Sommaire
ILes formes de l'échangeALe trocBLa monnaieCLe donIILes échanges comme fondement de la sociétéALa nécessité d'échanger de l'homme comme point de départ de la sociétéBLa spécificité de l'échange économique pour maintenir la sociétéCLes échanges non marchands dans la société1L'échange des femmes2L'échange d'idéesIIILes limites de l'échange dans la sociétéALes limites des échanges marchands1Le problème de l'équivalence entre les biens et leur valeur dans l'échange2L'importance grandissante du profitBL'impact négatif de la société marchande sur les échanges humainsLes échanges sont constitutifs de la vie en société, mais ils se présentent sous une variété de formes qu'il faut interroger. Par ailleurs, s'ils participent à la création du lien social, la place qu'ils ont prise dans les sociétés contemporaines doit amener à questionner leur fonction essentielle. Peut-on faire des échanges économiques le fondement du lien social ?
Les formes de l'échange
Le troc
Les échanges entre les hommes visent à se procurer les biens nécessaires à la survie.
Un homme seul ne pouvant pas se procurer tout ce qui est nécessaire à sa survie, il échangera donc ce qu'il a en trop contre les objets qui lui manquent. En ce sens, l'échange est l'un des piliers de la vie en société.
La première forme d'échange qui est apparue est le troc d'objets. Les premières économies étaient donc des économies de troc, comme celle de l'Égypte des pharaons ou l'économie des peuples amérindiens.
Une économie de troc est un système dans lequel les marchandises s'échangent contre d'autres marchandises et non contre de la monnaie. Puisqu'il n'y a pas d'intermédiaire entre les biens échangés, il faut trouver une façon d'évaluer et de comparer des objets radicalement différents.
Dans une économie de troc, se pose d'abord le problème du prix. En l'absence de monnaie circulante, on utilisait des unités de compte. Le faible nombre de productions permettait aux agents économiques de connaître par cœur les rapports d'échanges entre eux, qui étaient généralement fixes.
Le troc reste par ailleurs un système d'échanges contraignant : une proximité géographique est nécessaire, il faut qu'il y ait un intérêt mutuel dans les possessions de l'autre, il faut régler le problème délicat du transport, les denrées sont parfois périssables et perdent donc leur valeur.
La monnaie
Pour faciliter les échanges, les hommes développent donc très tôt des formes de monnaie.
Le rôle de la monnaie est de mesurer les rapports de valeur entre des biens à échanger, afin de rendre des biens de natures différentes commensurables entre eux. Dans Éthique à Nicomaque, Aristote souligne ce rôle de la monnaie : elle est un moyen terme entre des choses à échanger, parce qu'elle permet de mesurer chaque bien et ainsi de déterminer les termes de l'échange.
Par exemple, la monnaie nous dira combien de chaussures sont équivalentes à une maison ou bien à telle quantité de nourriture.
La monnaie, dès lors, jouant le rôle de mesure, rend les choses commensurables entre elles et les amène ainsi à l'égalité : car il ne saurait y avoir de communauté d'intérêts sans échange, ni échange sans égalité, ni enfin égalité sans commensurabilité.
Aristote
La Politique, trad. Jules Tricot, Paris, éd. Vrin, coll. "Bibliothèque des Textes philosophiques" (1995)
IVe siècle av. J.-C.
Aristote souligne d'une part que la monnaie, permettant de comparer entre eux des biens de nature et de valeur différentes, rend l'échange égal. Mais il souligne aussi que l'échange lui-même est l'un des piliers d'une communauté, car les hommes s'assemblent aussi en vue d'assurer leur survie en mettant en commun les résultats de leur travail.
Pour Aristote, l'argent est donc un moyen en vue d'une fin, à savoir se procurer les biens et services nécessaires à la vie. Aristote souligne ainsi que l'argent ne doit pas être recherché et accumulé comme s'il constituait une fin en soi : il doit rester le moyen de se procurer des biens, sous peine d'être détourné de sa fonction.
Georg Simmel, dans Philosophie de l'argent (1900), met en évidence cette dérive possible de l'usage de l'argent. Certes, le recours à l'argent comme instrument de l'échange a des vertus positives : il libère l'homme du cycle du don et du contre-don (en fonction duquel il faut toujours répondre à un don par un autre don) et, à l'inverse du troc, permet que les comptes soient toujours justes. En ce sens, l'argent permet à l'individu de ne pas être redevable indéfiniment à l'égard des autres. Néanmoins, l'argent a tendance à s'autonomiser par rapport à son usage premier, pour devenir une fin en soi. Georg Simmel dénonce ainsi le fait que le lien social devient peu à peu un lien commercial, et ceci constitue un appauvrissement terrible du lien social.
Le don
Ordinairement, c'est le don qui apparaît comme la forme même de cet échange désintéressé. En effet, dans le processus du don, celui qui donne le fait librement et spontanément. Quant au bénéficiaire du don, il n'a aucune obligation de rendre le don : il n'est donc pas redevable à l'égard du donneur. Dans le don, le donneur comme le bénéficiaire du don apparaissent exempts de toute forme d'obligation l'un envers l'autre.
Pourtant, cette image du don comme échange purement désintéressé doit être nuancée, notamment à la lumière des travaux d'anthropologie ayant étudié précisément son mécanisme. Marcel Mauss propose ainsi, dans Essai sur le don, de dire que le don, fondement des sociétés qu'il étudie, repose sur une triple obligation : donner, recevoir, rendre. Contre l'image courante du don comme acte désintéressé, Mauss entend montrer que, loin d'être altruiste, il participe de la création d'un réseau d'obligations.
Le phénomène du don est un "fait social total" : on échange des biens et des services, mais aussi des structures familiales (des femmes), des rituels, des structures religieuses ou politiques. Le don est donc une forme d'échange qu'il faut comprendre à l'échelle de la société, et non pas seulement dans sa dimension économique.
Marcel Mauss étudie ainsi le phénomène du Potlach (échange rituel) parmi les Indiens d'Amérique du Nord. Le chef de tribu fait des dons à sa tribu dans le but d'asseoir son autorité, puis il y a une circulation car ceux qui ont reçu doivent à leur tour donner. Le circuit de l'échange s'engage, selon l'obligation de donner, recevoir et rendre.
Certes, le don n'a pas à proprement parler une valeur économique, mais il est loin de constituer un échange désintéressé : structurant de part en part la société, le don s'accompagne en outre d'une obligation de rendre.
Il semble donc difficile de penser une forme d'échange qui soit entièrement désintéressée.
Les échanges comme fondement de la société
La nécessité d'échanger de l'homme comme point de départ de la société
On l'a vu, les échanges sont nécessaires à la survie de l'homme : seul, il expérimenterait un décalage entre ses besoins et ce qu'il est capable de produire. Les hommes ont donc besoin de se réunir en société afin de subvenir ensemble à leurs besoins. En ce sens, l'échange est bien à l'origine de la vie en société.
La société est donc le résultat d'un processus d'expansion de la famille, motivé par le besoin d'échanger. Platon, dans La République, met en évidence ce processus par lequel les hommes viennent à s'assembler.
Il y a, selon moi, naissance de sociétés du fait que chacun de nous, loin de se suffire à lui-même, a au contraire besoin d'un grand nombre de gens. […] S'il en est donc ainsi, un homme s'adjoignant un autre en raison du besoin qu'il a d'une chose, un second en raison du besoin d'une autre ; une telle multiplicité de besoins amenant à s'assembler sur un même lieu d'habitation une telle multiplicité d'hommes qui vivent en communauté et entraide, c'est pour cette façon d'habiter ensemble que nous avons institué le nom de société politique.
Platon
La République, trad. Pierre Pachet, Paris, éd. Gallimard, Folio Essais (1993)
IVe siècle av. J.-C.
C'est donc bien en raison de son incapacité à subvenir seul à ses besoins que l'homme, s'associant à ses semblables, développe la vie en société et les échanges. Ce serait donc l'échange qui fonderait le lien social, et plus particulièrement l'échange marchand.
La spécificité de l'échange économique pour maintenir la société
Les échanges ne seraient pas seulement la cause de la vie en société, mais aussi le moyen de son maintien.
En effet, liant l'intérêt de chaque individu particulier à celui des autres membres de la société, les échanges fonderaient le lien social.
C'est ce que soutient le philosophe Adam Smith, pour qui l'échange est toujours motivé par l'intérêt personnel. En effet, partant du même constat que Platon (l'individu ne peut subvenir à ses besoins sans le concours d'autres hommes), Smith entend montrer que pour que l'échange ait lieu, il faut que chaque individu éprouve le besoin de ce qui est produit par l'autre. Or, chaque individu se dit que s'il veut pouvoir échanger, il faut qu'il produise assez de biens, car plus il aura de choses à échanger, plus il pourra ensuite se procurer des biens.
L'homme a presque continuellement besoin du secours de ses semblables, et c'est en vain qu'il l'attendrait de leur seule bienveillance. […] Ce n'est pas de la bienveillance du boucher, du marchand de bière ou du boulanger, que nous attendons notre dîner, mais bien du soin qu'ils apportent à leurs intérêts. Nous ne nous adressons pas à leur humanité, mais à leur égoïsme ; et ce n'est jamais de nos besoins que nous leur parlons, c'est toujours de leur avantage.
Adam Smith
Recherches sur la nature et les causes de la richesse des nations, (An Inquiry into the Nature and Causes of the Wealth of Nations), trad. Philippe Jaudel, Jean-Michel Servet, Paris, éd. Economica (2000)
1776
Smith insiste ici sur le fait que ce n'est pas par bienveillance que les hommes produisent des biens et qu'ils les échangent, mais bien pour satisfaire leurs intérêts personnels.
C'est pourquoi la survie d'un sujet dépend du soin que les autres apportent à la poursuite de leurs intérêts : si le boulanger veille à la qualité de son pain, ce n'est pas directement pour faire plaisir à ses clients mais pour être sûr de pouvoir vendre son pain. C'est donc d'abord pour son propre intérêt.
Selon Smith, cette recherche égoïste de l'intérêt, qui se concrétise dans l'échange, tisse un réseau de liens entre les individus, qui deviennent ainsi interdépendants. Dans les sociétés industrialisées et marquées par une division du travail forte, les diverses activités individuelles sont rendues complémentaires et dépendantes les unes des autres. Liant étroitement les individus entre eux, l'échange économique devient ainsi le véritable fondement du lien social.
Les échanges non marchands dans la société
L'échange des femmes
Pour certains anthropologues, les échanges non économiques tiennent également une place déterminante dans la construction du lien social.
Claude Lévi-Strauss, dans son étude des sociétés dites primitives, a ainsi mis en évidence le rôle déterminant de l'échange des femmes dans les structures sociales. Recherchant ce qui pourrait être commun à toutes les formes de sociétés connues, Lévi-Strauss montre en effet le caractère universel de la prohibition de l'inceste, c'est-à-dire la répression sociale des pratiques sexuelles entre individus de même parenté. La société naîtrait donc de la mise au point de cette règle. S'interrogeant alors sur le rôle de cette règle dans la vie en communauté, il propose de dire que l'interdiction de l'inceste, obligeant les groupes à l'exogamie, permet d'une part une pacification des relations entre les membres d'un groupe (supprimant les rivalités pour les femmes), et d'autre part la création d'alliances entre les diverses communautés.
Exogamie
L'exogamie est une règle matrimoniale imposant de chercher son conjoint à l'extérieur de son groupe social (clan, groupe territorial, caste, société, milieu social). Son opposé est l'endogamie.
La prohibition de l'inceste marquerait ainsi le passage de la nature à la culture, dans la mesure où cette règle ne constitue pas un phénomène naturel. Elle est en fait le premier interdit, le premier phénomène culturel, et le premier fondement du lien social. Le principe de prohibition de l'inceste est donc générateur de lien social, par l'échange des femmes, c'est-à-dire l'exogamie (une règle matrimoniale imposant de chercher son conjoint à l'extérieur de son groupe social).
L'échange d'idées
Plus largement, on peut remarquer que l'échange peut aussi concerner les paroles, les messages, les idées.
Le dialogue est un exemple d'échange non matériel et non marchand : il s'agit d'un échange d'idées. On considère souvent que cet échange est source de richesse, car il permet de confronter des opinions différentes pour faire naître la vérité. Ainsi, dans les dialogues écrits par Platon, Socrate discute avec des interlocuteurs variés et, grâce à de multiples questions et des confrontations d'opinions, les interlocuteurs font naître la vérité. Cette approche dialectique retrouvée dans le dialogue est une des techniques de la maïeutique, ou l'art de faire accoucher les esprits de leurs connaissances.
D'autre part, les échanges peuvent être culturels : on échange des langues, des rites, des religions, des arts, etc. Aujourd'hui, un Français utilise quotidiennement une multitude d'expressions anglaises, mais aussi un alphabet latin, des mots d'origine grecque ou celte et des chiffres arabes. Le métissage culturel et le cosmopolitisme sont des conséquences des échanges culturels. Ils ont existé de tout temps, quoique la mondialisation semble les avoir radicalisés. Aujourd'hui, on parle ainsi de "culture mondiale" ou de "citoyen du monde".
Les limites de l'échange dans la société
Les limites des échanges marchands
Le problème de l'équivalence entre les biens et leur valeur dans l'échange
Si idéalement la monnaie doit être ce qui rend possible un échange juste, en rendant les biens commensurables entre eux, rien ne fixe clairement ces équivalences entre les biens et leur valeur dans l'échange. Ainsi, un bien ayant une grande utilité peut posséder une faible valeur dans l'échange, et inversement.
Par exemple, le pain constitue un élément nécessairement à l'alimentation, mais sa valeur d'échange est faible. Au contraire, l'or, qui ne répond pourtant à aucun besoin vital, possède une grande valeur d'échange.
On distingue généralement, pour un bien, sa valeur d'usage et sa valeur d'échange. Tandis que la valeur d'usage dépend de l'utilité pratique d'un bien, la valeur d'échange dépend des biens que l'on peut acquérir en échangeant ce bien.
Un décalage peut donc être très grand entre la valeur d'usage d'un bien et sa valeur d'échange. C'est particulièrement le cas de l'argent. Possédant une valeur d'usage faible, voire nulle, l'argent possède pourtant une valeur d'échange illimitée : il est le moyen d'acquérir tous les biens. C'est ce qui explique que les hommes cherchent souvent à accumuler l'argent comme un bien précieux.
Aristote, dans son analyse de l'argent, mettait déjà en garde contre ce risque d'une dénaturation du rôle de l'argent. En effet, accumuler la monnaie comme un bien désirable revient à faire une fin en soi de ce qui au départ n'est qu'un intermédiaire. Derrière cette analyse s'esquisse une critique de la recherche du profit, de la spéculation.
C'est donc d'une dérive du sens premier des échanges, lesquels visent à subvenir aux besoins d'une communauté, que naît le profit. L'échange n'est alors plus réalisé en fonction des besoins d'un individu, mais relativement à la possibilité de dégager des profits économiques par l'échange.
L'importance grandissante du profit
Karl Marx a précisément analysé cette dérive de la valeur d'usage vers la valeur d'échange sous le nom du fétichisme de la marchandise.
Il montre ainsi, dans Le Capital, que dans les sociétés capitalistes, les objets échangés (les marchandises) s'offrent au consommateur comme s'ils possédaient une valeur objective. Or, ce prix supposé objectif d'une marchandise efface le fait que la valeur d'un objet tient aussi au travail humain fourni pour le produire.
Le fétichisme de la marchandise consiste donc à évaluer les objets produits les uns par rapport aux autres, en effaçant complètement le lien que ces objets entretiennent avec le travail que des hommes ont fourni pour les produire. La production de marchandises se fait donc toujours en vue du marché de l'échange, et donc, finalement, en vue du profit qui pourra être réalisé par la vente d'une marchandise. Le prix se trouve ainsi entièrement déconnecté de la quantité et de la qualité du travail fourni pour le réaliser : il est fixé en fonction des règles du marché.
L'impact négatif de la société marchande sur les échanges humains
Enfin, il importe de souligner que si les sociétés humaines semblent profondément marquées par l'échange de toutes sortes de biens et de services, certaines limites doivent être maintenues.
Ainsi Emmanuel Kant affirme que la personne humaine, possédant une valeur absolue, ne peut jamais faire l'objet d'un échange. En effet, en tant que sujet moral, tout homme est une fin en soi, c'est-à-dire un sujet doué de liberté. C'est pourquoi Kant énonce, dans Fondements de la métaphysique des mœurs, qu'autrui ne doit jamais être traité comme un moyen, mais toujours comme une fin. En ce sens, l'échange marchand travaillerait à affaiblir le respect des conduites morales, car la pratique du commerce profitable et intéressé accoutume l'homme à traiter autrui comme un simple moyen lui permettant de majorer ses gains.
Ce problème se pose fortement dans les échanges reposant sur l'humain, tels que la vente d'organes ou la prostitution.
Cette exigence du respect absolu de l'humain est au cœur des critiques adressées à la société de consommation. Reposant sur la valeur de l'argent et la marchandise, celle-ci fait passer l'humain au second plan.
Comme le souligne Jean Baudrillard (La Société de consommation, 1970), la société de consommation est une société d'abondance d'objets, caractérisée par la fragilité du lien social, car les hommes ont bien plus de liens avec les objets qu'avec leurs semblables. L'homme n'est plus environné par ses semblables mais par des objets et des messages. En encourageant cette abondance de biens, la société donne le primat à des entités non humaines. Il y a donc un risque important de dévalorisation de l'humain.