Dans quelle(s) mesure(s) peut-on expliquer la composition du roman Les Faux-Monnayeurs par l'écriture du journal d'André Gide ?
Combien d'année(s) sépare(nt) la parution des deux ouvrages ?
Comment s'appelle le procédé visant à insérer dans l'œuvre un motif parlant de l'œuvre elle-même ?
Sur quel aspect du roman, le Journal des Faux-Monnayeurs porte-t-il ?
Quel personnage, considéré comme le double de Gide tient lui aussi un carnet ?
Qu'arrive-t-il au roman écrit par Édouard ?
Gide a toujours considéré Les Faux-Monnayeurs comme son unique roman et le Journal des Faux-Monnayeurs comme faisant partie intégrante de l'œuvre. Le lecteur, afin d'en saisir la globalité, doit donc lire les deux ouvrages qui ont été publiés avec un intervalle de deux ans. Ils sont d'ailleurs construits en miroir car le Journal retrace la genèse du roman. Gide y raconte notamment ses hésitations et sa conception théorique du genre romanesque. C'est pourquoi il semble intéressant de s'interroger sur la composition du roman à la lumière du Journal de Gide. Il faut donc envisager le Journal comme un "laboratoire d'écriture" selon les termes de l'auteur, puis analyser ce qu'il apporte comme éléments essentiels à la lecture du roman.
Le Journal des Faux-Monnayeurs, un "laboratoire d'écriture"
Le roman n'est pas né d'une impulsion ou suite à une idée subite. Il est en gestation depuis de nombreuses années avant que Gide n'en débute la rédaction. En 1893, il songeait déjà à une "composition en abyme" dont il parlera dans le Journal. Mais c'est à partir de 1919 que l'auteur prépare le roman et il note : "Je commence ce carnet pour tâcher d'en démêler les éléments de tonalité trop différente". S'en suivront des fiches, des notes, des extraits de dialogues, tout ce qui lui permet de donner vie à ses personnages. Pour l'instant, ceux-ci sont encore à peine esquissés, ils sont désignés par des lettres. Le Journal est passionnant à ce stade car le lecteur, grâce à lui, se retrouve aux côtés de l'auteur lors du processus de création. Ses hésitations, ses inquiétudes, voire ses colères y transparaissent. Il se dit par exemple "furieux contre [lui]-même de ne pas travailler assez".
Le Journal est donc bel et bien un travail de théorie littéraire portant sur le travail préparatoire de l'œuvre tout comme Édouard le fait dans son carnet. Il s'agit d'un texte composé de fragments entre lesquels s'intercalent parfois de longues périodes de silence. Gide y raconte l'histoire du roman et il fait dire par Édouard tout l'intérêt littéraire que cet ouvrage apporte au texte romanesque : "Si vous voulez, ce carnet contient la critique de mon roman ; ou mieux : du roman en général. Songez à l'intérêt qu'aurait pour nous un semblable carnet tenu par Dickens, ou Balzac ; si nous avions le journal de L'Éducation sentimentale, ou des Frères Karamazov ! L'histoire de l'œuvre, de sa gestation ! Mais ce serait passionnant… plus intéressant que l'œuvre elle-même…" L'enthousiasme de Gide est perceptible à travers ces propos.
Les pistes qu'il a envisagées avant de changer d'avis, l'évolution des personnages, sa conception théorique sur le genre du roman qu'il veut débarrasser des carcans du XIXe siècle, tout cela imprègne le Journal de Gide mais se retrouve également dans le roman grâce au procédé de la mise en abyme. Édouard, écrivain, est en train de travailler à l'écriture de son prochain roman et il tient minutieusement un carnet dans lequel il note, tout comme le fait Gide, ses réflexions. L'auteur l'écrit lui-même dans le Journal des Faux-Monnayeurs : "il faut que ce carnet devienne en quelque sorte le "cahier d'Édouard"." Le roman du personnage qui porte pourtant le même nom ne connaîtra pas le même sort car il ne sera pas publié.
Le Journal est donc un ouvrage essentiel qui permet aux lecteurs d'assister à la naissance d'un roman et de revivre, aux côtés de l'auteur, le processus de création. Grâce à lui, les lecteurs ont accès à tout ce qui a disparu et qui aurait été oublié.
Les sources du roman
Les sources d'inspiration restent parfois secrètes mais grâce au Journal, le lecteur y accède et apprend que la première inspiration est l'histoire personnelle de Gide. Lors de la phase de préparation du roman, il rédige ses mémoires, qu'il publiera sous le titre Si le grain ne meurt et cette expérience l'influencera comme en témoigne le Journal : "Je fus amené tout en l'écrivant, à penser que l'intimité, la pénétration, l'investissement psychologique peut, à certains égards, être poussés plus avant dans le "roman" que dans les "confessions" même. De nombreux personnages sont donc empreints d'une part personnelle de leur auteur, mais il ne faut pas voir Les Faux-Monnayeurs comme un roman à clés et Édouard n'est pas le double de l'auteur : "Il faut le reculer et l'écarter de moi pour bien le voir".
Le Journal expose également des références aux faits-divers ayant inspiré l'auteur. C'est le cas de l'affaire de fausse monnaie, tirée d'articles développant l'affaire liée à "la bande du Luxembourg", composée d'étudiants et de fils de fonctionnaires.
De même, les pistes abandonnées par l'auteur sont également mentionnées, c'est le cas de Lafcadio, personnage principal des Caves du Vatican, qui devait à l'origine occuper une place importante dans le roman, au même titre qu'Édouard. C'est également le cas des deux sœurs qui devaient être au cœur du roman et qui ont totalement disparu, ce qui est étrange compte tenu de la place secondaire qu'occupent toutes les femmes du roman.
De nombreux détails supprimés de la version finale du roman sont donc accessibles grâce au Journal qui apporte aux lecteurs des outils afin que ceux-ci participent activement à la lecture de l'œuvre complète.
Une aide à la lecture
Gide considère que le lecteur doit avoir une place importante dans la réception et la compréhension de l'œuvre. Il ne doit pas subir le roman mais au contraire le lire de manière intéressée en s'interrogeant et en questionnant le monde qui l'entoure. Cette conception d'un lecteur actif est présente dans le Journal à de nombreuses reprises. Il expose d'ailleurs assez précisément ce qu'il attend de son lectorat : "Ce n'est point tant en apportant la solution de certains problèmes que je puis rendre un réel service au lecteur ; mais bien en le forçant à réfléchir lui-même sur ces problèmes dont je n'admets guère qu'il puisse y avoir d'autre solution que particulière et personnelle."
Le Journal permet également de comprendre certaines modifications apportées tout au long du processus d'écriture. Ainsi, le passage de deux à trois parties est expliqué : le personnage de Lafcadio, associé à un "avant" devait faire face au personnage d'Édouard incarnant un "après". Finalement, les trois parties, organisées autour de deux lieux géographiques Paris et Saas-Fee, ont été adoptées afin d'accorder plus d'importance à la dernière partie, contenant le dénouement des multiples intrigues. Il en va de même pour le choix des voix narratives multiples. Gide explique l'intérêt de faire raconter les événements par les personnages ayant participé à l'action ou ayant influencé une décision car, plus que l'action elle-même ou la décision, c'est le processus qui intéresse Gide.
Ainsi, la lecture du Journal des Faux-Monnayeurs semble essentielle à la compréhension du processus d'écriture du roman de Gide, en apportant des informations permettant une meilleure compréhension de ses enjeux romanesques. De plus, le Journal contient également les éléments ayant participé à la naissance du roman comme les œuvres lues par Gide, ses précédents ouvrages ou encore l'actualité contemporaine découverte à travers la presse.