Amérique du Nord, 2013, voie L
Vous veillerez à mener une réflexion construite et à vous appuyer sur des exemples précis issus du corpus proposé, de vos travaux de classe et de vos lectures personnelles.
Peut-on innover en poésie dans l'expression du sentiment amoureux ?
Texte A : Pierre de Ronsard, Premier livre des sonnets pour Hélène
1524 - 1585
Madrigal1
Si c'est aimer, Madame, et de jour et de nuit
Rêver, songer, penser le moyen de vous plaire,
Oublier toute chose, et ne vouloir rien faire
Qu'adorer et servir la beauté qui me suit ;
Si c'est aimer de suivre un bonheur qui me fuit,
De me perdre moi-même et d'être solitaire,
Souffrir beaucoup de mal, beaucoup craindre et me taire,
Pleurer, crier merci2, et m'en voir éconduit3 ;
Si c'est aimer de vivre en vous plus qu'en moi-même,
Cacher d'un front joyeux une langueur extrême,
Sentir au fond de l'âme un combat inégal,
Chaud, froid, comme la fièvre amoureuse me traite,
Honteux, parlant à vous, de confesser mon mal ;
Si cela c'est aimer, furieux4 je vous aime.
Je vous aime, et sais bien que mon mal est fatal.
Le cœur le dit assez, mais la langue est muette.
1 Madrigal : bref poème galant s'achevant souvent sur un trait d'esprit
2 Crier merci : demander grâce
3 Éconduit : écarté, rejeté
4 Furieux : hors de soi, emporté par la passion
Texte B : Antoine de La Sablière, "Éloigné de vos yeux, mon ange", Madrigaux, XVI
1624 - 1679
Éloigné de vos yeux, mon ange,
Savez-vous bien ce que je fais ?
Force vers5 à votre louange,
Des desseins de vous plaire, et d'amoureux projets ;
Aux échos d'alentour je dis de vos nouvelles ;
Que vous passez partout pour la belle des belles ;
Je me fais un plaisir de mon propre tourment ;
Je rêve à vous quand je sommeille,
J'y pense dès que je m'éveille,
Et je m'endors en vous nommant.
1 Force vers : de nombreux vers
Texte C : Charles Cros, Le Coffret de santal, "Madrigal"
1842 - 1888
Madrigal
Sur un carnet d'ivoire
Mes vers, sur les lames d'ivoire
De votre carnet1, font semblant
D'imiter la floraison noire
Des cheveux sur votre cou blanc.
Il faudrait d'immortelles strophes
À votre charme triomphal,
Quand dans un tourbillon d'étoffes
Vous entrez follement au bal.
Le sein palpite sous la gaze2
Et, fermés à demi, les yeux
Voilent leurs éclairs de topaze3
Sous la frange des cils soyeux.
Willis4 parisienne, empreinte
D'un charme inquiétant, mais doux,
J'attends, voluptueuse crainte,
La mort, si je valse avec vous.
1 Les larmes d'ivoire / De votre carnet : les pages en ivoire d'un carnet de bal sur lequel la danseuse inscrit la liste des danses de la soirée et le nom des partenaires qu'elle sollicitera pour danser.
2 Gaze : tissu léger.
3 Topaze : pierre semi-précieuse, pâle, souvent jaune.
4 Selon une légende slave, les willis sont les fantômes de fiancées mortes avant leurs noces, qui dansent avec tout jeune homme qu'elles rencontrent, jusqu'à ce qu'il meure.
Texte D : Léon-Paul Fargue, Ludions
1876 - 1947
Merdrigal5
En dédicrasse6
Dans mon cœur en ta présence
Fleurissent des harengs saurs7.
Ma santé, c'est ton absence,
Et quand tu parais, je sors.
5 Merdrigal : mot inventé par Fargue
6 Dédicrasse : mot inventé par Fargue
7 Hareng saur : poisson séché et fumé
Comment s'appelle le procédé utilisé par Ronsard quand il répète "Si c'est aimer" ?
Texte A : Pierre de Ronsard, Premier livre des sonnets pour Hélène
1524 - 1585
Madrigal1
Si c'est aimer, Madame, et de jour et de nuit
Rêver, songer, penser le moyen de vous plaire,
Oublier toute chose, et ne vouloir rien faire
Qu'adorer et servir la beauté qui me suit ;
Si c'est aimer de suivre un bonheur qui me fuit,
De me perdre moi-même et d'être solitaire,
Souffrir beaucoup de mal, beaucoup craindre et me taire,
Pleurer, crier merci2, et m'en voir éconduit3 ;
Si c'est aimer de vivre en vous plus qu'en moi-même,
Cacher d'un front joyeux une langueur extrême,
Sentir au fond de l'âme un combat inégal,
Chaud, froid, comme la fièvre amoureuse me traite,
Honteux, parlant à vous, de confesser mon mal ;
Si cela c'est aimer, furieux4 je vous aime.
Je vous aime, et sais bien que mon mal est fatal.
Le cœur le dit assez, mais la langue est muette.
1 Madrigal : bref poème galant s'achevant souvent sur un trait d'esprit
2 Crier merci : demander grâce
3 Éconduit : écarté, rejeté
4 Furieux : hors de soi, emporté par la passion
Comment est représentée la femme dans ce poème ?
Texte B : Antoine de La Sablière, "Éloigné de vos yeux, mon ange", Madrigaux, XVI
1624 - 1679
Éloigné de vos yeux, mon ange,
Savez-vous bien ce que je fais ?
Force vers5 à votre louange,
Des desseins de vous plaire, et d'amoureux projets ;
Aux échos d'alentour je dis de vos nouvelles ;
Que vous passez partout pour la belle des belles ;
Je me fais un plaisir de mon propre tourment ;
Je rêve à vous quand je sommeille,
J'y pense dès que je m'éveille,
Et je m'endors en vous nommant.
5 Force vers : de nombreux vers
Où le poète a-t-il rencontré la femme aimée ?
Texte C : Charles Cros, Le Coffret de santal
1842 - 1888
Madrigal
Sur un carnet d'ivoire
Mes vers, sur les lames d'ivoire
De votre carnet1, font semblant
D'imiter la floraison noire
Des cheveux sur votre cou blanc.
Il faudrait d'immortelles strophes
À votre charme triomphal,
Quand dans un tourbillon d'étoffes
Vous entrez follement au bal.
Le sein palpite sous la gaze2
Et, fermés à demi, les yeux
Voilent leurs éclairs de topaze3
Sous la frange des cils soyeux.
Willis4 parisienne, empreinte
D'un charme inquiétant, mais doux,
J'attends, voluptueuse crainte,
La mort, si je valse avec vous.
1 Les larmes d'ivoire / De votre carnet : les pages en ivoire d'un carnet de bal sur lequel la danseuse inscrit la liste des danses de la soirée et le nom des partenaires qu'elle sollicitera pour danser.
2 Gaze : tissu léger.
3 Topaze : pierre semi-précieuse, pâle, souvent jaune.
4 Selon une légende slave, les willis sont les fantômes de fiancées mortes avant leurs noces, qui dansent avec tout jeune homme qu'elles rencontrent, jusqu'à ce qu'il meure.
Quel est le registre de ce poème ?
Texte D : Léon-Paul Fargue, Ludions
1876 - 1947
Merdrigal5
En dédicrasse6
Dans mon cœur en ta présence
Fleurissent des harengs saurs7.
Ma santé, c'est ton absence,
Et quand tu parais, je sors.
5 Merdrigal : mot inventé par Fargue
6 Dédicrasse : mot inventé par Fargue
7 Hareng saur : poisson séché et fumé
Qu'est-ce que le lyrisme ?
Qu'est-ce qui caractérise les poètes surréalistes ?
Quel plan est adapté à cette dissertation ?
Jusqu'à l'époque classique, que ne peut-on évoquer en poésie ?
Le sentiment amoureux est au cœur de la poésie. Cette dernière est souvent décrite comme lyrique, elle permet donc l'expression des sentiments. La déclaration d'amour, la souffrance de la rupture, l'absence de l'être aimé sont autant de sujets qui peuplent la poésie. L'amour engendre tous les sentiments, de la colère à la tendresse, de la joie à la tristesse. Il n'est donc pas surprenant qu'il se soit placé au cœur des poèmes, et que la femme aimée soit devenue un sujet favori. Des conventions très strictes ont longtemps guidé les poètes dans leur écriture de l'amour, puis ils ont acquis plus de liberté. Si le sentiment amoureux reste éternel, voire intemporel, on peut toutefois se demander si la poésie permet un perpétuel renouvellement dans la façon de l'aborder.
Est-il possible d'innover en poésie quand on traite du sentiment amoureux ? Est-ce un sujet qu'on peut encore évoquer avec originalité ?
Tout d'abord, il conviendra de montrer que les poètes ont longtemps respecté des conventions sociales et suivi des courants littéraires qui dictaient comment parler d'amour. Ensuite, on s'intéressera aux procédés poétiques que peuvent utiliser les poètes pour innover, avant de prouver qu'il est possible de réinventer l'amour en poésie.
Le sentiment amoureux : une convention poétique
La rencontre amoureuse
- Les conditions de la rencontre amoureuse ont longtemps été dictées par l'étiquette. À la cour, on se rencontre en allant au théâtre, dans des salons ou des bals. Dans son poème, Charles Cros évoque ainsi sa rencontre avec une femme dans un bal : "Il faudrait d'immortelles strophes / À votre charme triomphal, / Quand dans un tourbillon d'étoffes / Vous entrez follement au bal."
- On ne peut exprimer son sentiment que de façon courtoise. Ronsard compare son amante à Hélène, il faut glorifier l'être aimé. Elle est un ange ou un personnage inaccessible.
- La sensualité doit être cachée. On écrit des poèmes qui doivent être acceptables à la cour. À l'époque classique, les précieuses sont moquées par Molière car elles demandent à être courtisées aimablement et revendiquent un amour platonique.
L'idéalisation de la femme
- La poésie lyrique chante l'amour. La personne aimée et le sentiment amoureux sont des sujets privilégiés de la poésie. Il est chanté sous toutes ses formes. Certains poètes préfèrent l'amour précieux, d'autres l'amour passion, d'autres l'amour platonique, et nombreux sont ceux qui chantent l'amour malheureux.
- Le poète célèbre souvent la femme aimée. C'est le cas de Ronsard qui chante la beauté d'Hélène et Cassandre. Paul Éluard dit la beauté des yeux de son amante dans "La Courbe de tes yeux".
- La femme peut être une déesse, une femme de mythologie (Ronsard), elle peut être une mère, une jeune fille, une muse (Verlaine). Elle est toujours idéalisée, parfaite, merveilleuse.
La poésie offre au poète de nombreux outils pour représenter l'amour.
Représenter l'amour
La douleur de l'amour
- Les poètes jouent beaucoup sur l'empathie du lecteur. Ils essaient de faire naître sa pitié. Le poète est un homme qui souffre de l'amour. Ronsard utilise un registre pathétique : "souffrir beaucoup de mal", "pleurer, crier merci", "fièvre amoureuse". L'amour est même "fatal". C'est une maladie.
- L'amour pousse à se faire mal. La Sablière écrit ainsi : "Je me fais un plaisir de mon propre tourment". L'amour est un mal, mais c'est quelque chose qu'on veut, qu'on demande. Cros écrit : "J'attends, voluptueuse craint, / La mort".
- De nombreux clichés sont associés à l'amour : l'amour brûle, ce sont des feux. Les poètes mettent donc en avant la plainte amoureuse. L'amour est une joyeuse douleur. Les oxymores sont la figure de style la plus utilisée.
Amplifier le sentiment
- On ne peut pas dire "je t'aime" en poésie, c'est trop simple. La déclaration d'amour doit être étoffée. Le poète insiste ainsi souvent, il exagère. Ronsard utilise ainsi l'anaphore en répétant plusieurs "Si c'est aimer".
- Différentes figures de style permettent d'accentuer l'exagération. Ronsard utilise par exemple des accumulations et des hyperboles pour parler d'Hélène. La Sablière utilise des antithèses : "je me fais un plaisir de mes propres tourments". L'amour est souvent associé à la mort, ce qui est paradoxal.
- La métaphore est très utilisée en poésie. Ainsi, Ronsard fait de la femme aimée une déesse, et il est comme un chrétien qui l'honore. Il doit alors "adorer et servir la beauté".
Se démarquer pour se faire remarquer
- Pour se faire remarquer, le poète peut provoquer. Léon-Paul Fargue se démarque franchement en détournant les codes. Il ne fait plus une dédicace mais une "dédicrasse". Il n'utilise plus un vocabulaire élevé mais un vocabulaire vulgaire. C'est une parodie de la déclaration d'Hippolyte dans Phèdre. Utiliser le registre satirique en poésie, c'est se démarquer.
- L'écrivain peut donc surprendre en peignant l'amour comme quelque chose de banal, de ridicule. Il peut détourner les règles, se moquer. L'amour n'est alors plus un sentiment glorifié, mais moqué.
Les outils de la poésie permettent au poète de se démarquer, et de réinventer le sentiment amoureux.
Réinventer le sentiment
L'amour charnel
- Chez Ronsard, l'amour est lié à l'âme. On idéalise, la femme est une personne asexuée, un ange même selon La Sablière. Le corps en poésie ne doit pas apparaître.
- À l'époque classique, la bienséance interdit de parler du corps. Mais des poètes commencent à l'évoquer. Cros parle ainsi des cheveux et du cou de la femme aimée. Il va même jusqu'à évoquer son sein. Éluard parle de "jeune fille nue".
- Le corps apparaît pour donner naissance à la sensualité, à l'érotisme. La pression sociale est moquée, les poètes se libèrent des carcans.
Des images nouvelles
- Les poètes surréalistes réinventent le langage. Paul Éluard écrit ainsi "La Courbe de tes yeux". Il exploite des images poétiques et étranges pour parler de l'amour : "La courbe de tes yeux fait le tour de mon cœur". Il dit ainsi comment l'être aimé emprisonne le cœur, comment l'amour nous rend dépendant de l'autre, comment on se met à appartenir à l'autre.
- L'amour devient quelque chose d'absurde. Prévert dans "Pour toi mon amour" évoque l'amour comme une forme d'esclavage : "Et puis je suis allé au marché aux esclaves / Et je t'ai cherchée / Mais je ne t'ai pas trouvée / mon amour".
- Le poète peut aussi inventer de nouveaux mots pour parler d'amour, comme le fait Fargue dans le poème du corpus.
- Libérés des conventions syntaxiques et sociales, les poètes peuvent trouver de nouvelles façons d'exprimer le sentiment amoureux.
Les conventions sociales ont donc longtemps façonné les poèmes amoureux. Le poème sur l'amour était avant tout une déclaration enflammée mais prude. Les conventions ont emprisonné l'amour dans des images qu'on appelle des clichés. Mais en acceptant les règles, certains poètes ont aussi décidé de réinventer le sentiment amoureux. Ils jouent sur les procédés qu'offre la poésie pour parler d'amour. Ils peuvent exagérer, pleurer, être lyrique, etc. L'émotion naît des images poétiques.
C'est néanmoins en surmontant les interdits sociaux et en faisant entrer la passion amoureuse dans la poésie que les poètes ont su réinventer le sentiment amoureux. Ils ont utilisé la langue pour réinventer l'amour, mais aussi pour s'en moquer, pour cesser de l'idéaliser, pour le montrer cruel, ridicule, étrange ou absurde. Les poètes sont donc capables de réinventer à l'infini le sentiment amoureux.