Sommaire
IReconnaître la scienceALa différence entre science et opinionBLa différence entre science et pseudoscience1L'empirisme logique : la science vérifiable par l'expérience2Les paradigmes scientifiques3La réfutabilitéIIInduction, théorie et expérienceAL'induction et ses difficultésBThéorie et expérienceIIIL'ambition scientifiqueAL'objet de la science : réalisme et antiréalisme1Connaître et agir sur le réel2Le réalisme : la science comme description du réel3L'antiréalisme : la science comme création de modèles et d'instrumentsBLes limites de la science : l'exemple de l'expérience vécueLa recherche d'un critère qui différencierait une hypothèse scientifique d'une hypothèse non scientifique fut l'un des problèmes principaux de la philosophie des sciences du XXe siècle. L'empirisme logique a affirmé qu'une hypothèse scientifique qui a du sens se reconnaissait car elle pouvait être décomposée en énoncés simples directement vérifiables par l'expérience. Thomas Samuel Kuhn a critiqué cette vision simpliste de la science en établissant qu'elle progressait par paradigmes, et qu'on ne pouvait réduire la scientificité à l'analyse des énoncés. Karl Popper a proposé la réfutabilité comme critère pour reconnaître une hypothèse scientifique.
Reconnaître la science
Si la science peut se distinguer de l'opinion par sa recherche des fondements, des raisons et des causes, il existe toutefois des discours qui prennent la forme de la science, et qu'il faut pouvoir distinguer de la science elle-même.
La différence entre science et opinion
L'opinion, qu'elle soit vraie ou fausse, se caractérise par son absence de fondement. La science s'en différencie par sa recherche de justifications, et par la connaissance des causes. Il existe toutefois des discours qui prennent la forme de la science, sans en être. Il faut pouvoir distinguer la science de la pseudoscience.
Pour le sens commun, l'opinion est un jugement qui n'est vrai que pour celui qui l'affirme. C'est ainsi que l'on peut dire « c'est ton opinion », sous-entendant « ce n'est vrai que pour toi ». La science s'y opposerait par sa vérité objective, c'est-à-dire sa correspondance avec la réalité.
Toutefois, définir la science par sa vérité ne permet pas de la distinguer d'une opinion vraie. Il faut alors pouvoir différencier une opinion conforme à la réalité d'un énoncé scientifique.
« Socrate : (…) En effet les opinions vraies, tant qu'elles demeurent, sont une belle chose, et produisent toutes sortes d'avantages ; mais elles ne veulent guère demeurer longtemps, et elles s'échappent de l'âme de l'homme : en sorte qu'elles ne sont pas d'un grand prix, à moins qu'on ne les arrête en établissant entre elles le lien de la cause à l'effet. C'est, mon cher Ménon, ce que nous avons appelé précédemment réminiscence. Ces opinions ainsi liées deviennent d'abord sciences, et alors demeurent stables. Voilà par où la science est plus précise que l'opinion vraie, et comment elle en diffère par l'enchaînement. »
Platon
Ménon
Platon fait ici remarquer qu'une opinion, même vraie, se caractérise par l'instabilité. Une autre opinion pourrait être choisie à tout instant, en apparaissant plus séduisante. La recherche des causes permet de stabiliser l'opinion, alors fondée dans les raisons qui la justifient.
Un énoncé scientifique se distingue d'une opinion vraie car il peut être justifié par une explication des causes. Pour produire un savoir, et s'approcher de la science, il faut ainsi fonder ce que l'on affirme en explicitant les raisons et les principes.
Dire que l'eau bout à 100 °C est une opinion vraie ; elle ne devient un énoncé scientifique que justifiée par les lois de la thermodynamique.
Certaines théories scientifiques sont invalidées, nuancées, ou considérées fausses. C'est le développement normal de la science, qui vient corriger les énoncés passés, ou en proposer de nouveaux expliquant d'une meilleure façon les phénomènes naturels. Il faut toutefois remarquer qu'une théorie scientifique, dont on a identifié qu'elle était fausse, peut rester dans sa forme et dans ses méthodes, de la science.
Le problème est alors que certains discours prennent la forme de la science : ils proposent des principes, des causes, mais ne peuvent être qualifiés de scientifiques. C'est pour reconnaître la science et pour la définir qu'il est alors nécessaire de trouver un critère qui la distingue de ces discours non scientifiques.
Le créationnisme refuse la théorie de la sélection naturelle comme moteur de l'évolution. Ses partisans remplacent l'évolution par des récits où une création divine serait la seule explication valable de la vie et de l'univers tel qu'on le connaît.
La différence entre science et pseudoscience
La question de la différenciation entre science et discours non scientifiques a été au cœur des débats des philosophes des sciences du XXe siècle. L'empirisme logique du cercle de Vienne a affirmé qu'un énoncé scientifique avait comme caractéristique de pouvoir être décomposé en énoncés simples vérifiables par l'expérience. Thomas Samuel Kuhn s'est opposé à cette vision simple de la science en établissant qu'elle fonctionnait par paradigmes, et qu'il fallait prendre en considération des éléments contextuels plus larges que les seuls énoncés pour comprendre les conditions de la scientificité, et interpréter les théories. Karl Popper a affirmé que seule la réfutabilité possible d'un énoncé lui permettait d'être qualifié de scientifique.
L'empirisme logique : la science vérifiable par l'expérience
L'empirisme logique propose un critère pour différencier une théorie scientifique des autres discours non scientifiques : une théorie scientifique serait toujours décomposable en énoncés simples directement observables et vérifiés par l'expérience.
Il a toujours existé de nombreux discours qui prétendent concurrencer la science. L'empirisme logique a recherché un critère pour différencier les discours scientifiques de la pseudoscience. L'empirisme logique est une position principalement développée et promue par le cercle de Vienne, qui était un groupe de philosophes et de scientifiques dans la première moitié du XXe siècle.
L'hypothèse fondamentale de l'empirisme logique quant à ce qui est de la science et ce qui n'en est pas est la suivante : toute théorie scientifique doit être décomposable en un ensemble fini d'énoncés simples vérifiables par l'expérience. On appelle « énoncé protocolaire » la description aussi précise que possible d'un fait observé. Une théorie est alors scientifique si elle n'est déduite qu'à partir d'énoncés protocolaires, et de relations logiques entre ces énoncés.
« Lorsque quelqu'un affirme : "Il y a un Dieu", "L'inconscient est le fondement originaire du monde", "Il y a une entéléchie comme principe directeur du vivant", nous ne lui disons pas "Ce que tu dis est faux", mais nous lui demandons : "Qu'est-ce que tu signifies avec tes énoncés ?" Une démarcation très nette apparaît alors entre deux espèces d'énoncés : d'un côté les affirmations telles que les formules de la science empirique ; leur sens peut être constaté par l'analyse logique, plus précisément par le retour aux énoncés les plus simples portant sur le donné empirique. Les autres énoncés, parmi lesquels ceux que l'on vient de citer, se révèlent complètement dénués de signification quand on les prend au sens où l'entend le métaphysicien. »
Manifeste du cercle de Vienne, La conception scientifique du monde. 1929. Dans Manifeste du Cercle de Vienne et autres écrits
Sous la direction d'Antonia Soulez, © PUF, 1985, p. 116.
Ainsi, pour l'empirisme logique du cercle de Vienne, les seuls énoncés qui ont un sens sont ceux qui peuvent être décomposés en énoncés simples, appelés « énoncés protocolaires », vérifiés par une observation directe de l'expérience.
L'énoncé suivant est protocolaire : à 10 h 52, le vendredi 12 octobre, un précipité vert est apparu dans le tube à essai numéro 13.
Le problème d'une telle conception de la science est sa rigidité excessive. Une théorie scientifique mise en difficulté par une expérience n'est pas nécessairement abandonnée. Dans les faits, la science ne s'est pas construite par une accumulation progressive d'observations directement vérifiables par les sens.
Les paradigmes scientifiques
Contre la conception de la science proposée par l'empirisme logique, Thomas Samuel Kuhn thématise l'existence de paradigmes scientifiques. Un paradigme est un ensemble de présupposés partagés par une communauté scientifique et déterminant ce qui appartient à la science d'une époque ou d'un contexte donné. Penser le progrès scientifique sous forme de paradigmes peut toutefois inciter au relativisme.
C'est contre la vision simplifiée et rigide de la science proposée par les empiristes logiques que Thomas Samuel Kuhn affirme la progression de la science par paradigmes et par révolutions scientifiques.
Paradigme scientifique
Un paradigme scientifique est pour Thomas Samuel Kuhn un ensemble de valeurs explicites ou implicites, de méthodes, d'exemples-types et de modèles partagés par une communauté scientifique.
Thomas Samuel Kuhn identifie quatre éléments fondamentaux des paradigmes scientifiques, qu'il appelle aussi « matrices disciplinaires » :
- Les « généralisations symboliques », ce sont les lois formelles connues, ou les formules mathématiques, qui appartiennent au paradigme et à la communauté scientifique.
- Les exemples-types, que sont les problèmes scientifiques et leurs solutions habituellement rencontrés dans les manuels, dans les laboratoires, ou dans les salles de travaux pratiques.
- Les modèles ou principes qui déterminent les conceptions du monde auxquelles tous les scientifiques adhèrent. Ils permettent d'avoir une certaine idée de la réalité. Ce sont les croyances fondamentales de la communauté scientifique. La physique mécanique en est un exemple.
- Les valeurs partagées par la communauté scientifique, qui définissent ce qui est acceptable et ce qui ne l'est pas comme preuve, ou comme conditions de vérité.
L'idée fondamentale de Thomas Samuel Kuhn est que la scientificité, c'est-à-dire le fait qu'une théorie soit scientifique ou non, dépend d'un cadre contextuel plus large que la seule analyse des théories. Elle dépend des paradigmes dans lesquels les théories sont constituées et interprétées. Toute observation n'intervient qu'à l'intérieur d'un paradigme qui lui donne sens. Ce sont donc les théories qui correspondent aux normes du paradigme actuel qui sont scientifiques. C'est ce que Kuhn appelle la « science normale ».
La différence entre la physique d'Aristote et celle de Newton ne doit pas se comprendre en termes de progression de l'une à l'autre, et de vérité de l'une ou de l'autre. Il faut davantage identifier la révolution scientifique et les différences radicales de paradigmes entre ces différentes conceptions du mouvement.
Pour Thomas Samuel Kuhn, lorsqu'un paradigme présente de trop nombreuses anomalies face à de nouvelles expériences, ou lorsque de nouveaux problèmes vont sembler trop difficiles à résoudre à l'intérieur du paradigme, la science va entrer en crise jusqu'à potentiellement produire une révolution scientifique. Les anciens problèmes vont alors être abandonnés car une nouvelle manière d'aborder les phénomènes va émerger. C'est la création d'un nouveau paradigme.
« En apprenant un paradigme, l'homme de science acquiert à la fois une théorie, des méthodes, et des critères de jugement, généralement en un mélange inextricable. C'est pourquoi, lors des changements de paradigme, il y a généralement déplacement significatif des critères déterminant la légitimité des problèmes et aussi des solutions proposées. »
Thomas Samuel Kuhn
La Structure des révolutions scientifiques
trad. Laure Meyer, © Flammarion, collection Champs (1972), p. 155, 1962
Il faut toutefois remarquer que cette conception de la science rend très difficile la comparaison de théories appartenant à différents paradigmes. Ces théories sont « incommensurables » selon Thomas Samuel Kuhn, car elles n'ont rien de commun, pas même le sens des mots. Les paradigmes de Thomas Samuel Kuhn sont alors utilisés par les relativistes pour affirmer que la vérité d'une théorie dépend seulement d'une idéologie, d'un moment de l'histoire, ou de son utilité. C'est alors le problème de la vérité scientifique qui ne trouve pas de solution.
La réfutabilité
Karl Popper affirme que la science se distingue des autres discours non scientifiques car elle produit des énoncés réfutables. La scientificité se reconnaît alors par la réfutabilité. Pour qu'une hypothèse soit scientifique, il doit être possible d'imaginer des expériences qui pourraient la réfuter. Une hypothèse qui résiste à la réfutation est corroborée.
Il est toujours facile, pour une hypothèse donnée, d'imaginer des expériences qui lui seront favorables. La confirmation n'est pas un critère suffisant pour assurer la scientificité d'un énoncé. Une bonne hypothèse scientifique ne s'identifie pas par sa décomposition en observations vérifiées par l'expérience.
L'hypothèse « il pleut tous les jours » peut être confirmée par deux semaines de pluie consécutives, sans pour autant être ni une hypothèse vraie ni une hypothèse scientifique.
La confirmation par une expérience ou par une observation est insuffisante, et c'est à cette insuffisance que s'attaque Karl Popper.
Il est important de remarquer que, si la confirmation par une expérience singulière n'est pas suffisante pour assurer la vérité d'une hypothèse, la réfutation par une expérience singulière peut assurer la fausseté d'une hypothèse.
Observer des semaines entières de pluie ne permet pas d'assurer la vérité de l'hypothèse « il pleut tous les jours » tandis qu'un seul jour sans pluie permet de réfuter l'hypothèse.
C'est face à cette différence fondamentale entre la confirmation et la réfutation que Popper affirme la priorité de la réfutation pour assurer la scientificité d'une théorie. Pour qu'une hypothèse soit scientifique, il doit exister des expériences possibles qui pourraient réfuter l'hypothèse par des observations contradictoires. Si une hypothèse se prête à la réfutation par des expériences, et si elle résiste à ces expériences qui auraient pu la réfuter, elle est alors provisoirement vraie. Une hypothèse qui a résisté à la réfutation est dite corroborée.
« 3) Toute "bonne" théorie scientifique consiste à proscrire : à interdire à certains faits de se produire. Sa valeur est proportionnelle à l'envergure de l'interdiction.
4) Une théorie qui n'est réfutable par aucun événement qui se puisse concevoir est dépourvue de caractère scientifique. Pour les théories, l'irréfutable n'est pas (comme on l'imagine souvent) vertu mais défaut. »
Karl Popper
Conjectures et réfutations : la croissance du savoir scientifique, (Conjectures and refutations)
trad. Michelle-Irène Buhot de Launay, Marc Buhot de Launay, © Payot, collection Bibliothèque scientifique (2006), p. 64-65, 1963
L'hypothèse la plus scientifique est toujours chez Popper celle qui a le plus de falsificateurs virtuels.
Falsificateurs scientifiques
Les falsificateurs virtuels sont des faits possibles, ou des effets observables qui, s'ils existaient, réfuteraient l'hypothèse scientifique. À l'inverse, une hypothèse qui n'a pas de falsificateur virtuel n'est pas scientifique.
- Provenant d'un horoscope, l'énoncé « Jupiter vous apportera soutien et force durant cette journée » n'est pas réfutable. Il est toujours facile de confirmer cette hypothèse par une expérience, mais il n'est possible d'imaginer aucune expérience qui mettrait précisément en difficulté cette hypothèse.
- À l'inverse, l'énoncé « toute planète a une orbite ellipsoïdale dont le Soleil occupe l'un des foyers » présente un grand nombre de falsificateurs virtuels ou, autrement dit, d'expériences imaginables qui pourraient réfuter la théorie ; l'hypothèse y résiste, et est donc corroborée.
Induction, théorie et expérience
Si une certaine vision de la science consiste à croire qu'elle repose sur le principe de l'induction, il est nécessaire de nuancer cette conception de la méthode scientifique en s'intéressant à la relation qu'entretiennent la théorie et l'expérimentation.
L'induction et ses difficultés
L'induction est un raisonnement qui part de cas particuliers pour arriver à une conclusion générale. C'est une inférence qui permet de passer de faits singuliers observés dans l'expérience à un énoncé général. Faire reposer la méthode scientifique sur la conception commune de l'induction est toutefois une vision erronée de la science.
Induction
L'induction consiste à partir de faits particuliers, tirés de l'expérience et de l'observation, pour arriver à une conclusion générale.
Il est courant de penser que la science fonctionne à partir d'observations particulières, telles que « j'observe que le soleil se lève à telle heure ce matin du 20 novembre 2020 ». Une fois recueilli un nombre relativement élevé d'observations particulières, il serait légitime de passer à une conclusion générale telle que « le soleil se lève tous les matins ». À partir de ces conclusions générales induites d'observations particulières, la science permettrait alors de prédire par déduction de nouvelles observations particulières, telles que « le soleil se lèvera demain ». C'est ce que Alan Francis Chalmers, dans Qu'est-ce que la science ?, appelle « l'inductivisme naïf ». Cette vision de la science est courante. En plus d'être incorrecte, elle pose un problème fondamental quant à la méthode inductive, problème précisément développé par Chalmers dans son ouvrage.
« Ces défauts [du principe de l'induction] proviennent du caractère vague et douteux de la revendication qu'un "grand nombre" d'observations sont faites dans des circonstances "fort variées". Combien d'observations faut-il accumuler pour en obtenir un grand nombre ? Doit-on chauffer une barre métallique dix fois, cent fois, avant de pouvoir conclure qu'elle se dilate toujours quand on la chauffe ? »
Alan Francis Chalmers
Qu'est-ce que la science ? Récents développements en philosophies des sciences : Popper, Kuhn, Lakatos, Feyerabend
© La Découverte, 1987
Le problème de l'induction consiste à se demander s'il est légitime de passer d'observations particulières à une conclusion générale. Comment, sur la base d'un nombre même répété d'expériences particulières, est-il possible de passer à une conclusion générale ? Est-il possible d'identifier le nombre suffisant d'observations singulières pour passer à la conclusion générale ? Et y a-t-il un principe qui permettrait de justifier ce passage de l'expérience particulière à la loi générale ? Si les observations particulières trouvent leur fondement dans l'expérience, l'énoncé général n'est pas lui-même tiré de l'expérience.
Karl Popper a utilisé un exemple aujourd'hui célèbre : un individu qui n'aurait jamais rencontré un cygne noir, et qui aurait observé un grand nombre de cygnes blancs, pourrait être tenté de conclure que « tous les cygnes sont blancs ». Cet énoncé ne provient pas lui-même de l'expérience. Il suffirait à cet individu de croiser un seul cygne noir pour qu'il reconnaisse la fausseté de cet énoncé. Il faut alors se demander s'il était légitime de passer par induction de « un très grand nombre de cygnes, tous blancs, ont été observés » à « tous les cygnes sont blancs ».
« Mais c'est dans la forme même de l'induction, et dans le jugement qui en résulte, que nous avons à introduire les plus grands changements. Car l'induction dont parlent les didacticiens, et qui procède par simple énumération, est quelque chose de puéril ; elle conclut de manière précaire, s'expose au risque d'une instance contradictoire, et ne prend en vue que les choses familières, sans déboucher sur rien. »
Francis Bacon
Novum Organum
1620
Théorie et expérience
Si une théorie scientifique n'est pas produite à partir de la généralisation d'expériences particulières, c'est parce qu'une théorie doit toujours précéder l'expérience pour la déterminer et l'organiser. Dans l'examen de la méthode expérimentale, généralisation et expérimentation ne doivent pas être abstraitement distinguées.
Concevoir la méthode scientifique comme simplement inductive revient à oublier la place que joue la théorie scientifique dès l'observation et l'expérimentation.
En effet, dans la suite de son ouvrage Qu'est-ce que la science ?, après avoir exposé le problème de l'induction, Alan Francis Chalmers remarque que le point de vue « inductiviste naïf » a un présupposé implicite fondamental, qui est « que la science commence par l'observation ». Il existe en effet une certaine vision de la méthode expérimentale qui consiste à croire que l'expérience apporte des données sans préjugés qui sont seulement ensuite interprétées. Ainsi, selon cette vision de la méthode expérimentale, toute hypothèse scientifique débuterait par une observation neutre de la réalité, et par le recueil de faits exempts de toute théorie scientifique.
Il est important toutefois de remarquer que la réalité des pratiques expérimentales contredit largement cette vision de la méthode scientifique. En effet, les processus expérimentaux sont conçus à partir d'hypothèses de recherches. C'est-à-dire qu'une certaine théorie scientifique détermine l'observation des faits, et que les expériences sont menées dans le but de répondre à une certaine problématique. Il est donc difficile d'affirmer que la science commence par l'observation et par l'expérience, car l'expérience est toujours déterminée par la théorie qui la nécessite. C'est ce point que Bergson développe dans son discours prononcé au Collège de France en 1913 sur « la philosophie de Claude Bernard ».
« Trop souvent nous nous représentons encore l'expérience comme destinée à nous apporter des faits bruts : l'intelligence, s'emparant de ces faits, les rapprochant les uns des autres, s'élèverait ainsi à des lois de plus en plus hautes. Généraliser serait donc une fonction, observer en serait une autre. Rien de plus faux que cette conception du travail de synthèse, rien de plus dangereux pour la science et pour la philosophie. Elle a conduit à croire qu'il y avait un intérêt scientifique à assembler des faits pour rien, pour le plaisir, à les noter paresseusement et même passivement, en attendant la venue d'un esprit capable de les dominer et de les soumettre à des lois. Comme si une observation scientifique n'était pas toujours la réponse à une question, précise ou confuse ! Comme si des observations notées passivement à la suite les unes des autres étaient autre chose que des réponses décousues à des questions posées au hasard ! »
Henri Bergson
La Pensée et le Mouvant. Essais et conférences. VII - « La philosophie de Claude Bernard »
1969
Bergson rappelle ici qu'il est fréquent de séparer l'observation de la généralisation, en oubliant qu'une observation intervient toujours dans le cadre d'une question posée au réel. On pourrait d'ailleurs noter qu'à l'ère actuelle du big data, où les données collectées n'ont jamais été aussi nombreuses, les remarques de Bergson sont particulièrement précieuses : les données ne peuvent être recueillies qu'à partir de théories préalables qui déterminent quoi recueillir et comment le recueillir.
La vision de la science expérimentale qui fait de l'induction le cœur de sa méthode n'est pas satisfaisante. La science ne progresse pas depuis un recueil neutre des données d'observation pour aller vers des généralisations, des lois, et des théories scientifiques. Toute expérience a comme point de départ une certaine théorie qui détermine son élaboration, son sens, le recueil des données, les concepts utilisés pour observer, sélectionner les faits, et les organiser.
« Il y a donc deux opérations à considérer dans une expérience. La première consiste à préméditer et à réaliser les conditions de l'expérience ; la deuxième consiste à constater les résultats de l'expérience. Il n'est pas possible d'instituer une expérience sans une idée préconçue ; instituer une expérience, avons-nous dit, c'est poser une question ; on ne conçoit jamais une question sans l'idée qui sollicite la réponse. »
Claude Bernard
Introduction à l'étude de la médecine expérimentale
1865
L'ambition scientifique
Si l'ambition de la science consiste à décrire le réel et à se donner les moyens d'agir sur ou avec lui, il n'est pas certain que l'objet de cette ambition soit le réel lui-même. L'analyse du cas particulier de l'expérience vécue met en difficulté l'ambition scientifique qui voudrait réduire toute connaissance à des connaissances physiques ou matérielles.
L'objet de la science : réalisme et antiréalisme
Si la science a comme ambition de connaître le réel, de le décrire et d'agir à partir de cette connaissance, il est important de se demander si cette connaissance et ces descriptions visent le réel lui-même. Deux théories s'opposent : le réalisme scientifique et l'antiréalisme scientifique.
Connaître et agir sur le réel
La science semble se diviser entre des connaissances fondamentales du réel et des connaissances destinées à l'application. Il faut cependant s'interroger sur l'objet visé par ces connaissances. Selon les positions philosophiques, l'objet décrit est le réel lui-même, ou une modélisation fictionnelle permettant l'action.
Il semble communément admis que la science a deux finalités :
- la connaissance du réel et des lois de la nature ;
- la maîtrise des lois de la nature pour agir sur le réel et appliquer les sciences au soin, à la construction, à l'amélioration de la vie, et à l'accroissement des connaissances.
« Sans doute, quand on envisage l'ensemble complet des travaux de tout genre de l'espèce humaine, on doit concevoir l'étude de la nature comme destinée à fournir la véritable base rationnelle de l'action de l'homme sur la nature, (…) [Mais] quels que soient les immenses services rendus à l'industrie par les théories scientifiques, quoique, suivant l'énergique expression de Bacon, la puissance soit nécessairement proportionnée à la connaissance, nous ne devons pas oublier que les sciences ont, avant tout, une destination plus directe et plus élevée, celle de satisfaire au besoin fondamental qu'éprouve notre intelligence de connaître les lois des phénomènes. »
Auguste Comte
Cours de philosophie positive, deuxième leçon
1830-1842
Ainsi, la science aurait à la fois une fin en soi, recherchant la connaissance du réel pour la seule connaissance, et serait un moyen en vue d'une action sur le réel. On pourrait d'ailleurs remarquer que de nombreuses sciences se divisent en une science dite « fondamentale », et une science dite « appliquée ».
On peut distinguer, au sein de la biologie, la biologie fondamentale qui tente entre autres de décrypter les mécanismes cellulaires, et la biologie appliquée qui utilise ces connaissances notamment à des fins médicales.
Le réalisme : la science comme description du réel
Le réalisme affirme que les entités et objets examinés par la science, qu'ils soient directement observables ou non (la gravité), existent au même sens que les objets les plus communs (un stylo). La science décrirait alors le réel lui-même.
Cependant, dans le cas de ces deux finalités, il est présupposé que la science vise le réel lui-même, c'est-à-dire les choses telles qu'elles sont indépendamment de l'être humain. Qu'il s'agisse de connaître le réel, ou d'agir sur lui, c'est toujours le réel lui-même qui est visé, en considérant ainsi que la science a un accès véritable à l'essence des choses. Cette position philosophique s'appelle le réalisme scientifique.
Réalisme scientifique
Le réalisme scientifique est la thèse selon laquelle les objets dont parle la science, ses concepts, ses entités, existent tels qu'ils sont décrits, sans dépendre de la connaissance que nous en avons.
« Pour le réalisme scientifique, les entités, états et processus décrits par les théories existent vraiment, pour peu que ces théories soient exactes. Protons, photons, champs de force et trous noirs sont aussi réels qu'ongles d'orteils, turbines, tourbillons dans un cours d'eau ou volcans. »
Ian Hacking
Concevoir et expérimenter : thèmes introductifs à la philosophie des sciences expérimentales
trad. Bernard Ducrest, © Christian Bourgois Éditeur, p. 59, 1989
Ainsi, pour un partisan du réalisme scientifique, la science décrit le réel lui-même ou, autrement dit, le monde tel qu'il est. Les concepts utilisés par les scientifiques, mêmes ceux non directement visibles tels que la gravité, un courant électrique, ou des photons, sont alors des descriptions précises de la réalité telle qu'elle est en elle-même. Dire que ces entités existent, c'est dire qu'elles sont au même sens qu'un stylo, une pierre, ou une table.
L'argument le plus connu utilisé pour défendre simplement le réalisme scientifique est celui du philosophe américain Hilary Putnam.
« L'argument positif pour le réalisme est que c'est la seule philosophie qui ne rend pas le succès de la science miraculeux. »
Hilary Putnam
« Qu'est-ce que la vérité mathématique ? »
1975
Cet argument repose sur le constat simple que la science est capable d'agir sur le réel en lançant des fusées, en opérant un cerveau, en produisant des prédictions des phénomènes naturels, etc. Considérant ce « succès » de la science, il faudrait alors nécessairement admettre que son objet est bien le réel lui-même, car sinon les explications et applications pratiques de la science ne pourraient tenir qu'aux miracles.
L'antiréalisme : la science comme création de modèles et d'instruments
L'antiréalisme affirme que les entités décrites par la science qui ne sont pas directement observées ne sont que des modèles, des fictions, qui permettent de faciliter l'explication du réel, sa compréhension, les mesures et les prédictions.
Il est possible de défendre la position inverse, que l'on appelle « antiréalisme scientifique ».
Antiréalisme
Selon l'antiréalisme, les objets dont parle la science qui ne sont pas directement observables, tels que les gènes, un courant électrique ou un photon, n'existent pas au même sens qu'un arbre, un verre ou une pierre.
« L'antiréaliste s'oppose à ces entités qui ne sont pour lui que fictions, constructions logiques ou éléments d'un processus intellectuel d'appréhension du monde. »
Ian Hacking
Concevoir et expérimenter : thèmes introductifs à la philosophie des sciences expérimentales
trad. Bernard Ducrest, © Christian Bourgois Éditeur, p. 59, 1989
Une variation particulièrement connue de la thèse antiréaliste est l'instrumentalisme.
Instrumentalisme
L'instrumentalisme affirme que les entités qui ne sont pas directement observées le plus simplement par les sens sont des fictions utilisées pour comprendre, manipuler ou mesurer le réel. Elles ne correspondent pas directement à l'essence du réel, mais sont une construction scientifique permettant d'appréhender d'une manière structurée les choses qui ne sont pas immédiatement observables.
Ainsi, selon l'instrumentalisme, les théories scientifiques ne seraient pas une description directe du réel, mais davantage des créations de modèles qui permettent, comme le fait un instrument de mesure, de prédire et d'agir sur le réel.
« Entrez dans ce laboratoire ; (…) un observateur enfonce dans de petits trous la tige métallique d'une fiche dont la tête est en ébonite ; le fer oscille et, par le miroir qui lui est lié, renvoie sur une règle en celluloïd une bande lumineuse dont l'observateur suit les mouvements ; voilà bien sans doute une expérience ; au moyen du va-et-vient de cette tache lumineuse, ce physicien observe minutieusement les oscillations du morceau de fer. Demandez-lui maintenant ce qu'il fait ; va-t-il vous répondre : « J'étudie les oscillations du barreau de fer qui porte ce miroir » ? Non, il vous répondra qu'il mesure la résistance électrique d'une bobine (…) pour pouvoir faire cette interprétation, il ne suffit pas d'avoir l'attention en éveil et l'œil exercé ; il faut connaître les théories admises, il faut savoir les appliquer, il faut être physicien. »
Pierre Duhem
La Théorie physique. Son objet, sa structure
1906
Les limites de la science : l'exemple de l'expérience vécue
L'ambition scientifique de description du réel comporte bien souvent un présupposé physicaliste, c'est-à-dire un présupposé qui affirme que toutes les connaissances sont réductibles à des connaissances physiques ou matérielles. Cette thèse physicaliste est mise en difficulté par l'expérience vécue ou « effet que cela fait » de vivre quelque chose.
Si la science a comme ambition de décrire le réel, elle présuppose donc qu'elle en a entièrement la possibilité. Les sciences physiques, telles que la physique et la chimie que l'on trouve dans les manuels, se caractérisent par la thèse selon laquelle toutes les connaissances sont réductibles à des connaissances physiques. Autrement dit, la totalité de ce qui existe, la totalité de ce que l'on vit, perçoit, comprend, est explicable par les propriétés physiques des choses. Ainsi, toutes les choses qui existent seraient réductibles à des propriétés physico-chimiques, et leur constitution serait donc entièrement réductible à la connaissance physique.
L'expérience vécue, ou « l'effet que cela fait » de vivre, de percevoir, de ressentir, a toutefois mis en difficulté ce présupposé des sciences physiques. En effet, s'il est facile d'accepter que les sciences physiques pourront dans le futur donner toutes les informations physiques, chimiques, à propos par exemple de la vision d'une couleur ou du ressenti d'un sentiment, il semble difficile d'admettre que « l'effet que cela fait » d'éprouver un sentiment, ou de voir une couleur, pourra être réductible à des propriétés physiques.
Frank Jackson, dans son article Ce que Marie ne savait pas (What Mary Didn't Know) (1982), propose une expérience de pensée célèbre. Il imagine que l'on enferme depuis toujours une brillante scientifique dans une pièce sans aucune couleur. Elle apprend alors toutes les connaissances physiques possibles à propos, par exemple, de la couleur rouge, sans avoir jamais vu cette couleur. Frank Jackson demande alors : « Que se produira-t-il quand Marie sortira de sa chambre noire et blanche (…) ? ». Marie fera en effet l'expérience, pour la première fois, de la couleur rouge, de « l'effet que cela fait » de voir une couleur, et on peut donc conclure que l'expérience vécue n'était pas réductible aux connaissances physiques du rouge.
On appelle qualia les propriétés de l'expériences vécue, telles que l'effet que cela fait de voir une couleur, ou le fait d'éprouver un sentiment, qui semblent irréductibles à toute connaissance physique. L'expression « effet que cela fait » provient d'un article célèbre de Thomas Nagel.
« J'ai dit que l'essence de la croyance selon laquelle les chauve-souris ont une expérience est que cela fait un certain effet d'être une chauve-souris. À l'heure actuelle, nous savons que la plupart des chauve-souris (…) perçoivent le monde extérieur principalement par sonar, ou écholocalisation (…). Nous ne pouvons nous former plus qu'une conception schématique de l'effet que cela fait. »
Thomas Nagel
Quel effet cela fait-il d'être une chauve-souris ?, (What is it like to be a bat?)
The Philosophical Review (n° 83, 4), octobre 1974
Si l'on simplifie l'argument de Nagel, il consiste à remarquer que si l'on peut très précisément expliquer les processus physiques par lesquels la chauve-souris perçoit, les connaissances physiques ne remplacent pas « l'effet que cela fait » de percevoir comme une chauve-souris. On ne pourra jamais connaître directement cet effet vécu. La chauve-souris perçoit en effet par écho-localisation, c'est-à-dire par un mécanisme de sonar, et il semblerait que toutes les connaissances physiques à propos de ce système ne permettront jamais de ressentir « l'effet que cela fait » de percevoir comme un sonar. Toute « extrapolation » à partir de sa propre expérience ou à partir de ses connaissances de l'écho-localisation échouerait à appréhender ce vécu.
L'ambition scientifique de réduction du réel à des explications physiques et de description à partir des sciences physiques semble mise en difficulté par l'expérience vécue, ou par le phénomène de la conscience. Les qualia semblent en effet résister à la description qui réduirait « l'effet que cela fait » à des informations physiques.