Pondichéry 2014, voie S
"Ce ne sont pas les mots d'amour / Qui détournent les tragédies / Ce ne sont pas les mots qu'on dit / Qui changent la face des jours" écrit Aragon dans "Les Mots qui ne sont pas d'amour".
En vous fondant sur l'opposition apparente entre la parole poétique et les préoccupations dominantes de la société, rédigez un dialogue argumenté entre deux lecteurs : l'un ne croit pas que la poésie puisse aider l'Homme à mieux vivre ; l'autre pense, au contraire, qu'elle lui est indispensable.
Louis Aragon, "Les Mots qui ne sont pas d'amour" (extrait), Le Roman inachevé
1956
Les Mots qui ne sont pas d'amour
(…)
Ce ne sont pas les mots d'amour
Qui détournent les tragédies
Ce ne sont pas les mots qu'on dit
Qui changent la face des jours
Le malheur où te voilà pris
Ne se règle pas au détail
Il est l'objet d'une bataille
Dont tu ne peux payer le prix
Apprends qu'elle n'est pas la tienne
Mais bien la peine de chacun
Jette ton cœur au feu commun
Qu'est-il de tel que tu y tiennes
Seulement qu'il donne une flamme
Comme une rose du rosier
Mêlée aux flammes du brasier
Pour l'amour de l'homme et la femme
Va prends leur main Prends le chemin
Qui te mène au bout du voyage
Et c'est la fin du Moyen Âge
Pour l'homme et la femme demain
Cela fait trop longtemps que dure
Le Saint-Empire des nuées1
Ah sache au moins contribuer
À rendre le ciel moins obscur
Qui sont ces gens sur les coteaux
Qu'on voit tirer contre la grêle
Mais va partager leur querelle
Qu'il ne pleuve plus de couteaux
Peux-tu laisser le feu s'étendre
Qui brûle dans les bois d'autrui
Mais pour un arbre ou pour un fruit
Regarde-toi Tu n'es que cendres
Chaque douleur humaine sens-
La pour toi comme une honte
Et ce n'est vivre au bout du compte
Qu'avoir le front couleur du sang
Chaque douleur humaine veut
Que de tout ton sang tu l'étreignes
Et celle-là pour qui tu saignes
Ne sait que souffler sur le feu
1 Saint-Empire : empire fondé par Charlemagne, qui associe pouvoir politique et religieux. C'est la croyance religieuse que récuse Aragon dans cette métaphore.
Qu'est-ce que la poésie engagée ?
Quel extrait vous semble adapté ?
Quel poète est engagé ?
Quel registre devez-vous utiliser ?
- On demande à l'élève d'utiliser le vers suivant : "Ce ne sont pas les mots d'amour / Qui détournent les tragédies / Ce ne sont pas les mots qu'on dit / Qui changent la face des jours". L'élève doit d'abord comprendre ce que Aragon explique ici. Il y a l'idée que les mots ne peuvent pas arrêter les choses. On peut donc penser que le poète ne croit pas que les mots sont capables de transformer le monde.
- On demande à l'élève un dialogue. Il faut donc respecter cette forme, avec guillemets et tirets pour chaque personnage.
- On peut, en une ou deux phrases, présenter le contexte avant le début du dialogue.
- Le débat porte sur "l'opposition apparente entre la parole poétique et les préoccupations dominantes de la société". Le terme "apparente" est important. La poésie est-elle vraiment en décalage avec les préoccupations humaines ?
- Les personnages sont des lecteurs. On attend donc des références littéraires.
- Il faudra utiliser le registre polémique.
- L'élève pourra dresser une liste des arguments pour et des arguments contre. Le débat doit être évolutif. On pourra expliquer pourquoi on peut penser que la poésie n'aide pas l'Homme, et pourquoi on peut penser qu'au contraire elle est indispensable.
Fatima et Sarah viennent de lire Les Fleurs du Mal de Baudelaire. Fatima explique à Sarah ce qu'elle a aimé.
"- J'ai vraiment aimé ce recueil ! Dès le début j'ai été touché par le poème "L'Albatros". Jamais encore je n'avais lu quelque chose comme cela. Je trouvais cela si beau, et tellement triste aussi de penser que Baudelaire se sentait si seul !
- Oui, enfin ce n'est qu'un poème...
- Que veux-tu dire ?
- Je trouve que la poésie c'est vraiment inutile. Je ne comprends pas. Tu me parles justement de "L'Albatros". J'ai trouvé ce poème larmoyant. De plus, ce n'est pas comme si on ne savait pas que les gens un peu différents étaient tout de suite moqués ou rejetés. Pas besoin de prendre un poète, regarde, dans la classe, beaucoup de gens se moquent de Florent parce qu'il est gros.
- Mais justement, Baudelaire te fait prendre conscience de la difficulté d'être rejeté.
- Non, il se lamente, tout en disant qu'il est "roi de l'azur". Je le trouve très prétentieux. On a l'impression que les poètes sont à part. Qu'ils détiennent une sorte de vérité absolue. Ils m'embêtent beaucoup. Ils cherchent toujours à faire de jolis petits poèmes, mais je ne vois pas en quoi cela peut aider les autres. Je suis d'accord avec Platon et Flaubert, qui pensent que la poésie ne sert à rien. Au théâtre par exemple, il y a la catharsis. Et dans un roman, tu peux vraiment développer des idées. Zola défend bien les mineurs dans Germinal par exemple. Un poème, c'est trop court.
- Mais la poésie aussi peut faire cela, susciter une réflexion sur des problèmes de société. Baudelaire se pose de véritables questions existentielles, dans "L'Horloge" il y a toute une métaphore autour du temps qui passe.
- Mais c'est très différent. Il ne dénonce rien ! Il pleure sur le temps qui passe. Regarde, Primo Lévi peut raconter sa vie dans les camps de concentration dans un roman. Il peut dénoncer, et faire un travail de mémoire. Le poète ne parle que de lui !
- Les poètes aussi peuvent faire cela. Regarde, Aragon avec "Strophes pour se souvenir" ! Il nous interdit d'oublier les résistants, il rappelle comment ils ont été tués par les nazis.
- C'est vrai.
- Toi qui aime tant Les Misérables, Victor Hugo a aussi été poète !
- Oui, mais dans Les Misérables, il t'emporte dans un long voyage qui permet de former ta réflexion. Dans les poèmes, il se met souvent en scène, il s'idéalise.
- Mais parce qu'il devient un guide ! Comme dans "Melancholia" ! C'est de la poésie engagée !
- Il se compare à un mage, un prophète... Je trouve cela vraiment mégalo.
- Le poète peut aussi être un témoin. Comme Rimbaud, dans "Le Dormeur du Val", qui dénonce la guerre. Il ne parle pas de lui dans ce poème. D'ailleurs, Victor Hugo lui-même dit : "Ah ! Insensé qui crois que je ne suis pas toi !"
- Mais le langage... C'est dépassé, la poésie ! C'est fini ! C'est simplement élitiste aujourd'hui.
- Je ne suis vraiment pas d'accord. C'est élitiste car les gens décident que c'est trop compliqué. Pourtant, il y a toujours quelque chose derrière les vers, il suffit juste de se laisser aller, d'essayer de comprendre. Et puis justement, la poésie permet de faire rêver ! En cela, elle est essentielle. Contrairement au roman ou au théâtre, la recherche de la beauté est au cœur de la poésie. Un très beau poème peut te faire oublier tout ce qu'il y a autour. C'est essentiel. Dans le monde tel qu'il est, je trouve cela important de pouvoir s'échapper.
- Mais les romans aussi peuvent te faire rêver !
- C'est vrai, mais la poésie peut être un véritable art, un poème peut être comme un tableau. Tous les arts me paraissent importants. Ils ajoutent tous à la réflexion. Ils permettent tous de s'enrichir. Et la poésie est essentielle car elle est unique en son genre."