"Le public des livres est bien différent du public des spectacles", écrit Victor Hugo dans la Préface d'Hernani. Dans quelle mesure le public d'Hernani a-t-il contribué au succès de la pièce ?
Quel public Victor Hugo vise-t-il avec Hernani ?
Quelle est la différence entre le public des livres et celui des spectacles ?
Comment le public peut-il participer au succès de la pièce ?
La pièce de théâtre a-t-elle besoin du public pour être un succès ?
À quoi reconnaît-on le succès d'une pièce de théâtre ?
Toute œuvre a un public, il est rare en effet qu'un artiste produise une œuvre pour lui seul. Ainsi toute production artistique vise un public particulier, qui garantit le succès ou non de la pièce. Le public des livres est un public lettré, qui sait lire et est capable de comprendre l'implicite et l'explicite d'une œuvre, s'appuyant sur des références et une culture qui lui est propre. Le public des spectacles, quant à lui, est un public hétérogène, qui mêle à la fois le public lettré et le public populaire qui n'a pas besoin de la même culture pour comprendre la représentation. C'est d'ailleurs ce qu'observe Victor Hugo dans la préface de Cromwell "Le public des livres est bien différent de celui des spectacles" . Avec Hernani, Victor Hugo vise le public des spectacles, jeune et éclectique.
"Le public des livres est bien différent du public des spectacles", écrit Victor Hugo dans la Préface d'Hernani. La question qu'il serait intéressant de se poser est de savoir dans quelle mesure le public d'Hernani a contribué au succès de la pièce. Pour répondre à cette question, nous envisagerons l'implication du public romantique dans le succès de la pièce, avant d'analyser le rôle de ses opposants qui ont nourri la célèbre "bataille d'Hernani". Enfin nous considèrerons le public d'Hernani à travers le monde et le temps pour mieux comprendre le succès de la pièce.
Le public romantique
Pour faire parler de sa pièce, Victor Hugo n'est pas seul. En tant que chef de file, il peut prendre appui sur tout un groupe de jeunes romantiques prêts à tout pour alimenter la cabale littéraire. Leur comportement tout comme leur apparence physique sont volontairement provocateurs.Ils portent les cheveux longs et des costumes extravagants comme le fameux gilet rouge de Théophile Gautier.
Mais ce public romantique ne se contente pas d'assister aux représentations, dans la salle de spectacle, il se montre particulièrement actif. Les romantiques viennent de plus en plus nombreux à chaque représentation, participant même à la pièce, en interpellant les acteurs, en applaudissant et en portant des costumes semblables à ceux des acteurs. Théophile Gautier raconte que "jamais on n'a fait autant de bruit pour une pièce". Ainsi les romantiques enthousiastes créent une véritable effervescence autour de la représentation d'Hernani.
Les critiques littéraires s'emparent de l'événement pour comprendre cet engouement et la presse se déchaîne. Victor Hugo rapporte dans Choses vues : "La presse a été à peu près unanime et continue tous les matins de railler la pièce et l'auteur." Pour alimenter les critiques et ces articles nombreux, les romantiques accentuent encore leurs provocations et vont même jusqu'à vandaliser les lieux en urinant dans la salle. Ils attaquent non sans virulence les bourgeois partisans du classicisme présents sur place, se moquant par exemple de leur apparence et de leurs perruques. Cet affrontement littéraire devient un affrontement générationnel entre la jeunesse romantique aspirant à la liberté et les anciens plus conservateurs.
Ainsi le public romantique alimente l'agitation créée autour d'Hernani, provoquant les détracteurs du romantisme afin de mener la bataille.
Les détracteurs du romantisme
Sans les opposants au romantisme, dans la salle mais également dans les articles critiques des journaux réactionnaires, la bataille n'aurait pas été possible. Malgré eux, ils ont donc participé à son immense succès. Les récits des représentations témoignent de réactions virulentes des partisans du classicisme, Victor Hugo parle d'un "rare vacarme". Plus l'opposition est grande, plus la presse en parle, plus la pièce fait salle comble. Adèle Hugo témoigne des propositions grandissantes des libraires au cours de la représentation d'Hernani, qui comprennent dès les premières minutes l'immense potentiel de cette pièce hors norme.
Par conséquent, plus la cabale est importante, plus l'héroïsme de ceux qui la repoussent s'amplifie. Sainte-Beuve explique à Saint-Valry en 1830 que la bataille ne débute pas dès la première représentation, elle met du temps à se mettre en place : "Nous voici ce soir à la septième d'Hernani, et la chose commence à devenir claire, elle ne l'a pas toujours été." Les premières représentations semblent n'avoir suscité que peu de réactions virulentes. C'est peu à peu que les détracteurs deviennent de plus en plus nombreux dans la salle et leurs réactions violentes face aux jeunes romantiques qui les provoquent.
Par ailleurs, lorsque la pièce devient moins scandaleuse à la fin des années 1830, les romantiques en perte de dynamisme décident de relancer leur mouvement en rédigeant des témoignages épiques qui racontent l'héroïsme de leur combat face aux détracteurs du romantisme. Alexandre Dumas parle d'une "terrible bataille qui dura sept heures, et dans laquelle, dix fois terrassée, la pièce se releva toujours, et finit, à deux heures du matin, par mettre le public, haletant, épouvanté, terrifié, sous son genou." En employant le registre épique, des images hyperboliques et la personnification, Alexandre Dumas contribue à créer un mythe autour des détracteurs du romantisme monstrueux et des romantiques héroïques.
C'est donc dans l'opposition entre le public romantique et le public partisan du classicisme que se construit le succès durable de la pièce Hernani.
Un public universel et intemporel
En 1830, le public actif d'Hernani contribue au succès de la pièce. Il mobilise une jeunesse en quête de liberté et d'importance face à des partisans virulents du classicisme, aux idées conservatrices. Ainsi l'art et la politique se mêlent, croisant les intérêts de chacun. En acquérant une dimension historique, cet événement littéraire qu'est devenu Hernani, a fait de la pièce un succès durable dans le temps et a ouvert son succès au monde entier. Voilà pourquoi des reprises d'Hernani à l'opéra sont faites dès 1830 avec Bellini en Italie puis dans le monde jusqu'à aujourd'hui.
La définition d'une œuvre à succès, d'un chef-d'œuvre, pourrait donc être sa capacité à mobiliser un public suffisamment impliqué pour permettre à l'œuvre d'entrer dans l'histoire et d'acquérir une dimension universelle et intemporelle. Mais pour mobiliser le public, pour lui permettre de créer l'événement, il faut pouvoir compter sur un auteur brillant, au talent reconnu, capable de porter le renouveau de la littérature et de son engagement. Victor Hugo, par son héroïsme dans la création et la réception d'Hernani a su mobiliser le public lettré comme le public populaire pour le soutenir et faire de sa pièce un immense succès.
Ainsi la contribution du public au succès d'Hernani est incontestable. Elle a été soigneusement préparée et mise en scène par Victor Hugo. Le spectacle dans la salle semble avoir parfois dépassé le spectacle sur la scène. Les jeunes romantiques ont répondu présents à l'appel de Victor Hugo, ils l'ont soutenu, ils ont provoqué avec impertinence les partisans du classicisme pour créer la "bataille d'Hernani" et en faire un événement historique capable d'entrer dans le temps. En témoignant de l'implication du public par des récits épiques, les romantiques ont conféré à ce modèle du drame romantique une dimension universelle et intemporelle.