Sommaire
IL'homme et son rapport à la religionADéfinir la religionBLes caractéristiques du fait religieuxIILes liens complexes entre raison et croyanceAL'opposition entre croyance et raison1Des définitions opposées2La séparation en deux sphèresBLes connexions entre croyance et raison1Des façons différentes d'exprimer la même chose2La raison pour éclairer la religionIIILes raisons de l'universalité de la religionALe besoin de donner du sens à la mortBLa création d'un lien socialCUne réponse à la dureté de la vieLa religion, qui a toujours marqué l'histoire humaine, apparaît comme un phénomène culturel complexe et diversifié. Son rapport avec la raison est également complexe : souvent opposées, raison et foi finissent par paraître interdépendantes. Finalement, l'universalité de la religion doit nous amener à questionner son origine.
L'homme et son rapport à la religion
Définir la religion
Il convient d'abord de définir la religion et son rapport à l'homme.
La notion de religion recouvre un ensemble de réalités hétérogènes. C'est d'ailleurs ce que montre son étymologie :
- Religare signifie "relier" (la religion relie l'homme à Dieu) et "rassembler" (les hommes entre eux).
- Religere signifie "recueillir" : cela renvoie à l'idée d'observance, de scrupule.
Pour Henri Bergson, la religion présente deux aspects différents qui s'opposent. Il y a la religion statique et la religion dynamique :
- La religion statique "attache l'homme à la vie, l'individu à la société".
- La religion dynamique a quelque chose "d'inaccessible", elle touche à l'âme. Bergson la considère comme traversant tout le corps, il la définit comme un "élan vital".
La religion est donc à la fois un système de croyances auquel un individu adhère et une notion de communauté religieuse et culturelle.
La religion apparaît surtout comme étant propre à l'homme. Par exemple, ce dernier est le seul être vivant à procéder à des cérémonies mortuaires. Même à la Préhistoire, on retrouve des traces de cultes que les hommes vouaient aux morts. En ce sens, l'homme semble donc être un animal religieux.
Par ailleurs, la religion a un lien avec la mort, et plus précisément avec la conscience qu'a l'homme d'être mortel.
Les caractéristiques du fait religieux
On parle de fait religieux pour caractériser non pas le sentiment ou la croyance qu'éprouve un individu à l'égard de sa foi, mais pour désigner les occurrences, dans la culture, de ces croyances.
Pour distinguer ce qui relève du religieux et ce qui n'en relève pas, il est possible d'utiliser la distinction entre le sacré et le profane. Dans son travail sur la religion, le sociologue Émile Durkheim insiste sur cette séparation qui s'opère dans la société entre les choses relevant du domaine du sacré et celles relevant du domaine du profane.
Une religion est un système solidaire de croyances et de pratiques relatives à des choses sacrées, c'est-à-dire séparées, interdites, croyances et pratiques qui unissent en une même communauté morale, appelée Église, tous ceux qui y adhèrent.
Émile Durkheim
Les Formes élémentaires de la vie religieuse : le système totémique en Australie, Paris, éd. PUF
1912
Ce sur quoi insiste ici Durkheim, c'est la division du monde entre les réalités sacrées et les réalités profanes. Pour lui, cette distinction constitue le dénominateur commun de toutes les religions.
Le sacré regroupe les choses, les lieux, les objets, les personnes ou les moments qu'une culture donne à interpréter comme autant de manifestations d'une puissance supérieure, bénéfique ou maléfique. Le profane est tout simplement le non-sacré.
Durkheim insiste sur un autre aspect de la religion : son caractère unificateur. En effet, pour lui, la religion ne fait pas que proposer une distinction entre le sacré et le profane, elle est aussi ce qui permet aux hommes de constituer une communauté.
Nous ne rencontrons pas, dans l'histoire, de religion sans Église. Une religion est un système solidaire de croyances et de pratiques relatives à des choses sacrées qui unissent en une même communauté morale tous ceux qui y adhèrent.
Émile Durkheim
Les Formes élémentaires de la vie religieuse : le système totémique en Australie, Paris, éd. PUF
1912
Dans cette citation, Durkheim souligne qu'une religion est nécessairement collective. Cette propriété suit de la définition de la religion comme ensemble solidaire de croyances et de rites, c'est-à-dire impliquant une communauté. C'est cette communauté qu'il appelle "Eglise".
Pour Durkheim, une religion est donc toujours l'affaire d'une communauté qui y adhère. Ce n'est pas un simple système de pensées. De plus, il n'y a pas non plus de religion au sens sociologique du terme sans pratique religieuse, c'est-à-dire sans rituels.
Du point de vue sociologique, la religion est donc un ensemble de pratiques et de rites communs à une communauté qui y adhère et qui repose, au sein d'une même société, sur la distinction du sacré et du profane.
Les liens complexes entre raison et croyance
L'opposition entre croyance et raison
Des définitions opposées
Étymologiquement, la foi (du latin fides) signifie la confiance. Ainsi, le fidèle est celui qui s'en remet intégralement à Dieu, même s'il ne peut prouver son existence ni déchiffrer sa volonté. Par exemple, dans la Bible, Abraham obéit lorsque Dieu lui demande de sacrifier Isaac, son fils unique, même s'il ne sait pas quelle sera l'utilité de son acte.
En ce sens, la foi semble bien s'opposer au savoir et la raison, qui exigent preuve et justification.
Mais ce qui caractérise plus encore cette opposition entre la foi et le savoir tient probablement au caractère absolument certain des vérités révélées, là où les vérités proposées par les sciences ont conscience de leur caractère provisoire. Bertrand Russell insiste sur cette différence entre une croyance religieuse et une théorie scientifique.
Un credo religieux diffère d'une théorie scientifique en ce qu'il prétend exprimer la vérité éternelle et absolument certaine, tandis que la science garde un caractère provisoire : elle s'attend à ce que des modifications de ses théories actuelles deviennent tôt ou tard nécessaires et se rend compte que sa méthode est logiquement incapable d'arriver à une démonstration complète et définitive.
Bertrand Russell
Science et Religion, (Religion and Science), trad. Philippe-Roger Mantoux, Paris, éd. Gallimard, coll. "Folio essais" (1990)
1935
Alors que la vérité religieuse est révélée une fois pour toutes, et est tenue pour toujours absolument vraie, la science sait qu'elle ne peut prétendre ni à un savoir exact ni à une connaissance entière achevée du monde.
La séparation en deux sphères
Si l'on peut accuser la foi de prétendre délivrer des vérités certaines dans le domaine du savoir, il est aussi possible de souligner que, pour ce qui est du domaine de la foi, la raison n'a pas à intervenir.
Autrement dit, il importerait de délimiter strictement ces domaines que constituent la foi et le savoir.
Blaise Pascal insiste largement sur cette distinction. Selon lui, foi et savoir sont deux ordres distincts qu'il ne convient généralement pas de faire se rejoindre. Concernant la foi, il souligne qu'elle ne peut pas être l'objet d'un raisonnement ou d'une conviction : la foi se sent avec le cœur, elle ne peut faire l'objet de démonstration rationnelle. Ainsi, si la foi doit être évacuée du domaine de la connaissance, la raison doit, dans le domaine de la foi, et même de certains principes fondamentaux, céder sa place au cœur.
Les connexions entre croyance et raison
Des façons différentes d'exprimer la même chose
Les liens entre les vérités issues de la foi et celles formulées par la raison ne doivent pas nécessairement être pensés en termes d'exclusion.
Il est en effet possible de penser que la religion et la raison constituent deux façons différentes d'exprimer la vérité, sans qu'il y ait nécessairement à choisir entre l'une ou l'autre.
C'est en un sens l'idée qu'exprime le philosophe Alain. En effet, celui-ci s'attache à produire une interprétation rationnelle de la religion. Pour lui, les religions ne seraient que l'expression métaphorique de ce que la philosophie exprime sous forme de concepts.
On peut penser que la parabole du Bon Samaritain dans la Bible (qui illustre le devoir d'être bon envers son prochain) est l'expression métaphorique de l'impératif catégorique théorisé par Emmanuel Kant : "Agis de façon telle que tu traites l'humanité, aussi bien dans ta personne que dans toute autre, toujours en même temps comme fin, et jamais simplement comme moyen".
Les dieux sont nos métaphores, et nos métaphores sont nos pensées.
Alain
Propos sur la religion, Paris, éd. PUF, 4e éd. (1969)
1921
En fait, les vérités de la religion et les vérités de la raison seraient les mêmes, simplement exprimées sous des formes différentes.
La raison pour éclairer la religion
Si la foi et le savoir ne s'opposent pas nécessairement, il importe de préciser les liens qu'ils peuvent entretenir.
Pour le philosophe Averroès, la foi et la raison ne peuvent pas être contraires : elles sont les deux expressions possibles de la vérité.
Pourtant, il arrive souvent que les vérités de la foi et celles de la raison se contredisent. En réalité, cette contradiction n'est qu'apparente : c'est que la vérité, dans le discours religieux, c'est-à-dire issu des textes sacrés, est recouverte d'un voile. La solution pour accéder à la vérité est alors de faire usage de sa raison, qui est la meilleure part de l'homme.
Ainsi, lorsqu'il y a un conflit entre la religion et la raison, il revient à l'homme d'interpréter le texte sacré, afin qu'il s'accorde aux énoncés de la raison. C'est donc le recours à l'interprétation qui permet de résoudre les oppositions apparentes.
Ainsi, pour Averroès, la vraie religiosité implique l'usage de la raison : le philosophe est celui qui voit les vérités sans voile, et leur connaissance est le culte qu'il rend à Dieu.
Au siècle des Lumières, la raison va aussi tenter de rendre la religion plus rationnelle. En effet, à un moment où la raison tente d'affirmer son autonomie par rapport à la religion, de nombreux philosophes sont amenés à critiquer l'absurdité de certains dogmes et à vivement condamner l'intolérance et l'oppression dont est responsable une certaine forme de religion.
C'est ainsi que Voltaire, dans le conte philosophique Candide, fait la critique de certaines formes de religion : le rigorisme hollandais, l'Inquisition espagnole ou les jésuites au Paraguay. Sans être pour autant athées, ces philosophes préconisaient le retour à une religion naturelle débarrassée de certains rites inutiles et de certaines croyances qu'ils jugeaient absurdes.
La religion naturelle s'oppose à la fois aux religions instituées, c'est-à-dire aux institutions liées à une religion (telles que le clergé et l'Église), et aux religions révélées, c'est-à-dire aux vérités auxquelles doit adhérer le croyant. La religion naturelle prône donc un rapport immédiat à Dieu et préconise l'usage de la raison à deux niveaux : pour déceler la présence de Dieu dans le monde, à travers les lois de la nature, et pour adopter une attitude morale dans la conduite de sa vie. Il s'agit donc d'une forme de déisme, prônant l'existence d'une morale universelle : celle que nous enseigne la raison. Ainsi, les enseignements de la religion naturelle sont accessibles à l'homme par l'usage de sa seule raison.
Dans sa Lettre sur la tolérance, John Locke distingue très clairement les attributions de l'État, en insistant sur le fait que ce n'est pas à lui de prendre en charge l'âme des sujets. Dans un moment de l'histoire du Royaume-Uni marqué par d'importants conflits religieux, Locke entend dans cette lettre plaider en faveur de la tolérance des diverses religions au sein de l'État. Ainsi, il est essentiel pour lui de reconnaître qu'en matière de pratique religieuse comme de croyance, le choix doit être laissé à chaque individu. En un sens, Locke ouvre ainsi la voie à la reconnaissance de la neutralité de l'État en matière de religion.
Les raisons de l'universalité de la religion
Le besoin de donner du sens à la mort
Qu'on la considère dans sa dimension individuelle (la croyance), ou bien dans sa dimension collective (ensemble de pratiques et de croyances propres à une société ou communauté donnée), la religion apparaît comme un phénomène universel.
Comment expliquer ce besoin universel de trouver du sens à l'existence par le biais de la religion ?
Il est possible de dire, avec Sigmund Freud, que la religion répond à un besoin psychologique de l'homme face à sa finitude, c'est-à-dire sa conscience d'être mortel. En effet, selon lui, la religion est une croyance qui découle de trois désirs fondamentaux :
- Un besoin affectif de protection : Dieu apparaît alors comme une sorte de projection de la figure du père.
- Un besoin intellectuel de compréhension du monde et de soi-même : la religion se propose ainsi d'apporter une réponse aux grandes questions métaphysiques que se pose l'homme (Quelle est l'origine du monde ? Quel est le sens de la vie ?)
- Enfin, un besoin moral de justice : c'est ce qu'exprime l'image du Jugement dernier, tout comme l'idée d'un paradis, d'un enfer, et d'un dieu qui voit tous les actes des hommes et sonde leurs intentions.
Les idées religieuses qui professent d'être des dogmes, ne sont pas le résidu de l'expérience ou le résultat final de la réflexion : elles sont des illusions, la réalisation des désirs les plus anciens, les plus forts, les plus pressants de l'humanité ; le secret de leur force est la force de ces désirs.
Sigmund Freud
L'Avenir d'une illusion, (Die Zukunft einer Illusion), trad. Anne Balseinte, Jean-Gilbert Delarbre, Daniel Hartmann, Paris, éd. PUF, coll. "Quadrige Grands textes", 6e éd. (2004)
1927
Contrairement à l'idée selon laquelle les dogmes religieux exprimeraient une forme de sagesse pratique, le résultat de l'expérience ou de la réflexion, Freud affirme ici qu'il s'agit d'illusions. Plus précisément, ces dogmes religieux, traductions de désirs enracinés dans la nature de l'homme, tiennent justement leur force de la puissance des désirs dont ils sont issus.
La création d'un lien social
Outre l'aspect psychologique, le caractère universel du fait religieux tient peut-être aussi à son rôle dans la constitution d'une société.
Comme le souligne Durkheim dans Les Formes élémentaires de la vie religieuse, la religion est essentiellement une forme de lien social. En d'autres termes, la religion est ce qui lie les hommes entre eux à l'intérieur d'une société donnée.
Il est néanmoins possible de souligner une lente disparition de cette forme du lien social, dans la mesure où s'effectue un transfert de la religiosité dans la sphère privée/individuelle. Marcel Gauchet l'évoque notamment dans Le Désenchantement du monde (1985). Il y montre ainsi que les sociétés occidentales modernes sont sécularisées et sont donc en train de sortir de la religion. En effet, le phénomène religieux relève de plus en plus d'un choix individuel, tandis que la société tend à se structurer en dehors de toute référence à une communauté religieuse.
Une réponse à la dureté de la vie
Il est enfin possible de suggérer que la religion constitue une réponse à la dureté des conditions d'existence.
C'est ce que veut dire Karl Marx, lorsqu'il énonce que la religion est "l'opium du peuple". En effet, la religion naît dans un contexte de misère matérielle, d'incapacité à maîtriser les conditions d'existence. La religion fonctionnerait ainsi comme une drogue, car en prétendant délivrer l'homme de la sensation de souffrance, en lui promettant une vie meilleure après la mort, elle lui donne de l'espoir.
Or, elle ne le délivre pas des causes réelles de sa souffrance : en réalité, elle le maintient dans l'inaction et l'empêche ainsi de se révolter contre une situation inacceptable. Elle sert de "bonheur illusoire du peuple" afin de consoler les hommes de la misère réelle.
La religion se révèle être surtout, selon Marx, l'instrument utilisé par la classe dominante pour "endormir" les prolétaires en leur faisant croire à l'avènement d'un monde meilleur, dans un au-delà imaginaire.
La religion est la théorie universelle de ce monde, sa somme encyclopédique, sa logique sous forme populaire, son point d'honneur spiritualiste, son enthousiasme, sa sanction morale, son complément solennel, le fondement universel de sa consolation et de sa justification.
Karl Marx
Contribution à la critique de la philosophie du droit de Hegel, trad. Jules Molitor, éd. Allia, coll. "Petite Collection" (1998)
1843
La religion prétend justifier l'existence du monde tel qu'il est en renvoyant le bonheur à la vie après la mort.