En quoi des sentiments humains comme le sens de l'honneur et l'amour, attribués à des personnages fictifs, offrent-ils au spectateur un accès privilégié au cœur des hommes ?
Selon Victor Hugo, les personnages fictifs doivent-ils sembler vrais et humains ?
Comment des personnages fictifs peuvent-ils rendre compte de problématiques réelles qui touchent l'homme ?
Comment le spectateur peut-il s'identifier à des personnages fictifs ?
Quelle est la différence entre un personnage et une personne ?
Un personnage peut-il être une personne ?
La question du personnage dans la littérature est récurrente. Lorsque Jean-Jacques Rousseau convient d'un pacte de vérité avec son lecteur, son personnage se mêle avec sa propre personne dans un souci d'authenticité. Pourtant, même dans l'autobiographie, des écarts avec la réalité sont notables. Tout personnage conserve sa part de fiction, créée par l'imaginaire de son auteur. Ainsi le personnage, aussi fictif soit-il, n'a pas vocation à remplacer le réel ou à s'y confondre. Admis par le lecteur ou le spectateur, la part de fiction du personnage lui offre sa complexité. Il peut alors témoigner de sentiments riches et variés comme l'amour ou le sens de l'honneur.
La question qui se pose est donc de savoir en quoi des sentiments humains, comme le sens de l'honneur et l'amour, attribués à des personnages fictifs, offrent au spectateur un accès privilégié au cœur des hommes. Pour répondre à cette question, nous considèrerons le rôle de ces sentiments humains dans la construction du personnage pour envisager leurs buts dans la réception de l'œuvre, d'abord comme témoins de la complexité de l'homme puis comme source de réflexion face à la réalité du monde.
Des sentiments authentiques pour des personnages plus humains
Attribuer des sentiments humains comme le sens de l'honneur ou l'amour à des personnages pourtant fictifs peut paraître artificiel, mais sans ces sentiments, les personnages ne pourraient accéder à la profondeur voulue par l'auteur. Ainsi dans Hernani, Victor Hugo s'éloigne de la création de personnages types, aux sentiments prédéfinis. Au contraire il offre une forme de liberté à ses personnages, capables de ressentir tous les sentiments humains possibles afin de les rendre crédibles et plus authentiques.
Le premier sous-titre d'Hernani, "L'Honneur castillan", montre qu'il s'agit là d'une valeur incontournable dans la pièce. Tous les personnages semblent vouloir inscrire leurs actions selon des lois morales et un code de l'honneur indiscutable, le héros n'est pas le seul concerné. De ce fait, tous les personnages ont une dimension réaliste et profonde qui permet d'accroître la tension dramatique puisque tous les personnages sont soumis à leurs propres choix face à leurs sentiments variés et complexes, parfois en opposition comme le sens de l'honneur et l'amour. L'honneur est mis à l'épreuve par les sentiments que ressentent les personnages. Ils ne se soumettent plus de manière héroïque à ce code imposé mais composent avec lui. C'est en cela qu'ils semblent plus humains.
En effet, la particularité des sentiments humains est la contradiction qui en émane : un sentiment comme le sens de l'honneur peut aller contre le désir profond de l'homme. Dans Hernani, Victor Hugo reprend ces contradictions profondes entre désir et honneur pour conférer à ses personnages la dimension humaine du choix. Dans le drame romantique, contrairement à la tragédie, l'honneur devient un choix fait par le personnage, ce qui le pousse à alterner des choix grotesques comme sublimes face à son amour ou sens de l'honneur. Don Gomez par exemple est prêt à sauver son rival au péril de sa propre vie alors qu'il fera tout pour le tuer quelques scènes plus tard. Le personnage est soumis aux mêmes contradictions internes puis aux mêmes regrets que l'homme dans la réalité.
Le personnage du drame romantique est un personnage complexe, soumis à des sentiments contradictoires et profonds, à la fois dans sa grandeur et sa faiblesse. En lui donnant la possibilité de faire des choix, Victor Hugo crée au cœur même du personnage une dualité interne qui le rend plus authentique et profond, au plus proche de l'humain.
Des personnages plus humains pour témoigner de la complexité de l'homme
En créant des personnages plus complexes et donc plus proches de l'homme, Victor Hugo a ouvert la voie à des personnages plus étonnants, authentiques, capables de choix contradictoires. Le mouvement réaliste du XIXe siècle reprendra ce modèle de héros dans sa dimension historique, comme le personnage de Julien Sorel dans Le Rouge et le Noir de Stendhal, déchiré entre son amour pour Mme de Reynal et son désir profond d'ascension sociale.
Le topos de l'amour est un sujet qui interroge le XIXe siècle : que faire de l'amour à une époque où prime un besoin insatiable de liberté ? L'amour passionnel est un sentiment qui peut aliéner, puisqu'il relie l'homme à la femme de manière parfois violente, jusque dans la mort. L'amour dans le drame romantique témoigne de la complexité humaine à vouloir aimer, être aimé tout en restant libre de ses choix. De plus, l'amour ne se commande pas et transgresse les classes sociales. Ainsi, l'héroïne préfère fuir avec Hernani, un hors-la-loi déshonoré, plutôt qu'épouser un homme riche dont l'honneur est sauf. Hernani choisit l'honneur plutôt que l'amour lorsqu'il décide de prendre le poison pour racheter sa faute auprès de Don Gomez. L'amour ne le prive pas de sa liberté de choix, comme il l'aurait fait dans la tragédie.
Par ailleurs, des sentiments comme l'amour ou le sens de l'honneur dans le drame romantique enrichissent les propos des personnages. Victor Hugo leur permet d'alterner entre expressions lyriques ou au contraire très prosaïques. Le roi Don Carlos étonne par sa capacité à exprimer ses responsabilités face au pouvoir dans une tirade lyrique très poétique alors qu'il avait été capable de se moquer du placard à balais d'une servante dès le premier acte, avec un prosaïsme étonnant.
En créant des personnages plus humains, soumis aux mêmes sentiments et aux mêmes contradictions face à leurs choix, Victor Hugo permet au public de s'identifier à ces personnages étonnants. Ainsi les spectateurs, en se rapprochant des personnages, peuvent réfléchir à la portée de leurs choix : les personnages deviennent modèles et anti-modèles, à la fois fictifs mais capables d'exprimer le réel.
En devenant plus humains, les personnages témoignent de la complexité même de l'homme et lui permettent de réfléchir à sa propre condition et à ses propres choix.
Des personnages pour faire réfléchir le spectateur sur sa propre humanité
La complexité des personnages les rapproche de l'homme, qui peut alors s'identifier et réfléchir à ses propres questions, à ses propres choix, à sa propre humanité. Dans Hernani, les personnages se métamorphosent au fil du texte et ouvrent de riches perspectives : Don Carlos, le roi libertin, devient magnanime et tolérant, Don Ruy Gomez au contraire ne devient pas meilleur mais témoigne de la part sombre de l'humanité, celle du ressentiment et de la vengeance qui exprime l'amertume de la condition humaine.
Par ailleurs, le passé des personnages n'est pas sans rappeler le passé de l'homme avec la figure du père qui pèse sur sa descendance. Hernani est poursuivi par le souhait de venger son père, Don Ruy Gomez cache Hernani à Don Carlos dans sa galerie de tableaux de famille et Don Carlos succède à un père dont les actions pèsent encore sur lui. Les différentes promesses faites au père semblent incarner la promesse ultime, mythique, qui hante chaque personnage. Chacun est hanté par un père absent et chacun évolue, se transforme en un autre, donnant ainsi à voir une infinité de caractères, de personnes qui se construisent devant le spectateur.
Les personnages du drame romantique se font alors le miroir de la société, rappelant à l'homme sa propre part d'humanité, ses sentiments complexes et profonds qui s'opposent parfois pour l'obliger à faire des choix décisifs dans son évolution.
Des sentiments humains, comme le sens de l'honneur ou l'amour, attribués à des personnages pourtant fictifs, offrent donc un accès privilégié au cœur de l'homme. Par leur authenticité ils apportent une singularité et une complexité au personnage qui se rapproche de l'homme. En se rapprochant de l'homme, le personnage peut alors témoigner de ses sentiments, des choix qui s'imposent à lui et des décisions qu'il doit prendre pour continuer son évolution. Ainsi le personnage complexifié devient un outil de réflexion et de vision du monde pour le spectateur qui peut s'identifier, se projeter et se confronter à sa propre humanité.