Pondichéry, 2017, voie L
"Tant pis pour le lecteur paresseux : j'en veux d'autres..." prévient Gide dans son Journal des Faux-Monnayeurs. Dans quelle mesure la lecture conjointe des deux œuvres engage-t-elle la collaboration active du lecteur ?
Quelle attitude Gide attend-il de son lecteur ?
Que dit Gide quant à la lecture du Journal des Faux-Monnayeurs ?
Que dit Gide quant à la réception de son œuvre ?
Est-ce que le lecteur est totalement libre de faire sa propre interprétation ?
Quelle instance guide et influence le lecteur au long de sa lecture ?
Gide considère Les Faux-Monnayeurs comme son seul véritable roman, ce qui est atypique car cette œuvre est composée de deux parties : le roman en lui-même et Le Journal des Faux-Monnayeurs, publié peu de temps après, qui doit être lu et considéré comme faisant partie intégrante de l'œuvre. Si cet élément est important pour l'auteur, c'est parce qu'il permet au lecteur de saisir l'œuvre dans son ensemble, témoignant par là même de l'importance du rôle que l'auteur donne à son lecteur. Comme il l'affirme : "Tant pis pour le lecteur paresseux : j'en veux d'autres..." , c'est pour cela qu'il semble intéressant de se questionner plus précisément sur les rôles assignés par Gide à son lectorat. Tout d'abord, en analysant le rôle actif que Gide confère à son lecteur, avant de se pencher sur les éléments mis à disposition du lecteur afin qu'il puisse mener une lecture active, avant de desceller ce qui ne semble être, par certains aspects, qu'une manipulation du lecteur.
Un lecteur actif
Les romans traditionnels proposent aux lecteurs une intrigue afin qu'ils se laissent emporter par celle-ci et assistent tels des observateurs à une histoire à laquelle ils donnent vie en lisant. À l'inverse, le roman de Gide demande à son lecteur une tout autre implication. Tout d'abord, le roman n'est pas complet, il est constitué de nombreux blancs, de vides que le lecteur doit combler. Gide n'attend donc pas que son lecteur soit passif mais au contraire qu'il réfléchisse et soit actif en participant à la reconstruction du roman. Des données sont à reconstituer, le lecteur doit apprendre à déchiffrer les éléments que le roman lui transmet afin de reconstruire une nouvelle réalité.
Contrairement aux romans traditionnels, organisés autour du regard porté par un narrateur omniscient faisant office de traducteur et de rapporteur des faits, ici, ce sont les personnages eux-mêmes qui racontent ce qu'ils vivent à travers une multiplicité de points de vue internes. Il est alors question de polyphonie narrative créée par les différents narrateurs dont les analyses et les regards se croisent et s'entremêlent. Le lecteur n'est donc pas influencé par la vision arbitraire d'un narrateur, il est libre de se faire sa propre idée des faits racontés. Cette envie est énoncée par Gide dans son Journal : "Je voudrais que dans le récit, [...] [ces] événements apparaissent légèrement déformés ; une sorte d'intérêt vient, pour le lecteur, de ce seul fait qu'il ait à rétablir. L'histoire requiert sa collaboration pour se bien dessiner." Cette citation met en exergue l'intérêt que porte Gide à ses lecteurs. Il leur fait confiance pour l'aider à finaliser l'œuvre.
Gide attend beaucoup de son lecteur, il a confiance en lui mais, pour autant, il ne le laisse pas progresser à l'aveugle dans l'œuvre. Il lui a préparé des éléments nécessaires à sa bonne compréhension à travers notamment le procédé de mise en abyme.
Un lecteur préparé à l'action
Dès la genèse du roman, Gide a donc affirmé son souhait de rendre le lecteur actif et de l'inscrire pleinement dans le processus de création. C'est pourquoi il a pris soin d'inscrire, dans l'écriture même du roman, des éléments destinés au lecteur afin que celui-ci puisse jouer son rôle.
Tout d'abord, Gide insiste bien sur le fait que le roman seul ne se suffit pas. Si le lecteur veut saisir l'œuvre dans sa globalité, il doit lire le roman et le Journal des Faux-Monnayeurs car les deux éléments se complètent. Toutefois, Gide avait dans un premier temps pensé intégrer son journal au "journal d'Édouard", avant de décider de conserver les deux journaux avec leurs différences. Son journal à lui n'est pas fictif ; même si des passages ont été supprimés, il est resté authentique et témoigne de la relation qui s'établit entre l'auteur et son roman. Gide invite donc le lecteur à le suivre dans les méandres de la création littéraire, à assister à la naissance du roman. C'est pourquoi il semble préférable de lire les deux ouvrages en même temps afin de comprendre comment les idées théoriques ou esthétiques sont transposées de manière littéraire dans le roman. Cet aller-retour ne peut être fait que par le lecteur qui est implicitement invité à lire puis à relire le roman : "Je n'écris que pour être relu", inscrit Gide à la fin du premier cahier de son Journal.
D'ailleurs, concernant la réception des Faux-Monnayeurs, Gide n'est pas dupe, il sait que dans le contexte où son roman s'inscrit, il ne sera pas apprécié ni même compris. Il s'oppose aux romans faciles d'accès, à la lecture linéaire, centrée autour d'une seule intrigue et ne développant qu'une poignée de personnages précisément campés. Cependant, Gide a foi en l'avenir et reste assuré de la postérité de son roman, expliquant que celui-ci nécessite une lecture attentive, un lecteur impliqué et une ou plusieurs relectures.
C'est donc une double relation qui s'établit entre le romancier et son lecteur. Le romancier rend tout d'abord le lecteur actif, le faisant collaborer à l'œuvre finale, avant de faire de lui son allié. Il a conscience que son œuvre n'est pas d'un accès simple ou immédiat, mais il a confiance dans les capacités de son lecteur, à même de décrypter l'ouvrage.
Une manipulation du lecteur
Toutefois, derrière cette impression de liberté offerte au lecteur qui permettrait à l'œuvre de voir le jour grâce à son travail de lecture, il est possible de s'interroger sur la manipulation plus ou moins dissimulée, orchestrée par l'auteur afin de diriger son lecteur.
Tout d'abord, le lecteur est obligé de suivre ce que l'auteur a écrit pour lui, selon un ordre qui n'a rien d'aléatoire. Les personnages, même s'ils ne sont pas précisément campés à la manière des romans réalistes du XIXe siècle, ne sont pas non plus amenés de manière objective et à ce niveau-là, le narrateur joue un rôle important. Il intervient ponctuellement dans le récit afin de les juger, influençant le jugement des lecteurs. C'est le cas d'Édouard vis-à-vis duquel le narrateur emploie des termes péjoratifs comme "amateur" ou "raté", insistant sur le fait que son œuvre est vouée à l'échec.
De même, si Gide compte faire du lecteur son collaborateur, le rendre actif, il n'entend pas faire de lui le créateur de l'œuvre. Il affirme son intention de le diriger dans le Journal des Faux-Monnayeurs où il écrit vouloir "s'y prendre de manière à lui permettre de croire qu'il est plus intelligent que l'auteur [...] qu'il découvre dans les personnages maintes choses [...] malgré l'auteur et pour ainsi dire à son insu". Cela illustre bien qu'une partie de la liberté qu'accorde Gide à son lecteur n'est qu'illusoire, totalement orchestrée par lui-même afin de le manipuler.
Enfin, ce que cherche à faire l'auteur, c'est apprendre au lecteur à s'interroger, à remettre en question ce qu'il lit afin de trouver sa propre voie, même si celle-ci n'est pas celle qui a été tracée par l'auteur lui-même, afin qu'il découvre sa propre vérité, débarrassée de tout artifice.
Le roman de Gide est donc différent de par sa construction, du fait de la présence d'un ouvrage complémentaire, le Journal des Faux-Monnayeurs, qui vient en compléter la lecture, mais aussi par le rôle de collaborateur qu'il attribue à son lecteur. Celui-ci ne doit donc pas être passif, il doit au contraire agir, se questionner et réfléchir à l'aide des éléments fournis par l'auteur, afin de construire sa propre vision de l'œuvre. C'est pour cela que Gide insiste sur la lecture conjointe des deux éléments constituant l'ouvrage, sinon la lecture serait tronquée.