Sommaire
IUne bataille soigneusement préparéeALa première censure contre le théâtre de Victor HugoBUn scandale pour légitimer le romantisme1La première représentation d'Hernani2Le début de la cabale3L'utilisation du terme "bataille"CUne bataille contre les partisans du classicismeIILa construction d'une légendeADes témoignages épiques de la représentation d'Hernani pour construire la légende1Le récit d'Adèle Hugo2Le récit de Théophile GautierBL'héroïsme de Victor Hugo dans la création et la réception littéraire1Le témoignage romancé d'Alexandre Dumas2Victor Hugo et la "bataille d'Hernani" : une révolution littéraire et théâtraleLa "bataille d'Hernani" semble constituer à elle seule une œuvre. À l'occasion du bicentenaire de 2002, le téléfilm de Jean-Daniel Verhaeghe et la reconstitution de la bataille à la Comédie-Française par des lycéens témoignent de son importance dans l'histoire du romantisme français. Anne Ubersfeld, critique littéraire du XXIe siècle, a retracé l'histoire de cette fiction et a montré comment la "bataille d'Hernani" a presque occulté la pièce elle-même pour en construire la légende et contribuer à faire de la littérature un événement.
Une bataille soigneusement préparée
La première censure contre le théâtre de Victor Hugo
En 1829, Victor Hugo tente de mettre en scène la pièce Marion de Lorme, sous-titrée Un Duel sous Richelieu. Mais la commission de censure la déclare irreprésentable pour des motifs politiques : la scène se situe en France, sous Louis XIII dirigé par son ministre. Il s'agirait ici en réalité de Charles X. Si Victor Hugo souhaite voir sa pièce approuvée, il doit procéder à de grands changements, comme supprimer le rôle entier de Louis XIII et revoir l'acte IV.
Victor Hugo fait appel à la presse, écrit au ministre et demande l'intervention du roi. L'entretien avec Charles X est cordial, mais le résultat reste inchangé. Victor Hugo refuse d'apporter la moindre modification. La couverture médiatique de cette censure a été sans précédent. Le nouveau ministre de l'Intérieur du gouvernement Polignac, le comte de La Bourdonnaye, confirme la décision de censure de son prédécesseur. Mais il annonce à la presse qu'il offre en compensation à Victor Hugo trois lots de réparation :
- une rente pour l'achat de ses Poésies pour les bibliothèques privées du roi ;
- une place politique plus importante ;
- la multiplication par trois de sa pension annuelle, non réévaluée depuis six ans malgré ses réclamations.
Victor Hugo répond négativement et transmet ses protestations au roi malgré l'offre généreuse.
J'avais demandé que ma pièce fût jouée ; je ne demande rien autre chose.
Victor Hugo
Lettre à Monsieur de La Bourdonnaye
14 août 1819
Les journaux s'emparent des débats virulents et la couverture médiatique de cette affaire permet à Victor Hugo d'acquérir une immense notoriété.
Il aurait pu supprimer l'acte IV de Marion de Lorme en procédant à de légères modifications, mais avec l'engouement provoqué par cette affaire de censure, il doit réaliser un coup d'éclat. Plutôt que de corriger Marion de Lorme, il écrit alors à toute vitesse Hernani. La censure, inquiète d'une nouvelle épreuve de force avec la presse, préfère reculer devant Hernani et accepte sa représentation et sa publication.
La critique littéraire a constaté, particulièrement lors de l'exil de Victor Hugo après le coup d'État de 1851, qu'il avait l'habitude de réaliser la double édition d'un livre pour déjouer l'attention des douaniers et éviter une éventuelle interdiction de la version française. On peut supposer que l'énergie déployée pour faire connaître la censure sur sa pièce Marion de Lorme était avant tout un stratagème afin de préparer et de contrer l'éventuelle censure de la pièce Hernani qu'il s'apprêtait à créer et diffuser.
Un scandale pour légitimer le romantisme
L'effervescence provoquée par la censure de Marion de Lorme offre une véritable tribune à Victor Hugo. Il voit en Hernani l'opportunité de réaliser un modèle de drame romantique. Il écrit sa pièce en moins d'un mois.
La première représentation d'Hernani
Contrairement à ce que l'on a pu croire, il n'y a pas eu de réelle bataille le soir du 25 février 1830.
L'applaudissement colossal qui avait eu lieu au premier acte se reproduisit. [...] Des salves d'applaudissements couvraient la voix de Michelot tous les cinq ou six vers. [...] La toile tomba sous l'écroulement du succès. [...] Le Journal des débats mit le soir même une note qui finissait ainsi : "Le nom de l'auteur a été écrasé sous les applaudissements".
Adèle Hugo
Victor Hugo raconté par Adèle Hugo
1985
Comme en témoigne Adèle Hugo, la femme de Victor Hugo, la première a été un succès. Cette citation est extraite du manuscrit de son livre, mais elle n'apparaît pas dans la version publiée Victor Hugo raconté par un témoin de sa vie en 1863. Adèle Hugo rapporte également le dialogue de son mari, en coulisse, à la fin de l'acte IV, avec un libraire qui veut lui acheter sa pièce.
Après le premier acte, nous pensions à vous offrir deux mille francs. Après le troisième acte, nous aurions été jusqu'à quatre mille francs. Après le monologue, nous vous offrons six mille francs. [...] Nous désirons, mon associé et moi, conclure tout de suite. Après le cinquième acte, nous craindrions d'être forcés de vous donner dix mille francs.
Le début de la cabale
Ce n'est qu'après plusieurs représentations et un travail de préparation par les détracteurs de Victor Hugo que la cabale contre la pièce commence véritablement.
Nous voici ce soir à la septième d'Hernani, et la chose commence à devenir claire, elle ne l'a pas toujours été. Les trois premières représentations, soutenues par les amis et le public romantique, se sont très bien passées ; la quatrième a été orageuse, quoique la victoire soit restée aux bravos ; la cinquième, mi-bien, mi-mal ; les cabaleurs assez contenus ; le public, indiffèrent, assez ricaneur, mais se laissant prendre à la fin. Les recettes sont excellentes, et avec un peu d'aide encore de la part des amis, le cap de Bonne-Espérance est décidément doublé : voilà le bulletin.
Charles-Augustin Sainte-Beuve
Lettre à Adolphe de Saint-Valry
8 mars 1830
Devant le succès de la pièce Hernani, les journaux réactionnaires se mobilisent pour que la cabale, contenue lors de la première représentation, parvienne à discréditer la pièce. Ils racontent à leur manière la première représentation du 25 février. Ils ne retranscrivent pas le contenu du drame mais des détails de la représentation destinés à choquer leurs lecteurs : selon leurs dires, des jeunes gens du public, les romantiques, mal coiffés, mal habillés auraient mangé, bu et uriné dans le théâtre dans lequel ils seraient restés enfermés des heures à l'avance. Selon eux, une parodie de la pièce aurait été jouée à l'avance pour indiquer au public quand il fallait rire.
Victor Hugo témoigne de la violence grandissante des attaques. Revenant du Théâtre-Français, le 7 mars, il décrit cette cabale.
Le public siffle tous les soirs tous les vers ; c'est un rare vacarme, le parterre hue, les loges éclatent de rire. [...] La presse a été à peu près unanime et continue tous les matins de railler la pièce et l'auteur. Si j'entre dans un cabinet de lecture, je ne puis prendre un journal sans y lire : "Absurde comme Hernani ; monstrueux comme Hernani ; niais, faux, ampoulé, prétentieux, extravagant et amphigourique comme Hernani." Si je vais au théâtre pendant la représentation, je vois à chaque instant, dans les corridors où je me hasarde, des spectateurs sortir de leur loge et en jeter la porte avec indignation.
Victor Hugo
Choses vues
1887
Ce qui avait été acclamé lors des premières représentations était, depuis le 3 mars, copieusement sifflé.
Jean Gaudon
Victor Hugo et le théâtre
1985
L'auteur explique que ce qui est particulièrement sifflé alors ne sont pas les fameux vers disloqués et les enjambements nombreux mais plutôt un langage jugé trop poétique ou au contraire parfois trop trivial. Les enjeux semblent politiques, le public est particulièrement choqué de la manière dont Hugo se permet de faire parler le roi Don Carlos.
L'utilisation du terme "bataille"
En 1830, les romantiques, partisans de Victor Hugo, parlent de la première représentation d'Hernani comme d'une "bataille" soigneusement préparée. Ils emploient des métaphores épiques, comparant Victor Hugo à Napoléon Bonaparte menant ses conquêtes guerrières.
Victor, au milieu de tout cela, calme, l'œil sur l'avenir, cherchant jour dans son temps pour faire une autre pièce, véritable César ou Napoléon, [...]. Nous sommes tous sur les dents ; car il n'y a guère de troupes fraîches pour chaque nouvelle bataille, et il faut toujours donner, comme dans cette campagne de 1814.
Charles-Augustin Sainte-Beuve
Lettre à Adophe de Saint-Valry
8 mars 1830
Le théâtre - puis l'art en général - apparaît alors comme un moyen de vivre une aventure moderne pour la jeunesse. La conquête littéraire devient une conquête historique. Alfred de Musset, par exemple, l'explicitera dans Confession d'un enfant du siècle en 1836. Il explique le malaise de la jeunesse qui cherche une lutte à mener afin de combler son mal-être grandissant. Le champ lexical employé dans les récits des romantiques est souvent un champ lexical guerrier. Leur lutte littéraire est un moyen de s'inscrire dans l'histoire.
Un sentiment de malaise inexprimable commença donc à fermenter dans tous les jeunes cœurs. Condamnés au repos par les souverains du monde, livrés aux cuistres de toute espèce, à l'oisiveté et à l'ennui, les jeunes gens voyaient se retirer d'eux les vagues écumantes contre lesquelles ils avaient préparé leurs bras. Tous ces gladiateurs frottés d'huile se sentaient au fond de l'âme une misère insupportable.
Alfred de Musset
Confession d'un enfant du siècle
1836
Les jeunes romantiques ne pensent pas immédiatement à faire le récit de cette bataille. La mise en récit de la "bataille d'Hernani" naîtra plusieurs années après, en réponse au besoin de fonder une histoire du romantisme, dont février 1830 serait le mois de naissance. En reprenant le lexique du combat et la métaphore épique, les romantiques cherchent à marquer l'histoire de leur lutte mémorable.
Une bataille contre les partisans du classicisme
La "bataille d'Hernani" est avant tout une bataille entre les jeunes romantiques et les partisans du classicisme, conservateurs. Hernani fait polémique et donne lieu à un affrontement entre les spectateurs dans la salle. Les récits de cette bataille sont tous rétrospectifs et témoignent souvent d'une certaine nostalgie, mêlant le besoin de construire la mémoire du romantisme et le besoin de réaffirmer une certaine vigueur de la littérature.
Les récits de l'événement sont souvent des descriptions grotesques de la situation dans la salle. Avec autodérision, humour et provocation, les partisans d'Hernani se reconnaissent à la longueur de leurs cheveux. Leur apparence physique semble faire partie de la création de leur légende. Ils portent les cheveux longs et hirsutes, ils ont des costumes extravagants, parlent avec théâtralité et osent porter le gilet rouge comme les acteurs. Le vandalisme est permis, tout comme la provocation, ce qui choque les bourgeois. Les spectateurs romantiques font partie du spectacle et portent des costumes, à tel point que le spectacle se déroule aussi, si ce n'est davantage, dans la salle.
Je n'ai pas toujours été [...] tel que vous me voyez, avec mes cheveux ras, mon teint fleuri et mes joues prospères. Moi aussi, j'ai eu la physionomie dévastée et une chevelure renouvelée des rois merovingiens. Oui, monsieur, j'étais chef de claque à Hernani.
Louis Reybaud
Jérôme Paturot à la recherche d'une position sociale et politique
1843
Pour Théophile Gautier comme pour Victor Hugo, le spectateur d'Hernani représente dans son costume une certaine conception de l'art comme "grotesque", associé au bizarre, à l'inconvenant.
La jeunesse et la camaraderie littéraire de ce public romantique s'oppose au public bourgeois plus âgé, attaché aux règles et traditions héritées du classicisme. Ce conflit générationnel explique l'engouement de la jeunesse pour cette création artistique. La "bataille d'Hernani" marque la révolte de la jeunesse libre contre le conformisme des anciens. Voilà pourquoi se constitue une si forte solidarité entre les arts et les artistes face à ce public rigide partisan des règles vues comme des contraintes par les plus jeunes. Théophile Gautier idéalise la camaraderie littéraire de cette époque face aux partisans du classicisme.
Une chose encore distingue cette époque : c'est l'absence d'envie et de jalousie littéraires ; l'on s'aimait et l'on s'admirait franchement.
Théophile Gautier
Article paru dans La Presse
15 juin 1841
Les vers saccadés, le vocabulaire, les mots triviaux qui viennent heurter la sensibilité des classiques deviennent pour les romantiques des moyens d'identification au travers desquels se joue leur complicité, leur solidarité. Lorsque Victor Hugo place l'expression "manche à balai" dans la bouche de Don Carlos pourtant roi, l'hilarité romantique est totale. Comme un code, un mot de passe, le mot "balai" devient source de rire.
La beauté souveraine n'est-elle pas cachée toute formée derrière quelque voile que nous soulevons rarement et où elle se retrouve ? Inventer, n'est-ce pas trouver ? Invenire.
Alfred de Vigny
Ainsi, dans cette joyeuse connivence, les jeunes romantiques se comparent aux héros du drame hugolien, devenant les "brigands" de la salle. La continuité est rendue possible et parfaite entre le sujet de la pièce et la révolte de la salle, ce qui explique que la "bataille d'Hernani" soit restée dans la mémoire collective. Les spectateurs romantiques d'Hernani adoptent les mêmes règles que celles appliquées dans la pièce : ils mélangent grotesque et sublime, utilisent à la fois un langage épique et un langage trivial et opposent leur jeunesse à la vieillesse de leurs opposants.
La construction d'une légende
La "bataille d'Hernani" est devenue un mythe dans le souvenir collectif de cette jeunesse romantique. La multiplication d'anecdotes marquantes parfois inventées fait désormais partie de la légende. Ainsi les témoignages qui s'ajoutent les uns aux autres apparaissent comme autant de variantes venant enrichir un récit légendaire.
Des témoignages épiques de la représentation d'Hernani pour construire la légende
La pièce d'Hernani permet aux romantiques de se reconnaître et de se définir en un groupe solidaire, une communauté.
Le récit d'Adèle Hugo
Le premier des deux principaux récits qui ont contribué à construire la légende d'Hernani est celui d'Adèle, publié en 1863. Elle utilise le registre épique. Quand elle rapporte le discours de Victor Hugo à ses amis rassemblés la veille du grand jour, elle en fait le discours d'un général à son armée.
Registre épique
Le terme épique vient du mot "épopée" qui est un long poème chantant les exploits d'un héros ou la grandeur d'une civilisation. Le registre épique est donc la tonalité d'un texte caractérisé par l'emploi du champ lexical de la guerre, de l'héroïsme et la présence de figures de style d'amplification comme l'hyperbole, la gradation ou l'anaphore.
Je remets ma pièce entre vos mains, entre vos mains seules. La bataille qui va s'engager à Hernani est celle des idées, celle du progrès. C'est une lutte en commun. Nous allons combattre cette vieille littérature crénelée, verrouillée. Saisissons-nous de ce drapeau usé hissé sur ces murs vermoulus et jetons bas cet oripeau. Ce siège est la lutte de l'ancien monde et du nouveau monde, nous sommes tous du monde nouveau.
Adèle Hugo
Victor Hugo raconté par un témoin de sa vie
1830
Dans cet extrait, on retrouve à la fois le champ lexical de la guerre avec "bataille", "lutte" (deux fois), "combattre" et "drapeau" et les procédés d'amplification comme la répétition de "celle" dans le parallélisme de construction "celle des idées, celle du progrès" ou le chiasme "nouveau monde, monde nouveau".
Dans son récit de la bataille, Adèle utilise fréquemment les procédés d'exagération comme l'hyperbole, la comparaison ou la gradation pour marquer la démesure épique : la métamorphose des combattants en créatures monstrueuses est frappante.
À cette sortie inattendue les sifflets qui étaient sur les bords des lèvres s'arrêtèrent. Tous les êtres chevelus se dressèrent forts et puissants comme des lions vengeurs, et firent vaciller la salle sous leurs applaudissements. Les sifflets entonnés, effrayés, éperdus restèrent dans les gosiers pour n'en plus sortir. Les êtres griffus avaient éventré la cabale. Certes, ils ne portaient pas perruque, ces jeunes gens que tous s'accordent à trouver hirsutes ; mais, à devenir également "griffus", les "chevelus" basculent dans le merveilleux épique, d'autant que, face à eux, et réunis par l'allitération, les "sifflets" deviennent eux aussi de bien étranges créatures...
Adèle Hugo
Victor Hugo raconté par Adèle Hugo
1985
Le récit de Théophile Gautier
Hernani connaît plusieurs reprises, de 1838 à 1845. Théophile Gautier fait un compte-rendu de chaque reprise dans le journal La Presse. Il constate rapidement que la pièce perd de son attirance, elle ne fait plus scandale car elle n'est plus nouvelle. Elle est en train de devenir un classique de la littérature. On oubliera bientôt la fameuse bataille et ses raisons. Il faut donc en écrire la légende. Le mouvement romantique devient moins attractif, il a besoin de se réinventer. Lors de la reprise de 1838, Théophile Gautier ne parle presque plus de la pièce elle-même : il met l'accent sur la bataille de 1830 en utilisant des hyperboles.
Jamais œuvre dramatique n'a soulevé une plus vive rumeur ; jamais on n'a fait autant de bruit autour d'une pièce. [...] Chaque vers était pris et repris d'assaut. Un soir, les romantiques perdaient une tirade ; le lendemain, ils la regagnaient, et les classiques, battus, se portaient sur un autre point avec une formidable artillerie de sifflets, appeaux à prendre les cailles, clefs forées, et le combat recommençait de plus belle.
Théophile Gautier
Article paru dans La Presse
22 janvier 1838
Théophile Gautier raconte plus tard encore avec nostalgie cet événement littéraire dans une nouvelle version.
Il y a trente-sept ans [...] nous entrions au Théâtre-Français, bien avant l'heure de la représentation, en compagnie de jeunes poètes, de jeunes peintres, de jeunes sculpteurs – tout le monde était jeune alors ! – enthousiastes, pleins de foi et résolus à vaincre ou à mourir dans la grande bataille littéraire qui allait se livrer. [...] Hélas : des anciennes phalanges romantiques, il ne reste que bien peu de combattants ; [...] Du reste, Hernani n'a plus besoin de sa vieille bande, personne ne songe à l'attaquer. [...] Autrefois, ce n'était pas ainsi, et chaque soir Hernani était obligé de sonner du cor pour rassembler ses éperviers de montagne, qui parfois emportaient dans leurs serres quelque bonne perruque classique en signe de triomphe.
Théophile Gautier
Victor Hugo
1902
Dans cet extrait, Théophile Gautier décrit l'effervescence qui animait la salle de théâtre avant même le début de la pièce, lorsque tous les artistes romantiques réunis se préparaient à livrer bataille contre les classiques. Il se souvient de l'enthousiasme de leur jeunesse, quand ils étaient prêts à gagner leurs libertés et à se moquer des spectateurs outrés par leur audace. En 1867, bon nombre des jeunes romantiques de l'époque d'Hernani sont morts et la pièce est elle-même devenue modèle plutôt que source d'attaques.
En 1872, malade et ruiné, Théophile Gautier se lance dans la rédaction d'une Histoire du romantisme que sa mort interrompt quelques mois plus tard : les chapitres paraissent en feuilleton tout au long de l'année 1872, jusqu'au chapitre "Hernani" qui s'arrête au milieu d'une phrase. Dernier témoin direct du 25 février 1830, Théophile Gautier finit d'ancrer définitivement cette date dans l'histoire.
Il commence son Histoire du romantisme ainsi :
De ceux qui, répondant au cor d'Hernani, s'engagèrent à sa suite dans l'âpre montagne du Romantisme et en défendirent si vaillamment les défilés contre les attaques des classiques, il ne survit qu'un petit nombre de vétérans disparaissant chaque jour comme les médaillés de Sainte-Hélène. Nous avons eu l'honneur d'être enrôlés dans ces jeunes bandes qui combattaient pour l'idéal, la poésie et la liberté de l'art, avec un enthousiasme, une bravoure et un dévouement qu'on ne connaît plus aujourd'hui.
Théophile Gautier
Histoire du romantisme
1874
Dans cet extrait, Théophile Gautier mêle l'histoire d'Hernani à celle des romantiques dans une métaphore filée, comparant Victor Hugo au personnage d'Hernani : l'un sonne le cor pour rassembler ses troupes afin de combattre le roi quand l'autre sonne le cor pour rassembler ses troupes face aux classiques. Les montagnes d'Hernani deviennent "les montagnes du Romantisme". Ainsi Théophile Gautier se place avec ses amis romantiques tels de jeunes révolutionnaires prêts à combattre pour leurs idéaux. Le double rythme ternaire "l'idéal, la poésie et la liberté de l'art" puis "un enthousiasme, une bravoure et un dévouement" semble produire un effet de gradation élevant les romantiques sur une sorte de piédestal sur lequel personne n'a encore réussi à les rejoindre avec à leur tête le valeureux Victor Hugo.
Interrompue par la mort de son auteur, Histoire du romantisme se termine comme elle avait commencé : sur la "bataille d'Hernani". Le texte s'arrête au milieu d'une phrase évoquant l'écrivaine Delphine de Girardin le 23 février 1830.
Ce soir-là, ce grand soir à jamais mémorable d'Hernani, elle applaudissait, comme un simple rapin entré avant deux heures avec un billet rouge, les beautés choquantes, les traits de génie révoltants...
Théophile Gautier
Histoire du romantisme
1830
Théophile Gautier a transformé l'histoire du romantisme en un roman, faisant de Victor Hugo le héros de cet écrit. Il s'inscrit lui-même dans la légende à travers l'anecdote du "gilet rouge".
Qui connaît le caractère français conviendra que cette action de se produire dans une salle de spectacle où se trouve rassemblé ce que l'on appelle Le Tout Paris avec des cheveux aussi longs que ceux d'Albert Dürer et un gilet aussi rouge que la muleta d'un torero andalou, exige un autre courage et une force d'âme que de monter à l'assaut d'une redoute hérissée de canons vomissant la mort.
Théophile Gautier
Histoire du romantisme
1830
Au fil des ans, la "bataille d'Hernani" est devenue le modèle de l'événement théâtral. Mais si elle est devenue pareille légende, c'est avant tout parce qu'elle a été racontée, à de nombreuses reprises, de façon exceptionnelle.
L'héroïsme de Victor Hugo dans la création et la réception littéraire
Le témoignage romancé d'Alexandre Dumas
La relation entre Victor Hugo et Alexandre Dumas est complexe. Très amis à leurs débuts, bataillant côte à côte pour défendre le drame romantique, les deux hommes ont également été de grands rivaux. En 1833, Victor Hugo l'accuse même de plagiat. Ils se fâchent à plusieurs reprises et se réconcilient, notamment au moment de l'exil de Victor Hugo. Chacun étant persuadé de sa supériorité littéraire sur l'autre, les disputes sont fréquentes, souvent par jalousie.
Voilà pourquoi Alexandre Dumas, en écrivant ses Mémoires autour de 1850, ne souhaite pas que le récit de la "bataille d'Hernani" fasse trop d'ombre au récit de ses propres succès. En effet, Alexandre Dumas a fait jouer Christine à la même période. Il souhaite donc donner l'idée qu'une "bataille de Christine" a également eu lieu. Il minimise alors celle d'Hernani, la réduisant à une querelle entre l'auteur Victor Hugo et les acteurs. Pourtant, Dumas nourrit parfois le récit de la "bataille" d'éléments romanesques et même parfois épiques qui viennent finalement contribuer à la légende, en lui donnant encore davantage de crédit et de profondeur.
Cette terrible bataille qui dura sept heures, et dans laquelle, dix fois terrassée, la pièce se releva toujours, et finit, à deux heures du matin, par mettre le public, haletant, épouvanté, terrifié, sous son genou.
Alexandre Dumas
Mes Mémoires
1852
Dans cet extrait, Alexandre Dumas utilise le registre épique avec des hyperboles comme "terrible"ou "terrassée" ainsi qu'une gradation ternaire "haletant", "épouvanté", "terrifié". En associant le champ lexical de la bataille et en personnifiant la pièce de théâtre tel un héros épique indestructible "se releva toujours", Dumas contribue ainsi à amplifier le mythe autour d'Hernani et de Victor Hugo.
Victor Hugo et la "bataille d'Hernani" : une révolution littéraire et théâtrale
Au-delà du travail de création littéraire initial, Victor Hugo a travaillé avec soin la réception de la pièce. Intransigeant avec les acteurs, il les a poussés à une véritable performance artistique, offrant à la fois un renouvellement du drame dans son texte comme dans sa représentation scénique afin de préparer sa bataille.
Hernani est une représentation théâtrale avant d'être un texte publié. Il s'agit d'une performance visuelle accomplie par les acteurs, dont il est impossible de savoir avec exactitude quel texte a été joué car il existe de nombreuses rééditions. Le travail de préparation des acteurs avant la première représentation a été un défi pour Victor Hugo qui a dû les convaincre de ses théories romantiques.
Dans ses Mémoires, Alexandre Dumas raconte la réaction de Mademoiselle Mars au moment des répétitions, une tragédienne célèbre mais peu partisane de la révolution souhaitée par Victor Hugo.
- Est-ce que vous aimez cela, monsieur Hugo ?
- Quoi ?
- Vous êtes mon lion ! ...
- Je l'ai écrit ainsi, madame ; donc, j'ai cru que c'était bien.
- Alors, vous y tenez, à votre lion ?
- J'y tiens et je n'y tiens pas, madame ; trouvez-moi quelque chose de mieux, et je mettrai cette autre chose à la place.
- Ce n'est pas à moi à trouver cela ; je ne suis pas l'auteur, moi.
- Eh bien, alors, madame, puisqu'il en est ainsi, laissons tout uniment ce qui est écrit.
- C'est qu'en vérité, cela me semble si drôle d'appeler M. Firmin mon lion !
- Ah ! parce qu'en jouant le rôle de Doña Sol, vous voulez rester Mlle Mars ; si vous étiez vraiment la pupille de Ruy Gomez de Silva, c'est-à-dire une noble Castillane du XVIe siècle, vous ne verriez pas dans Hernani M. Firmin ; vous y verriez un de ces terribles chefs de bande qui faisaient trembler Charles Quint jusque dans sa capitale ; alors, vous comprendriez qu'une telle femme peut appeler un tel homme son lion, et cela vous semblerait moins drôle.
- C'est bien ! puisque vous tenez à votre lion, n'en parlons plus. Je suis ici pour dire ce qui est écrit ; il y a dans le manuscrit : "Mon lion !" je dirai "Mon lion !"
Alexandre Dumas
Mes Mémoires
1852
Cet extrait illustre l'importance pour Victor Hugo que les acteurs deviennent eux-mêmes les personnages. Là encore, il s'agit de renouveler les pratiques des acteurs et d'offrir au monde du théâtre dans sa globalité un nouveau visage.
En 1830, un des enjeux pour Victor Hugo à travers Hernani est d'acquérir le droit de changer les règles et contraintes formelles liées au genre. Renouveler ses formes, échapper à la rigidité du modèle classique, il s'agit de faire accepter une conception romantique qui revendique l'évolution historique des formes et des genres, ainsi que l'interaction de la littérature et d'une époque. En renouvelant le drame, Victor Hugo cherche à renouveler la figure de l'écrivain et à redéfinir sa propre place dans la société.
Dans son drame Les Jumeaux, publié en 1839, il exprime sa volonté de devenir un grand homme, au même titre que Napoléon Ier qu'il admire tant. Son action artistique puis politique en témoigne.
Le rêve qui brûla tant de nuits ma paupière,
L'ébauche où j'ai porté mes travaux pierre à pierre,
Que Dieu fit, même avant de pétrir nos limons,
Avec des caps, des mers, des fleuves et des monts,
Qu'après Philippe deux Richelieu m'a laissée,
Et que j'ai terminée avec une pensée,
L'œuvre qu'enfin j'achève et qui subit ma loi,
C'est toi que je crois voir pendre au-dessus de moi,
Toi qui t'ouvres dans l'ombre à ma vue effrayée,
Europe, voute énorme à la France appuyée !
Victor Hugo
Les Jumeaux
1839
Dans cet extrait, Hugo exprime son "rêve" en faisant de lui-même un héros. L'accumulation d'adjectifs possessifs "ma" (x3) ou "nos", du pronom personnel "je" (x4) et du champ lexical de l'action accomplie "ébauche", "travaux", "pétrir", "terminée", "œuvre", "achève" marque toute la valeur de son travail. Il semble se définir par son pouvoir, précédé par Dieu ou par les rois. Toute son œuvre en devient par conséquent exceptionnelle, le plaçant comme un héros, fils métaphorique des dieux et des puissants.
Ce qui se joue dans Hernani et dans le drame romantique en général, c'est donc la place de la littérature et de l'artiste dans la société. Avec Hernani, la littérature appartient à l'ordre de l'événement, elle entre dans l'histoire. Les auteurs de la fin du XIXe puis du XXe verront s'ouvrir les possibilités de créations nouvelles, dans la continuité de cette célèbre bataille littéraire.
Avec la "bataille d'Hernani", la réception de l'œuvre elle-même est devenue une performance extraordinaire, un événement exceptionnel. C'est dans la salle particulièrement que les récits fondateurs de la légende se sont construits : le public fait partie de l'événement littéraire.
Le drame romantique pourrait alors être redéfini comme :
- une rencontre entre le créateur et ses spectateurs partisans comme opposants ;
- une interaction de l'œuvre et de son public au moment de la réception ;
- un acte héroïque de libéralisation de l'art ;
- une lutte pour faire valoir ses idéaux littéraires et politiques.
Dans l'histoire littéraire, la "bataille d'Hernani" apparaît comme le duel opposant les classiques et les romantiques. Cette opposition a marqué l'entrée du romantisme dans le monde du théâtre et le renouvellement profond de ses règles.
En offrant une vision romantique des interactions entre la vie et l'art, Victor Hugo a redéfini les règles de l'art : il implique désormais l'héroïsme dans la création et la réception littéraires.