 2
1830
Cet extrait est une parodie de l'acte I, scène 1. Charlot (Don Carlos) attend de surprendre ensemble Hernali (Hernani) et Quasifol (Doña Sol). Cette scène ridiculise Victor Hugo et sa volonté de créer une œuvre qui rompt avec celles de ses prédécesseurs. Cette scène critique le mélange des genres effectué par Victor Hugo : Don Carlos est un personnage qui doit appartenir à la tragédie puisqu'il est noble, il s'agit d'un roi, et il adopte pourtant le comportement d'un personnage de comédie : "bas-comique". Hugo mélange donc tragédie et comédie à travers ce personnage.
La démesure du langage
Le baroque peut être également associé au choix du langage utilisé dans Hernani. On reproche à Victor Hugo :
- la démesure baroque, l'exagération ;
- la trahison envers la langue française nationale ;
- les distorsions infligées à l'alexandrin.
DON CARLOS, seul :
L'empereur ! l'empereur ! être empereur ! ô rage,
Ne pas l'être ! et sentir son cœur plein de courage !
Qu'il fut heureux celui qui dort dans ce tombeau !
Qu'il fut grand ! De son temps c'était encore plus beau.
Victor Hugo
Hernani
1830
Dans ce monologue extrait de l'acte IV, on retrouve la démesure baroque avec l'accumulation de phrases exclamatives, le champ lexical de l'exploit avec "courage", "grand" et "empereur" et les anaphores "qu'il fut". On retrouve aussi le vers disloqué avec un enjambement "ô rage" et "Ne pas l'être !". Enfin, choisir des noms espagnols comme "Don Carlos" trahit le classique "Monsieur Jourdain", par exemple, de Molière.
Le jeu de scène excessif
Les classiques associent les acteurs sur scène et les spectateurs romantiques à la même folie. La Gazette de France dit même au sujet d'une représentation d'Hernani que des "bravos furieux, les trépignements frénétiques, les exclamations folles ne lui ont pas été épargnés. Les spectateurs étaient au niveau des acteurs, qui ont joué comme des épileptiques."
Les romantiques novateurs et les acteurs qui jouent leurs pièces sont vus comme des fous, en marge de la littérature et de la société. Certains jeux de scène sont jugés inappropriés et incohérents par les classiques.
Démesure, incorrections langagières et invraisemblances sont tout autant d'accumulations excentriques, baroques, qui ont valu à Hernani une critique extrêmement violente.
Un langage trivial
Souhaitant rendre compte de la réalité dans sa globalité, Victor Hugo décide de ne pas enfermer un personnage dans un niveau de langue figé et prédéfini par ses origines sociales. Cela le conduit vers un mélange des niveaux de langue qui choque à son époque. Ainsi, le langage utilisé par Don Carlos, un personnage royal, a été très critiqué.
On rencontre des expressions triviales dans la bouche de Don Carlos, comme "manche à balai".
Dans le drame romantique, Victor Hugo redéfinit les codes sociaux des personnages : le langage n'est plus révélateur de leur appartenance sociale, ce qui rend les dialogues imprévisibles, contradictoires et invraisemblables pour les classiques.
Hernani apparaît d'abord comme un rude brigand obsédé par la vengeance. C'est un proscrit, qui n'a plus aucun droit dans la société et qui ne devrait pas avoir eu d'éducation. Pourtant, fait contradictoire, il s'exprime souvent comme un héros tragique, noble, à la sensibilité particulière.
HERNANI, à Doña Sol :
Moi ? Je brûle près de toi.
Ah ! Quand l'amour jaloux bouillonne dans nos têtes,
Quand notre cœur se gonfle et s'emplit de tempêtes,
Qu'importe ce que peut un nuage des airs
Nous jeter en passant de tempêtes et d'éclairs !
Victor Hugo
Hernani, Acte I, scène 2
1830
Dans cet extrait, Hernani fait preuve de lyrisme en associant l'amour passionnel au champ lexical de la tempête avec "bouillonne", "tempêtes" ou "éclairs". La métaphore de la tempête est un topos traditionnel de la tirade amoureuse dans la tragédie classique. Placer cette tirade dans la bouche d'un brigand est une incohérence pour la critique. Le langage est lié à une émotion, un tempérament, et non le statut social.
Don Ruy Gomez s'exprime d'abord avec un lyrisme touchant dans son désir d'amour lors de sa tirade sur la vieillesse dans l'acte III mais il s'avère finalement impitoyable et cruel dans l'acte V, privé de sa verve d'orateur.
DON RUY GOMEZ, à Doña Sol :
Voilà comment je t'aime, et puis je t'aime encore
De cents autres façons, comme on aime l'aurore,
Comme on aime les fleurs, comme on aime les cieux !
De te voir tous les jours, toi, ton pas gracieux,
Ton front pur, le beau feu de ta douce prunelle…
Je ris et j'ai dans l'âme une fête éternelle.
Victor Hugo
Hernani, Acte III, scène 1
1830
Dans l'acte III, Don Ruy Gomez exprime avec poésie son amour pour Doña Sol, multipliant les comparaisons avec la nature : "l'aurore", "les fleurs", "les cieux".
DON RUY GOMEZ, à Hernani :
Puisque je n'ai céans affaire qu'à deux femmes,
Don Juan, il faut ailleurs que j'aille chercher des âmes.
Tu fais de beaux serments par le sang dont tu sors,
Et je vais à ton père en parler chez les morts !...
Victor Hugo
Hernani, Acte V, scène 6
Contrairement à l'acte III, dans l'acte V, Don Ruy Gomez, qui est duc, s'abaisse à insulter Hernani, par jalousie, le comparant à une femme. Qu'un personnage noble s'en prenne avec trivialité à un personnage d'un rang social inférieur est avilissant.
La critique a parlé parfois de "basse-cour", pointant du doigt la bassesse des courtisans et le langage trivial "canaille" prêté à un roi : Don Carlos.
DON CARLOS, à Doña Joséfa :
Serait-ce l'écurie où tu mets d'aventure
Le manche du balai qui te sert de monture ?
Victor Hugo
Hernani, Acte I, scène 1
1830
Il est invraisemblable pour les classiques qu'un roi puisse s'exprimer dans un langage aussi trivial, comparant l'armoire à une écurie et la duègne à une sorcière sur son balai.
De même, le retournement de situation final, avec la grâce du roi qui soudainement reprend sa place avec autorité et noblesse et fait chevalier Hernani est tout à fait invraisemblable selon les spectateurs. La menace d'Hernani envers le roi, "J'écraserais dans l'œuf ton aigle impérial", est inconcevable pour les classiques.
Doña Sol ne choque pas tant par la trivialité de son langage que par sa posture. Noble, elle est prête à échapper au mariage qui l'attend pour fuir avec un bandit.
Le roi s'exprime souvent comme un bandit, le bandit traite le roi comme un brigand. La fille d'un grand d'Espagne n'est qu'une dévergondée, sans dignité ni pudeur.
Charles Brifaut cité par Victor Hallays-Dabot
Histoire de la censure théâtrale en France
Le censeur Brifaut condamne l'immoralité de la pièce de Victor Hugo.
La liberté de s'exprimer sur la scène de théâtre
Hernani a transgressé les règles dramaturgiques et poétiques classiques, offrant de nouvelles perspectives au drame. Libéré des contraintes formelles, il offre désormais aux artistes la possibilité de s'exprimer à la fois sur scène et dans la salle lors des représentations.
La scène de théâtre : un nouvel espace de débat esthétique
Avec Hernani, la scène de théâtre devient un nouvel espace de débat esthétique.
Le débat entre prose et poésie
Le débat esthétique entre prose et poésie oppose les romantiques entre eux. Alors que Stendhal rêve d'un drame romantique en prose, la position de Victor Hugo semble plus complexe. Il critique ouvertement le vers classique, incapable d'évoluer avec son temps.
À peuple nouveau, art nouveau.
Victor Hugo
Préface d'Hernani
1830
Toutefois, comme la réclame Stendhal, Victor Hugo refuse la prose qui se rapproche trop du drame historique ou du mélodrame conservateur selon lui. Voilà pourquoi dans Hernani, il choisit le vers disloqué, mélange de prose et de vers : tous les personnages, faibles comme puissants, roi ou bandit, peuvent bénéficier de la puissance du vers tout en offrant un effet de naturel.
Le vers est la forme optique de la pensée. Voilà pourquoi il convient surtout à la perspective scénique […] L'idée trempée dans le vers prend soudain quelque chose de plus incisif et de plus éclatant. C'est le fer qui devient acier.
Victor Hugo
Préface de Cromwell
1827
Selon Victor Hugo, le vers doit donc être "aussi beau que de la prose". C'est le vers qui transcende la pensée.
En réinventant un genre littéraire, Victor Hugo se doit de réinventer un mode d'expression qui lui convienne : le vers brisé.
Le vers brisé est en particulier un besoin du drame ; du moment où le naturel s'est fait jour dans le langage théâtral, il lui a fallu un vers qui pût parler. Le vers brisé est admirablement fait pour recevoir la dose de prose que la poésie dramatique doit admettre. De là, l'introduction de l'enjambement et la suppression de l'inversion, partout où elle n'est pas une grâce et une beauté.
Victor Hugo
Lettre à Wilhem Ténint
1843
Il exprime ici la nécessité du drame de renouveler le langage théâtral afin d'entrer en adéquation avec ses libertés dramatiques et scéniques. L'alexandrin, qui s'adressait à un public de connaisseurs, est remplacé par le vers brisé, plus compréhensible et naturel dans la bouche des personnages.
La scène d'Hernani devient ainsi le lieu du débat esthétique.
Le débat autour des intentions de Victor Hugo
Les classiques ont jugé la représentation d'Hernani provoquante à cause de l'insertion d'éléments du quotidien, dits "prosaïques". Selon eux, Victor Hugo n'a cherché avec Hernani qu'un moyen de créer un scandale et de faire parler de lui. Victor Hugo semble plutôt défendre l'idée d'un drame écrit pour être joué, dont la conception cherche à tenir compte des contraintes d'une représentation face à un large public. Quand la tragédie s'adresse à un public de connaisseurs, Hernani s'adresse à tous. Victor Hugo doit donc trouver une forme capable d'être entendue par tous. Ainsi il aurait cherché à simplifier la compréhension de la pièce en ajoutant des éléments du quotidien, rendant l'identification aux personnages plus aisée. Le débat est donc virulent lors de la représentation de la pièce : les classiques huent la provocation quand les romantiques louent la clarification de sa perception.
Les marques de prosaïsme sont […] impitoyablement dénoncées par un rire, un ricanement ou un sifflet, du "Vous devez avoir froid" de Doña Sol à Hernani, en passant par "Josefa, fais sécher son manteau" (acte I, scène II), à "Je rallume les feux, je rouvre les croisées / Je fais arracher l'herbe au pavé de la cour " (acte V, scène III). (…) Le scandale est franchement politique, comme lorsque la Toison d'or se mue en "mouton d'or qu'on va se pendre au cou " (acte I, scène IV).
Olivier Bara
La Malséance au théâtre (1830-1838). Hernani, Ruy Blas et le public
2008
Les marques du prosaïsme dans Hernani, matérialisées dans des situations du quotidien auxquelles tous les spectateurs peuvent s'identifier, ont choqué le public classique, là où les romantiques voyaient davantage de clarté et de complicité.
Du débat artistique à l'implication politique
Les éléments prosaïques présents dans le drame hugolien servent à parler du réel sans pour autant le reproduire. Ainsi le débat artistique autour de la libéralisation et du renouvellement des règles dramatiques s'ouvre à un débat politique.
Le théâtre est un point d'optique. Tout ce qui existe dans le monde, dans l'histoire, dans la vie, dans l'homme, tout doit et peut s'y réfléchir, mais sous la baguette magique de l'art.
Victor Hugo
Préface de Cromwell
1827
Selon Victor Hugo, le théâtre est un miroir de la société contemporaine mais ce miroir est déformé par le processus de création et d'imagination artistique. En parlant du réel, le drame romantique pousse au débat politique. Les valeurs, par exemple, comme l'honneur, s'expriment souvent dans le drame par l'expression de leur opposé. Le spectateur doit trouver sa propre interprétation de la pièce, entre distance et adhésion. Le débat soulève donc les questions de l'interprétation, de la distance ou de l'adhésion aux valeurs représentées. Par exemple, Don Carlos est-il l'incarnation d'un roi idéal, faisant preuve de clémence et de courage ? Ou n'est-il qu'un bandit apeuré par le pouvoir ? La place même des rois dans la société contemporaine est interrogée par le débat.
Dans le Journal des débats politiques et littéraires de 1830 paraissent plusieurs articles s'interrogeant sur la portée politique d'Hernani. Il s'agit d'un journal politique qui loue la capacité du drame à porter des idées élevées, politiques.
Hernani n'est ni une tragédie, ni une comédie ; c'est un drame, et, il y a une quinzaine d'années, un drame ne tirait à aucune conséquence ; un drame ne prouvait rien, ou prouvait très peu de chose en littérature. Fût-il touchant, pathétique, déchirant même, on le prenait comme objet de distraction et d'amusement, mais il ne valait guère à son auteur qu'une part dans les recettes. (…) Aujourd'hui le drame a gagné du terrain. Traité avec talent, il a pris position à côté de ses deux sœurs. On l'accueille comme le dernier venu, comme le Benjamin de la famille. Les aînées ont leur établissement fait, on les respecte et on les néglige. Le drame a les grâces de la jeunesse et de la nouveauté ; il se présente entouré d'une pompe brillante, d'un cortège nombreux ; on lui prodigue les beaux habits, les riches appartements, l'appareil des fêtes. S'il n'est pas encore parfaitement raisonnable, on espère que le jugement lui viendra avec les années. Il a d'ailleurs des élans de verve si étourdissants, il sait si bien allier, par moments, l'élévation des pensées à la naïveté de l'expression.
Journal des débats politiques et littéraires
27 février 1830
Dans cet article, les journalistes de l'époque reconnaissent l'influence politique du drame romantique. Jusqu'à présent, le drame n'était pas pris au sérieux mais avec Hernani il a réussi à élever les débats et les idées.
Dans l'Antiquité, la tragédie jouait un rôle crucial dans la politique de la cité. Elle était le moyen de transmettre des idées, de porter des projets et des valeurs. Dans ce journal politique, les journalistes témoignent de l'importance que prend désormais le drame dans la vie publique et politique.
Ainsi Hernani pose plusieurs questions politiques : le pouvoir et la place du peuple. Lors de son écriture en 1829, la révolution de 1830 n'a pas encore eu lieu. Hernani résonne comme une prémonition, mettant en scène par l'intermédiaire de Don Carlos la nécessaire métamorphose du pouvoir. Dans la pièce, le peuple n'est jamais représenté. Hernani appartient à un groupe de brigands qui vivent dans les montages et non au cœur des villages. Le roi Don Carlos semble entouré de seigneurs comme Don Ruy Gomez qui lui ont prêté allégeance.
DON CARLOS, à Don Ruy Gomez :
Ah ! vous réveillez donc les rébellions mortes !
Pardieu ! si vous prenez de ces airs avec moi,
Messieurs les ducs, le roi prendra des airs de roi !
Et j'irai par les monts, de mes mains aguerries,
Dans leurs nids crénelés tuer les seigneuries !
Victor Hugo
Hernani, Acte III, scène 6
1830
Don Carlos évoque ici le lien de vassalité qui unit Don Ruy Gomez à lui-même, son roi, et le risque qu'il prend à lui désobéir.
Ainsi le pouvoir incarné par Don Carlos semble être un pouvoir féodal, dépassé. Sa métamorphose dans l'acte IV, face au tombeau de Charlemagne, témoigne d'une transformation du pouvoir. En devenant empereur, Don Carlos découvre l'ampleur de son pouvoir et prend conscience que désormais lui et le Pape détiennent les clés du pouvoir. Élu légitime, il cesse d'être ce roi autoritaire et absolu. Il s'élève en Charles Quint, noble, clément, s'inspirant de la posture de Napoléon. Pour la première fois, le peuple est mentionné dans la pièce. Don Carlos décrit le lien qui l'unit désormais au peuple.
DON CARLOS :
(…) Si bien que tous les rois, cessant leurs vains débats,
Lèvent les yeux au ciel… Rois ! regardez en bas !
– Ah ! le peuple ! – océan ! – onde sans cesse émue,
Où l'on ne jette rien sans que tout ne remue !
Vague qui broie un trône et qui berce un tombeau !
Miroir où rarement un roi se voit en beau !
Victor Hugo
Hernani, Acte IV, scène 2
1830
Dans ce monologue, Don Carlos évoque la place centrale du peuple avec la métaphore de la tempête, capable de renverser le pouvoir royal. Pour s'en sortir, le roi doit devenir empereur. Victor Hugo aurait pu envisager cet avenir pour son propre pays avant que ne survienne la révolution.
La "bataille d'Hernani" pour ouvrir à une création sans contraintes
La "bataille d'Hernani" a rendu les débats possibles. Sans cabale et sans controverse, Hernani n'aurait pas pu ouvrir la voie à la création artistique libérée de ses contraintes. La bataille a été le lieu du débat public politique et artistique dans lequel deux générations ont pu s'affronter.
La "bataille d'Hernani" comme événement générationnel
En 1830, deux générations s'opposent : les anciens, attachés au classicisme et conservateurs, et la jeunesse romantique pleine d'envie et d'espoirs pour son pays. Au-delà d'une libéralisation de l'art, c'est la liberté d'expression et de pensées qui est en jeu avec Hernani pour la jeunesse du début du XIXe.
En 1789, dans la Déclaration des Droits de l'homme et du citoyen, ces libertés étaient garanties. Pourtant avec le retour des ultra-royalistes, la censure de Marion de Lorme et son scandale, la jeunesse ne se sent pas libre et a besoin d'un combat à mener.
Tout citoyen peut (...) parler, écrire, imprimer librement, sauf à répondre de l'abus de cette liberté dans les cas déterminés par la loi.
Déclaration universelle des Droits de l'homme et du citoyen
1789
La jeune génération rejette les ordonnances promulguées par le roi Charles X le 26 juillet 1830 qui visent à censurer la presse d'opposition. Des manifestations en réaction à cette censure éclatent et sont violemment réprimées. La jeunesse est révoltée et ne peut supporter pour son avenir une telle violence et une telle absence de libertés. La révolution de Juillet 1830 est en marche et c'est dans cette dynamique que les jeunes auteurs romantiques survoltés participent à la révolution. Cette nouvelle génération, en révolutionnant le monde artistique, en osant transgresser les règles établies parfois avec provocation, insuffle le vent de la liberté. La "bataille d'Hernani", opposant les jeunes romantiques et les anciens classiques, a ouvert la voie à une forme de révolution par la littérature. Événement générationnel, elle a permis aux jeunes de prendre leur place dans la construction du monde de demain, littéraire comme politique.
Un renouveau artistique pour une littérature engagée
C'est Jean-Paul Sartre, au XXe siècle, qui popularise le terme de littérature "engagée". Victor Hugo est considéré par ses descendants comme un "artiste engagé". On pense souvent à son engagement politique qui lui a valu un exil de près de vingt ans. Mais son engagement ne se limite pas à son implication politique. L'engagement de Victor Hugo commence par le choix de la liberté, particulièrement exprimé dans Hernani.
Le renouveau artistique, que Victor Hugo conçoit comme un combat, s'inscrit dans une volonté fondamentale d'offrir à ses contemporains une littérature engagée, œuvrant pour la conscience, la connaissance et l'éducation de l'homme. L'espoir de valeurs, de libertés fondamentales et d'une justice sociale sont autant d'engagements que le renouveau de la littérature peut porter. Ainsi, Victor Hugo, après avoir renouvelé le théâtre, s'empare de la liberté romanesque et rompt avec les codes du genre.
Il rédige Notre-Dame de Paris (1831), Claude Gueux (1834) et Les Misérables (1862) qui deviennent des chefs-d'œuvre littéraires, symboles d'une lutte artistique et politique. Dans Notre-Dame de Paris, il défend l'éducation par les livres plutôt que par l'Église. Dans Claude Gueux, il s'appuie sur un personnage réel pour mener sa lutte contre la peine de mort. Dans Les Misérables, il s'implique pour l'égalité et la justice sociale.
Hernani et particulièrement les débats engendrés par sa bataille ouvrent ainsi la voie, pour Victor Hugo et ses descendants, à la liberté de s'approprier les règles artistiques. L'art, libéré de son carcan traditionnel par Victor Hugo, peut s'engager dans son histoire.
En défendant une forme de libéralisation de l'art par l'acquisition de droits fondamentaux dans le théâtre, comme la liberté de création et d'expression, Victor Hugo et la jeune génération des romantiques ont ouvert la voie à des créations artistiques libérées de leurs contraintes formelles. Ainsi la littérature est devenue "engagée", porteuse de messages, de revendications, de droits et de libertés.
Longtemps j'ai pris ma plume pour une épée.
Jean-Paul Sartre
Les Mots
1964