Amérique du Nord, 2017, voie L
Les Faux-Monnayeurs et le Journal des Faux-Monnayeurs : comment ces deux œuvres mettent-elles en scène la création romanesque ?
Quel personnage, écrivain dans l'œuvre, est critiqué pour son manque de sincérité ?
Quel procédé littéraire permet une réflexion sur le roman, à l'intérieur même du roman ?
Quel personnage peut, par certains aspects, être considéré comme le double de Gide ?
Sur qui Gide compte-t-il pour reconstruire le roman, de manière active ?
En faisant intervenir Édouard et son journal, quel élément Gide brise-t-il ?
Traditionnellement, le roman, œuvre fictive a pour fonction de créer un univers, qu'il soit réaliste ou non, et de faire en sorte que le lecteur y soit immergé. Le roman n'est lu par le lecteur qu'une fois achevé et, même s'il existe des traces de brouillon ou des lettres relatant le processus d'écriture, ces éléments concernant la genèse de l'œuvre ne sont que parcellaires. C'est en cela que le roman de Gide, Les Faux-Monnayeurs, est unique, car il permet aux lecteurs d'accéder à l'œuvre romanesque tout en s'inscrivant dans le processus même de la création littéraire, et ce de deux façons : à travers le personnage d'Édouard, un écrivain travaillant à l'écriture de son prochain roman, mais également à travers l'œuvre complémentaire au roman, Le Journal des Faux-Monnayeurs écrit par Gide lui-même. C'est pourquoi il semble intéressant de se demander comment l'auteur met en scène, à travers ces deux ouvrages, la création littéraire. Tout d'abord en montrant le processus de création littéraire, puis en analysant la conception gidienne de la création romanesque, perceptible dans le roman et, enfin, via la rupture de l'illusion romanesque.
Montrer le processus de création littéraire
Le projet de Gide de rendre compte du processus de création littéraire afin d'impliquer le lecteur et de le rendre actif dans sa lecture est tout à fait original. Cependant, pour ce faire, il va mettre en pratique des procédés déjà connus mais auxquels il va donner de l'ampleur. C'est le cas pour la mise en abyme, déjà utilisée par Corneille dans L'Illusion comique, mais le dramaturge ne suivait pas le même dessein que Gide. Ce procédé de mise en abyme est d'ailleurs double dans cette œuvre car dans le roman, le personnage d'Édouard est écrivain, il travaille d'ailleurs à la création de son nouveau roman qui porte le même titre que celui de Gide. Le lecteur se trouve donc face à deux Faux-Monnayeurs, celui qu'il est en train de lire et celui que le personnage est en train d'écrire mais qui ne sera jamais publié. De même, le processus d'écriture est lui aussi mis en abyme à travers les deux journaux : Le Journal des Faux-Monnayeurs de Gide et "le journal d'Édouard", fictif. Ces deux journaux permettent aux auteurs de livrer leurs doutes, leurs théories romanesques, l'esthétique littéraire qu'ils défendent. Le lecteur est donc plongé au cœur même de la création romanesque, aux côtés de l'auteur qui livre une partie de ses secrets.
Mais les œuvres ne sont pas le seul élément sur lequel se construisent la mise en abyme et les jeux de miroirs. Le personnage d'Édouard est à ce titre tout à fait intéressant, car il a souvent été considéré comme le double de Gide. Tout d'abord parce qu'ils sont tous deux écrivains, partageant le même point de vue sur "le roman pur". Gide souhaite "purger le roman de tous les éléments qui n'appartiennent pas spécifiquement au roman" et Édouard veut "dépouiller le roman de tous les éléments qui n'appartiennent pas spécifiquement au roman". Tous deux rêvent donc de le débarrasser de toutes les caractéristiques propres au réalisme du XIXe siècle qui semblent écraser le genre romanesque. Ensuite, ces deux hommes se retrouvent tous deux en train d'écrire un roman qui porte le même titre, tout comme ils renseignent quotidiennement leur journal, témoin de leurs réflexions sur le genre romanesque et sur l'écriture de leur œuvre. L'auteur semble donc prendre plaisir à brouiller les pistes qu'il tisse pourtant lui-même entre la réalité et la fiction, entre la rédaction du Journal des Faux-Monnayeurs et le travail de création littéraire de son personnage.
Afin d'inscrire le lecteur dans le processus de création littéraire, Gide a créé un personnage qui, à certains égards, se rapproche d'un double littéraire. Il a également mis en place le processus de la mise en abyme afin de montrer à l'intérieur même du roman un écrivain au travail. Ceci permet au lecteur de cerner plus précisément la conception de Gide relative à la création romanesque.
La conception gidienne de la création romanesque
Le roman des Faux-Monnayeurs ne donne pas une vision unique de l'écrivain mais une vision double. En effet, deux personnages exercent ce métier, mais si Édouard peut se rapprocher à certains égards de Gide, un second auteur s'en distingue fortement : Passavant. Ce dernier est montré comme un auteur sans réel talent, uniquement préoccupé par le fait d'écrire des romans qui correspondent à ce que les lecteurs attendent. Il gagne ainsi beaucoup plus d'argent qu'Édouard, mais ce n'est pas un réel artiste, il ne travaille pas l'esthétisme du roman, ne réfléchit pas sur les théories qui agitent le roman de l'époque. D'ailleurs, Édouard n'apprécie pas cet homme.
Concernant le lien qui se tisse entre l'œuvre et son auteur, le roman de Gide et le Journal des Faux-Monnayeurs sont riches en renseignements. Contrairement à une image idyllique de l'auteur à sa table de travail, progressant de manière harmonieuse et couchant avec facilité les mots sur le papier, c'est plus souvent l'image d'un travail laborieux qui est montrée, même si Gide fait parfois mention de périodes d'écriture intenses. Le journal permet également d'avoir accès à des pistes qui ont ensuite été laissées de côté lors de la rédaction du roman. C'est le cas du projet initial, construit autour de deux sœurs qui n'apparaissent pas dans la version achevée. Le Journal rend compte d'une trajectoire et d'une évolution de l'œuvre. Il permet de connaître les étapes liées à l'écriture qui s'est déroulée entre octobre 1921 et juin 1925. Les nombreuses hésitations sont perceptibles dans le Journal des Faux-Monnayeurs et dans le journal d'Édouard dans le réseau lexical du doute, fréquemment employé. Cependant, contrairement à Gide qui ira au bout du processus, Édouard n'achève pas son roman, semblant préférer la réflexion sur la création littéraire à la rédaction.
La conception gidienne de la création romanesque est donc livrée de manière indirecte par les personnages-auteurs qui évoluent dans le roman et qui permettent de confronter deux conceptions totalement différentes. Le processus est dévoilé par le biais des actions des personnages qui contribuent à briser l'illusion romanesque.
Briser l'illusion romanesque
Ainsi, il semblerait que la création littéraire et le romancier soient mis en scène dans les œuvres étudiées, ce qui laisse sous-entendre que, là aussi, le romancier joue avec ses lecteurs en leur proposant une vision qui n'est pas forcément réelle mais transfigurée par l'écriture. Tout cela bien entendu de manière paradoxale puisque dans cette œuvre, Gide entend dévoiler le caractère artificiel de la création romanesque. En cela, le rôle du narrateur qui commente l'écriture de l'auteur est intéressant : "l'auteur imprévoyant s'arrête un instant, reprend souffle, et se demande avec inquiétude où va le mener son récit". Il en va de même pour les personnages qui sont montrés en train de jouer le rôle que l'auteur leur a composé. Ils échangent des répliques, comme au théâtre, afin de faire illusion.
Les personnages ne sont pas les seuls à jouer un rôle. L'écrivain a également son rôle à jouer, il doit correspondre à l'image que l'on a de lui. Ainsi, il semble perpétuellement en représentation. Passavant, encore une fois, illustre parfaitement cette idée. N'étant pas honnête ni homme véritable, il s'efforce de jouer un rôle afin de correspondre au personnage qu'il a lui-même créé. Il déclame d'ailleurs régulièrement des répliques qu'il a empruntées à d'autres, n'hésitant pas à prendre le meilleur de ceux qui l'entourent, comme s'il était incapable d'être lui-même. Ce manque de sincérité de l'auteur jouant un rôle et mentant à ses lecteurs est développé de manière générale dans le roman, comme si le mensonge et le manque de sincérité imprégnaient l'ensemble des personnages, cantonnés au rôle qu'ils jouent en société.
S'il donne à voir le processus de création, c'est enfin pour donner une plus grande importance au lecteur. Gide souhaite en effet que celui-ci ne soit pas seulement passif mais qu'il participe activement à la création de l'œuvre en reconstituant certaines données manquantes, par exemple. Il doit apprendre à déchiffrer les éléments que le roman lui transmet afin de reconstruire une nouvelle réalité. En invitant ses lecteurs à s'interroger sur la création littéraire, Gide espère faire d'eux de meilleurs lecteurs, plus attentifs aux détails, actifs et réfléchis, ne tombant pas dans les pièges de la fiction.
Ainsi, Les Faux-Monnayeurs et le Journal des Faux-Monnayeurs mettent en scène le processus de création romanesque sur plusieurs niveaux. À travers le journal, Gide propose une réflexion théorique directe, livrant ses réflexions au fur et à mesure alors qu'elles sont transposées de manière littéraire dans le roman. Ces deux éléments permettent au lecteur d'avoir une vision globale de l'œuvre et de participer au processus de recréation littéraire, une fois que celui-ci a été dévoilé.