Sommaire
ILes définitions de théorie et expérienceALa théorieBL'expérienceIILe rôle de l'expérience dans l'élaboration de la théorieAL'empirismeBLa méthode expérimentaleIIILa supériorité de la théorie sur l'expérienceALa théorie influence l'expérienceBL'expérience se construit à partir d'une théorie1L'expérience est impensable sans intervention de la raison2L'expérience est guidée par des hypothèses théoriques3L'expérience repose sur l'utilisation de théories antérieuresCL'expérience sert simplement à contrôler la théorie1L'expérience contrôle par validation2L'expérience contrôle par réfutationLes définitions de théorie et expérience
La théorie
Il est possible de distinguer trois grands usages de la notion de théorie.
La théorie peut être comprise comme le domaine de la connaissance spéculative (abstraite), par opposition au domaine de la pratique (c'est-à-dire de l'application).
En un sens plus restreint, la théorie renvoie à un ensemble de connaissances abstraites (notions, idées, concepts ou thèses) appliqués à un domaine particulier et formant un système.
Enfin, on parle de théorie scientifique pour désigner un ensemble de lois organisées en un système déductif et vérifiées par un protocole expérimental.
L'étymologie fait apparaître une opposition des notions de théorie et d'expérience.
- Le mot "théorie" vient du grec theoria, qui signifie "contemplation".
- Par opposition, le mot "expérience" vient du grec empeiria, qui donne en français l'adjectif "empirique", c'est-à-dire ce qui dépend de l'expérience.
À travers ces deux notions, on oppose généralement une approche pratique qui en reste aux faits à une approche théorique qui tente de s'élever au niveau de la connaissance rationnelle.
L'expérience
L'expérience a plusieurs sens.
Faire l'expérience de quelque chose, c'est en faire l'épreuve personnellement : l'expérience vécue est une confrontation avec le monde dont on peut tirer des connaissances. C'est en ce sens que l'on parle d'homme d'expérience : on accorde alors à cette personne de la valeur car elle détient un savoir issu d'une connaissance personnelle tirée a posteriori.
En un second sens, l'expérience renvoie à la possession d'un ensemble de connaissances concrètes acquises par l'usage (la pratique) et prêtes à être mises en pratique. On dira alors que l'on a de l'expérience dans un domaine précis.
En un troisième sens, l'expérience renvoie à l'expérience scientifique, à l'expérimentation. Il s'agit alors des procédures par lesquelles on contrôle la vérité d'une théorie ou d'une hypothèse en la confrontant à des faits.
Enfin, en un sens proprement philosophique, on parle d'expérience sensible pour désigner l'ensemble des données sensibles auxquelles l'esprit a affaire dans l'élaboration et la validation des connaissances.
On oppose souvent l'expérience et la théorie, en tant que savoir issu de cours ou de lectures, dont on n'a pas nécessairement fait l'expérience personnellement. Ainsi par exemple la connaissance de la Première Guerre mondiale est "théorique" : on ne l'a pas vécue personnellement.
Le rôle de l'expérience dans l'élaboration de la théorie
L'empirisme
Dans la doctrine empiriste, l'expérience est même la source de la connaissance.
Il n'y aurait pas de connaissance a priori, c'est-à-dire avant d'avoir fait une expérience. C'est pourquoi John Locke dit que l'esprit qui n'a pas eu d'expérience du monde réel est comme une "table rase", c'est-à-dire que rien n'y est inscrit.
Supposons qu'au commencement l'âme est ce qu'on appelle une table rase, vide de tous caractères, sans aucune idée, quelle qu'elle soit. […] Les observations que nous faisons sur les objets extérieurs et sensibles (Sensation), ou sur les opérations intérieures de notre âme (Réflexion), fournissent à notre esprit les matériaux de toutes ses pensées.
John Locke
Essai sur l'entendement humain, (An Essay Concerning Human Understanding), trad. Pierre Coste, Amsterdam, éd. Pierre Mortier (1735)
1689
Toutes nos connaissances proviendraient de l'expérience, qui est comprise en deux sens :
- l'expérience sensible, c'est-à-dire du monde extérieur ;
- l'expérience intérieure, c'est-à-dire la réflexion sur la façon dont fonctionne notre esprit.
L'expérience jouerait un rôle essentiel dans la connaissance. L'approche empiriste du réel consiste à privilégier l'observation des faits, du réel concret, comme point de départ de la connaissance. Aussi, on commencera par observer attentivement le monde pour le connaître, plutôt que d'élaborer des constructions intellectuelles abstraites qui devraient en rendre compte.
Aristote pense également que toute connaissance commence avec la sensation. Les sens recueillent une sensation et l'âme, qui la reçoit, peut la penser, apprendre à la connaître. Les sens sont ce qui pousse l'âme à l'action. Ainsi, les sens livrent des faits à l'homme.
La méthode expérimentale
La connaissance scientifique repose, non seulement sur l'expérience, mais sur l'expérimentation et la justification par des preuves des propositions (hypothèses) qui en découlent.
Elle permet de prévoir et de répéter un phénomène. L'expérience ordinaire, ou expérience sensible, ne suffit peut-être pas pour élaborer une connaissance scientifique. La science d'expérimentation permet de provoquer les phénomènes, et d'interroger la nature pour vérifier des hypothèses.
Alors que l'expérience ordinaire donne accès au fait brut, isolé de tout autre phénomène, la science permet d'expliquer les conditions nécessaires à l'apparition d'un phénomène, et donc de prévoir son apparition. Dans l'approche scientifique, le fait est donc inséré à l'intérieur d'un cadre théorique, c'est-à-dire d'un système de principes, de lois, de définitions. L'expérience scientifique consiste alors à confronter une hypothèse de ce système aux faits.
Le physiologiste Claude Bernard expose les règles de la méthode expérimentale dans Introduction à l'étude de la médecine expérimentale. Il explique que tout raisonnement scientifique doit s'appuyer sur une succession de trois phases :
- L'observation d'un fait
- La production d'une hypothèse pour expliquer ce fait
- Et une expérience permettant de confirmer ou d'infirmer cette hypothèse
L'observation (antérieure à l'hypothèse) est très différente de l'expérience (ultérieure à l'hypothèse). On ne fait pas "d'expériences pour voir" en sciences : on ne fait que des expériences guidées par des hypothèses. L'expérience a donc pour but de répondre à un problème posé par le scientifique.
Il faut nécessairement expérimenter avec une idée préconçue.
Claude Bernard
Introduction à l'étude de la médecine expérimentale, Paris, éd. Flammarion, coll. "Champs Classiques" (2013)
1865
Dans le cadre de la science, l'expérience ne se fait pas au hasard : il s'agit toujours de tester une hypothèse en la confrontant aux faits. L'expérience est donc toujours conçue avec pour but de tester la validité d'une hypothèse.
Par ailleurs, l'expérimentation scientifique est l'ensemble des procédures par lesquelles on contrôle la vérité d'une théorie en la confrontant à des faits. Le critère essentiel à une théorie scientifique peut ainsi être énoncé simplement : une théorie, pour être scientifique, doit pouvoir être expérimentalement vérifiée ou infirmée. Ainsi, par opposition, une théorie non scientifique n'est pas celle qui est démentie par l'expérience mais celle qu'on ne peut pas soumettre à un contrôle expérimental. Le critère d'une théorie scientifique n'est donc pas d'être vérifiée mais d'être vérifiable (par une expérience) : il doit y avoir la possibilité d'un contrôle expérimental. C'est de cette vérifiabilité des théories que découle l'objectivité de la science. L'idée de vérifiabilité est essentielle : s'il est possible de tester une théorie, et de l'infirmer, alors celle-ci est scientifique.
La théorie classique (issue de l'expérimentation) indique les causes des phénomènes. Par exemple, la pression atmosphérique est la cause des pluies.
Cette explication a été progressivement remplacée par l'indication des conjonctions constantes (Hume) entre les phénomènes observés (le nuage annonce la pluie). En effet, il pourrait pleuvoir pour des raisons différentes, encore inconnues de nous. Hume estime que l'explication causale se ramène à l'habitude de lier des phénomènes et des idées dans la pensée, et n'est pas nécessairement objective.
Ainsi, lorsqu'il pleut, l'homme dit que la cause en est la pression atmosphérique. En effet, il a constaté, après plusieurs pluies, qu'il y avait un lien entre la pression atmosphérique et les précipitations.
La supériorité de la théorie sur l'expérience
La théorie influence l'expérience
La théorie influence l'expérience, jusque dans la construction des faits scientifiques.
En ce sens, on peut souligner qu'il n'existe pas de faits bruts : le scientifique pense le fait avant de l'observer, voire de le provoquer artificiellement dans le cadre d'une expérience. Bachelard dit que l'expérience est constituée de "phénomènes qui portent de toutes parts la marque théorique".
En effet, la théorie est déjà présente à trois niveaux dans l'expérience :
- Les faits sont toujours analysés à partir d'une théorie : par exemple, dès que l'on "observe" des phénomènes relatifs aux atomes ou aux molécules (qui n'ont pas de réalité observable), on utilise déjà la théorie atomique.
- Les faits sont observables grâce à des instruments, qui sont déjà des "théories matérialisées".
- Les scientifiques mènent leurs expériences avec des idées derrière la tête : ces idées ne sont pas neutres, mais conçues dans le but de confirmer ou d'infirmer une théorie particulière.
On mesure ainsi la distance entre le phénomène observable directement et le fait scientifique, qui suit une idée scientifique et doit se manifester conformément aux instruments de mesure disponibles. En ce sens, les faits scientifiques sont des constructions.
L'expérience se construit à partir d'une théorie
L'expérience est impensable sans intervention de la raison
La connaissance a pour matériau l'expérience sensible, elle nécessite l'intervention de la raison qui organise le divers des données brutes de l'expérience. L'idée des empiristes selon laquelle il n'y aurait aucune forme de connaissance sans le recours à l'expérience méconnaît le rôle majeur que joue la raison dans la mise au point des données de l'expérience.
En effet, si l'expérience est bien le matériau de la connaissance, la raison est quant à elle l'outil qui permet de donner forme aux données brutes de l'expérience sensible. Kant souligne en ce sens que même si la connaissance débute avec l'expérience, elle n'en "dérive pas". En effet, l'esprit est constitué d'une certaine manière, qui est la même pour tous (c'est l'universalité de la raison) : chaque homme dispose de facultés déterminées que recouvre le terme de raison, ce sont les formes a priori de l'entendement (c'est-à-dire les lois universelles qui permettent d'organiser les phénomènes).
En outre, le rapport au monde de l'homme est déterminé par la sensibilité, c'est-à-dire à la fois par les informations reçues passivement grâce aux sens, mais aussi par les structures grâce auxquelles un sujet se représente ce qui est donné, met en ordre ces informations. Ces structures, appelées formes a priori de la sensibilité, ce sont l'espace et le temps, et elles sont innées, c'est-à-dire qu'elles ne sont pas données dans l'expérience.
Ces formes a priori sont les outils indispensables pour synthétiser (c'est-à-dire mettre en forme, classer) ce qui vient de l'intuition empirique (c'est-à-dire de l'expérience sensible, des sensations ou perceptions proprement dites).
Ainsi, si la connaissance a pour matériau l'expérience sensible, elle nécessite l'intervention de la raison qui organise le divers des données brutes de l'expérience.
L'expérience est guidée par des hypothèses théoriques
Dans l'ordre de la connaissance scientifique, la théorie précède l'expérience. En effet, la finalité de l'expérience scientifique est toujours de tester une théorie. C'est donc à la théorie qu'il revient de déterminer ce que l'on recherche. En ce sens, dans l'expérimentation, contrairement à l'expérience sensible, l'observation n'est pas passive : c'est une recherche active d'information, guidée par la théorie.
Kant souligne d'ailleurs cette idée lorsqu'il dit que l'homme pose des questions précises à la nature, l'interroge (et ne se contente pas de l'observer naïvement). La théorie sert donc de guide à l'expérience.
L'expérience repose sur l'utilisation de théories antérieures
Du point de vue des moyens employés, l'expérience repose sur des instruments scientifiques de mesure et d'observation. Or la fabrication et l'utilisation de ces instruments scientifiques sont le résultat de la maîtrise de théories scientifiques antérieures. Par exemple, un télescope ou un microscope présupposent la maîtrise des lois de l'optique : ils sont des matérialisations, des "incarnations" de ces théories.
Les instruments ne sont que des théories matérialisées. Il en sort des phénomènes qui portent de toutes parts la marque théorique.
Gaston Bachelard
Le Nouvel Esprit scientifique, Paris, PUF, coll. "Quadrige" (2013)
1934
Pour fabriquer un instrument scientifique, il faut déjà connaître les théories qui permettent de le concevoir. Ainsi, pour réaliser une observation au niveau microscopique à l'aide d'un microscope, il faut maîtriser les lois de l'optique.
De manière plus générale, c'est la théorie qui permet de définir un protocole expérimental, lequel doit permettre d'obtenir des conditions optimales d'observation.
L'énoncé "les planètes s'attirent entre elles parce qu'elles s'aiment" est un énoncé non scientifique. Cela ne vient pas seulement du fait qu'il est faux ou absurde, mais simplement du fait qu'on ne peut pas le vérifier par une expérience scientifiquement définie.
L'expérience permet donc d'éliminer des théories fausses. En cela, elle est essentielle. Une théorie ne fonctionne pas sans expérience. L'homme a besoin d'expérimenter, d'essayer, pour arriver à différentes conclusions.
Mais si l'expérience est cruciale dans l'élimination des théories fausses, elle ne permet pas d'assurer que la théorie retenue est vraie.
L'expérience sert simplement à contrôler la théorie
L'expérience contrôle par validation
L'expérience est pensée pour contrôler la véracité d'une hypothèse.
Francis Bacon fonde une nouvelle logique de l'expérience. Il pense qu'il faut classer les faits pour formuler des hypothèses. Ces hypothèses doivent être vérifiées par la suite, c'est ce que Bacon appelle des expériences cruciales.
Expériences cruciales
Les expériences cruciales sont des expériences qui permettent de trancher décisivement entre deux hypothèses opposées.
L'expérience du pendule de Foucault a permis de trancher entre le géocentrisme et l'héliocentrisme, en apportant une preuve décisive au bien-fondé des lois du mouvement énoncées par Newton.
L'expérience permet donc d'éliminer des théories fausses. En cela, elle est essentielle. Une théorie ne fonctionne pas sans expérience. L'homme a besoin d'expérimenter, d'essayer, pour arriver à différentes conclusions. Mais si l'expérience est cruciale dans l'élimination des théories fausses, elle ne permet pas d'assurer que la théorie retenue est vraie.
En effet, il est impossible de prouver la vérité d'une théorie. Cela signifie que les théories scientifiques doivent être dites probables. Généralement, on pense que l'existence d'un grand nombre d'observations confirmant une théorie joue le rôle de preuve de sa vérité. Or, il s'agit là d'un raisonnement inductif, c'est-à-dire procédant par généralisation à partir de cas particuliers.
Le présupposé est le suivant : si la théorie a été à chaque fois confirmée, c'est qu'elle est vraie, ou du moins, probablement vraie, et l'on pourrait affiner ce jugement en formulant un degré de probabilité de vérité de la théorie, qui approcherait de la certitude au fur et à mesure qu'on accumule des données qui vont dans le sens de la théorie.
Mais il faut se méfier de l'induction, qui passe d'une série d'observations particulières à l'affirmation d'une vérité générale : car même si une théorie se vérifie de nombreuses fois dans des expériences variées, il est toujours possible qu'il existe une exception à cette règle qui ne soit pas encore connue.
L'expérience contrôle par réfutation
Une expérience ne peut que réfuter (et non confirmer complètement une théorie scientifique. En effet, un seul contre-exemple suffit à réfuter une théorie tandis que des milliers d'exemples ne suffisent pas à en confirmer une. Ainsi, l'induction ne permet de prouver la vérité d'une théorie, tandis que la déduction permet d'en prouver la fausseté : si la conséquence attendue dans l'expérience n'est pas trouvée, on peut en déduire que la théorie est fausse.
C'est pourquoi Karl Popper préfère parler de réfutabilité ou de falsifiabilité des théories scientifiques. Une théorie irréfutable n'est donc pas une théorie indiscutablement vraie mais simplement une théorie non scientifique, quand bien même elle serait vraie par ailleurs, c'est-à-dire conforme aux faits observés.
Si je dis que quelqu'un a de la "chance" au jeu ou dans la vie, cela est vrai par rapport aux critères communs. Mais je ne peux pas prouver scientifiquement que le "hasard", défini mathématiquement, a favorisé cette personne. Il est donc vrai que la personne a eu, au sens commun, de la "chance", mais ce n'est pas un énoncé scientifique.
Pour les théories, l'irréfutabilité n'est pas (comme on l'imagine souvent) vertu mais défaut.
Karl Popper
Conjectures et réfutations : la croissance du savoir scientifique, (Conjectures and refutations), trad. Michelle-Irène B. de Launay, Marc Buhot de Launay, Paris, éd. Payot, coll. "Bibliothèque scientifique" (2006)
1963
Une théorie n'est scientifique que si elle est réfutable. On peut donc dire qu'une théorie scientifique est vraie, non pas définitivement mais jusqu'à preuve du contraire. Une vérité scientifique vaut comme telle jusqu'à la prochaine réfutation.