Sommaire
IUne question de normeAInnovations médiévalesBVers la normalisation classiqueCContestations et dépassementsIIPoésie et musicalitéADu rythme pour signifierBDes sonorités marquantesIIIPoésie et représentationAUne question de mise en pageBUne figuration en questionUne question de norme
Dans l'inconscient collectif, la définition du poème relève d'une série d'usages, comme la régularité des vers ou l'alternance des rimes masculines et féminines. Cette conception figée du genre provient en grande partie de l'histoire de son enseignement, qui s'est beaucoup appuyée sur l'observation de la poésie classique.
Innovations médiévales
À sa naissance, la poésie est en quête de sa propre définition. L'étymologie vient de « poiêsis » qui en Grec antique signifie création. Le mot "poésie" est alors un synonyme du mot "littérature", comme en latin. Ce n'est qu'avec le développement spécifique des autres genres qu'il devient l'appellation des textes poétiques.
La poésie médiévale est intimement liée à la musique. En effet, les troubadours (en langue d'oc) puis les trouvères (en langue d'oïl) accompagnent leurs poèmes de supports musicaux. Chacun compose pour les seigneurs chez qui ils se rendent. La poésie est un art de cour et une littérature orale. Les poètes se transmettent leurs travaux par la répétition. La versification (et en particulier la rime) facilite la mémorisation. Chacun est alors libre de faire varier le texte, et les poèmes sont souvent publiés a posteriori de manière anonyme.
Par ailleurs, si le vers latin se décompose en pieds courts ou longs (une voyelle peut être courte ou longue en latin, selon qu'on la prononce plus ou moins longtemps pour former l'accentuation), la poésie française se décompose très vite en syllabes (composées d'une voyelle et d'au moins une consonne). Ce changement de calcul du vers provient d'une spécificité de la langue française. En effet, la langue française apparaît grâce à une déformation progressive de la langue latine. Certaines consonnes et voyelles en fin de mot ne sont plus prononcées et toutes les voyelles prennent la même longueur. Par ailleurs, les poètes ont très souvent perdu la connaissance de l'étymologie des mots. En conséquence, le pied n'a plus l'efficacité d'antan. Il est remplacé par la syllabe dans le décompte du mètre.
Le Moyen Âge connaît également l'apparition des formes fixes, comme la ballade et le rondeau. Ces formes, très organisées, permettent une mémorisation aisée et se reconnaissent à un rythme particulier.
Ce développement de la forme pousse enfin la poésie médiévale à un certain culte de la technique. Se détachant peu à peu du sens, les grands rhétoriqueurs comme Jean Marot en viennent à proposer une poésie très formelle, dont le sens devient obscur.
À tout jamais, d'un amour immuable,
La veuil servir, comme la plus notable
Qui soit vivant, et du plus beau maintien.
La raison est : car son cœur et le mien
Ne sont plus qu'un par un vouloir semblable.
Elle, voyant mon mal estre importable,
M'a dit ce mot qui tant m'est agréable :
"Mon cœur avez ; et le vostre retien
À tout jamais."
Serois je doncques bien miserable
D'estre vers luy traistre ni variable,
Considéré le plaisant entretien
Qu'elle m'a faict ? Je servirai si bien
Que de ma part l'amour sera durable
À tout jamais.
Jean Marot
Œuvres
XVe siècle
Dans ce poème courtois, Jean Marot emploie la forme du rondeau. En effet, le premier groupe de mots "À tout jamais" se retrouve au début du premier vers, puis à la fin de la seconde et de la troisième strophe. Mais le sens est obscur, car le respect de la forme du rondeau a contraint le poète à l'inversion de nombreux groupes de mots dans les phrases.
Vers la normalisation classique
À la Renaissance, la poésie se détache définitivement de la musique. Les poètes gardent à présent une trace écrite de leurs œuvres et beaucoup les signent. Par ailleurs, la poésie a quitté les cours pour se lire dans la quiétude des appartements. Elle se fait alors plus intime, plus secrète.
Je vis, je meurs ; je me brûle et me noie ;
J'ai chaud extrême en endurant froidure :
La vie m'est et trop molle et trop dure.
J'ai grands ennuis entremêlés de joie.
Tout à un coup je ris et je larmoie,
Et en plaisir maint grief tourment j'endure ;
Mon bien s'en va, et à jamais il dure ;
Tout en un coup je sèche et je verdoie.
Ainsi Amour inconstamment me mène ;
Et, quand je pense avoir plus de douleur,
Sans y penser je me trouve hors de peine.
Puis, quand je crois ma joie être certaine,
Et être au haut de mon désiré heur,
Il me remet en mon premier malheur.
Louise Labé
"Je vis, je meurs", Élégies et sonnets, VIII, Lyon, imprimé par Jean de Tournes
1555
Ce sonnet exprime la douleur d'une blessure d'amour. Pour cela, la poétesse décrit des sensations antithétiques dans les deux quatrains. Puis, dans les deux tercets, le poème exprime leur conséquence, des sentiments contradictoires. Le sonnet montre ainsi toute l'étendue du trouble qui anime la poétesse.
Les poètes continuent à utiliser des formes fixes. Outre le rondeau et la ballade, les poètes s'emparent également du sonnet, introduit en France par la lecture du Canzoniere de l'Italien Pétrarque, découvert au retour des campagnes d'Italie.
Par ailleurs, la poésie se fait plus simple. Les thèmes évoqués sont ceux du quotidien et le vocabulaire utilisé est plus simple, plus explicite et plus concret. Les poètes réduisent l'emploi des figures de rhétorique. Pour autant, le début du XVIe siècle reste marqué par les jeux de sonorités.
En m'esbatant je fais rondeaux en rime,
Et en rimant bien souvent je m'enrime ;
Bref c'est pitié d'entre nous rimailleurs,
Car vous trouvez assez de rime ailleurs,
Et quand vous plait mieux que moi rimassez,
De biens avez et de la rime assez.
Mais moi à tout ma rime et ma rimaille
Je ne soutiens (dont je suis marri) maille.
Or ce me dit, un jour, quelque rimart :
"Viens ça, Marot, trouves-tu en rime art,
Qui serve aux gens, toi qui as rimassé ?
— Oui vraiment (répond-je), Henri Macé.
Car vois-tu bien, la personne rimante,
Qui au jardin de son sens la rime ente,
Si elle n'a de biens en rimoyant,
Elle prendra plaisir en rime oyant ;
Et m'est avis, que si je ne rimois,
Mon pauvre corps ne serait nourris mois,
Ni demi-jour. Car la moindre rimette
C'est le plaisir où faut que mon ris mette."
Si vous suppli qu'à ce jeune rimeur
Fassiez avoir un jour par sa rime heur.
Afin qu'on dise, en prose ou en rimant :
"Ce rimailleur qui s'allait enrimant
Tant rimassa, rima et rimonna,
Qu'il a connu quel bien par rime on a."
Clément Marot
"Petite Épître au Roy", L'Adolescence clémentine
1538
Cette épître, adressée au roi pour obtenir une subvention, joue sur l'utilisation des sons du mot "rime" dans diverses constructions de phrases. Cette assonance répétée rappelle encore la poésie des Grands Rhétoriqueurs.
Mais dans la seconde partie du XVIe siècle, Pierre de Ronsard et ses amis de la Pléiade (dont notamment Joachim Du Bellay) cherchent à se dégager des usages médiévaux et de la poésie marotique. Pour eux, l'utilisation des formes fixes héritées du Moyen Âge et la simplicité marotique du langage sont toutes deux dépassées. Ils proposent un renouvellement de la forme, fondé sur l'emploi de formes nouvelles (comme le sonnet, à la mode depuis la découverte de Pétrarque au début du siècle) et un élargissement du lexique de la langue.
Enfin, le mètre syllabique est définitivement adopté. Par ailleurs, les poètes de la Pléiade instaurent l'emploi du décasyllabe et de l'alexandrin.
Quand vous serez bien vieille, au soir, à la chandelle,
Assise auprès du feu, devidant et filant,
Direz, chantant mes vers, et vous esmerveillant :
Ronsard me celebroit du temps que j'estois belle.
Lors vous n'aurez servante oyant telle nouvelle,
Desja sous le labeur à demy sommeillant,
Qui, au bruit de mon nom, ne s'aille resveillant,
Bénissant vostre nom de louange immortelle.
Je seray sous la terre et fantaume sans os,
Par les ombres myrteux je prendray mon repos ;
Vous serez au fouyer une vieille accroupie,
Regrettant mon amour et vostre fier desdain.
Vivez, si m'en croyez, n'attendez à demain ;
Cueillez dés aujourd'huy les roses de la vie.
Pierre de Ronsard
"Quand vous serez bien vieille, au soir, à la chandelle", Sonnets pour Hélène
1578
Ce sonnet en alexandrins invite Hélène, destinatrice du recueil, à ne pas laisser passer sa jeunesse et à profiter de la vie. Le poème évoque la femme aimée dans les deux quatrains puis énonce l'enseignement à tirer de cette situation dans les deux tercets.
Jean-Antoine de Baïf
Le XVIe siècle est également une période de redécouverte des œuvres en latin. Le poète Jean-Antoine de Baïf (membre de la Pléïade) cherche à retrouver la musicalité latine du vers. Il compose des vers en pieds, en se servant de l'étymologie latine des mots.
Au XVIIe siècle, deux poètes de cour poursuivent les travaux de réglementation initiés par la Pléiade. Le poète François de Malherbe invite à davantage de recherche dans le choix des rimes (en refusant notamment de faire rimer des mots de même classe grammaticale, aux suffixes identiques) mais aussi à plus de simplicité dans le propos et dans le rythme (par exemple en interdisant la présence d'un enjambement).
Ses principes de versification, longtemps restés la norme, sont définitivement rendus célèbres à l'âge classique par "L'Art poétique" de Nicolas Boileau.
La plupart, emportés d'une fougue insensée,
Toujours loin du droit sens vont chercher leur pensée
Ils croiraient s'abaisser, dans leurs vers monstrueux,
S'ils pensaient ce qu'un autre a pu penser comme eux.
Évitons ces excès : laissons à l'Italie,
De tous ces faux brillants l'éclatante folie.
Tout doit tendre au bon sens : mais, pour y parvenir,
Le chemin est glissant et pénible à tenir ;
Pour peu qu'on s'en écarte, aussitôt on se noie.
La raison pour marcher n'a souvent qu'une voie.
Nicolas Boileau
"L'Art poétique", dans Satires, Epîtres, Art poétique, édition de Jean-Pierre Collinet, éd. Gallimard, coll. "Poésie/Gallimard" n°195 (1985)
1671
Cet extrait du chant I invite le poète à rechercher un sens simple et direct.
Contestations et dépassements
La norme classique reste un usage nécessaire jusqu'à la fin du XVIIIe siècle. Mais au XIXe siècle, une génération nouvelle de poètes, celle des romantiques, décide d'en finir avec certains codes de la norme malherbienne. Ainsi, ces poètes se permettent un certain nombre de libertés comme :
- Un choix plus libre dans la répartition des rimes, de leur richesse
- L'enjambement à l'intérieur du vers et entre deux vers
- L'atténuation et parfois la disparition de la césure dans l'alexandrin (et l'instauration d'un alexandrin de rythme ternaire comme chez Victor Hugo)
À leur suite, d'autres poètes de la fin du XIXe siècle s'affranchissent de plus en plus de la norme classique :
- Le vers est en général composé d'un nombre pair de syllabes, mais parfois il peut être composé d'un nombre impair comme chez Paul Verlaine, qui utilise des vers de neuf ou treize syllabes.
- L'emploi de la diérèse et la synérèse se développe. Paul Verlaine va jusqu'à proposer des diérèses et synérèses difficiles à identifier, comme elles se complètent (deux diérèses et synérèses peuvent se trouver sur le même vers), le poète doit choisir lui-même lesquelles prononcer pour obtenir le mètre de son choix.
- Le poème peut être hétérométrique, comme dans certains poèmes de Victor Hugo.
- Certains vers proposent des mètres démesurément longs ou petits, comme chez Jules Laforgue qui écrit des vers de quatre syllabes.
Voici qu'il fait très très-frais,
Oh ! si à la même heure,
Elle va de même le long des forêts,
Noyer son infortune
Dans les noces du clair de lune !…
(Elle aime tant errer tard !)
Elle aura oublié son foulard,
Elle va prendre mal, vu la beauté de l'heure !
Oh ! soigne-toi, je t'en conjure !
Oh ! je ne veux plus entendre cette toux !
Ah ! que ne suis-je tombé à tes genoux !
Ah ! que n'as-tu défailli à mes genoux !
J'eusse été le modèle des époux.
Comme le frou-frou de ta robe est le modèle des frou-frou.
Jules Laforgue
"Solo de lune", Derniers vers, dans Œuvres complètes, Paris, éd. L'Âge d'homme (1986)
1894
Dans ces derniers vers, le poète utilise différents mètres, du petit hexasyllabe à l'immense vers de seize syllabes. Le poète n'hésite pas également à utiliser des vers de mètre impair, comme le deuxième vers qui mesure sept syllabes.
À la fin du XIXe siècle, certains poètes abandonnent parfois le vers :
- Des poètes comme Gustave Kahn et Jules Laforgue font parfois appel au vers libre.
- D'autres comme Aloysius Bertrand et Charles Baudelaire utilisent la prose.
L'incendie qui n'était d'abord qu'un innocent follet égaré dans les brouillards de la rivière fut bientôt un diable à quatre tirant le canon et force arquebusades au fil de l'eau.
Une foule innombrable de turlupins, de béquillards, de gueux de nuit accourus sur la grève, dansaient des gigues devant la spirale de flamme et de fumée.
Et rougeoyaient face à face la tour de Nesle, d'où le guet sortit l'escopette sur l'épaule, et la tour du Louvre, d'où, par une fenêtre, le roi et la reine voyaient tout sans être vus.
Aloysius Bertrand
"La Tour de Nesle", Gaspard de la nuit, Paris, éd. Payot, (1925) 1842 (posthume)
1842
Dans ce poème, Aloysius Bertrand a recours à la prose pour évoquer la prise de la tour de Nesle. La dimension poétique de l'extrait ressort par l'emploi de mots spécifiques et le rythme des différents groupes nominaux.
Au XXe siècle, ces normes sont donc définitivement abrogées. Surréalistes et membres de l'OuLipo s'inventent alors d'autres contraintes, d'autres cadres de composition :
- Les surréalistes comme Paul Éluard utilisent notamment le cadavre exquis, mais aussi l'écriture automatique et la rupture dans les analogies des liens entre signifiant et signifié.
- Les poètes de l'OuLiPo (Ouvroir de Littérature Potentielle) comme Raymond Queneau cherchent à appliquer des principes mathématiques à leurs créations. Les méthodes les plus connues sont la S + 7 (voir exemple ci-dessous), l'abécédaire (chaque mot commence par une lettre différente de l'alphabet, dans l'ordre), l'anaérobie et l'aération (suppression et rajout de la lettre R) et le chicago (une devinette en quatre éléments dont la solution est une homophonie).
Poésie et musicalité
La poésie a donc longtemps été influencée par un découpage temporel, celui du mètre. En ce sens, il ressemble beaucoup à la musique, qui est également un découpage temporel des sons dans la mesure.
Du rythme pour signifier
D'une part, la musicalité du vers provient de son rythme. En effet, les variations dans le découpage du mètre génèrent des différenciations rythmiques. Ainsi, le rythme peut être créé par :
- Des alternances de vers courts et de vers longs
- La répétition de constructions syntaxiques
- La présence, l'altération ou la disparition de la césure
- Le découpage de l'alexandrin, binaire ou triolet
Murs, ville,
Et port,
Asile
De mort,
Mer grise
Où brise
La brise,
Tout dort.
Dans la plaine
Naît un bruit.
C'est l'haleine
De la nuit.
Elle brame
Comme une âme
Qu'une flamme
Toujours suit !
La voix plus haute
Semble un grelot.
D'un nain qui saute
C'est le galop.
Il fuit, s'élance,
Puis en cadence
Sur un pied danse
Au bout d'un flot.
La rumeur approche.
L'écho la redit.
C'est comme la cloche
D'un couvent maudit ;
Comme un bruit de foule,
Qui tonne et qui roule,
Et tantôt s'écroule,
Et tantôt grandit,
Dieu ! la voix sépulcrale
Des Djinns !... Quel bruit ils font !
Fuyons sous la spirale
De l'escalier profond.
Déjà s'éteint ma lampe,
Et l'ombre de la rampe,
Qui le long du mur rampe,
Monte jusqu'au plafond.
Victor Hugo
"Les Djinns", Les Orientales, Paris, éd. Ollendorf (1912)
1829
Dans ce poème, le mètre augmente peu à peu en longueur. Cela permet au poète de signifier la montée de la rumeur que provoque l'invasion des génies.
Des sonorités marquantes
D'autre part, la musicalité provient d'une association de sons. Ces derniers sont associés :
- En fin de vers, à la rime
- En milieu de vers, à l'accent ou à la césure
- À l'intérieur du vers à des endroits divers, sous la forme d'assonances et d'allitérations
La répétition ou la similarité de sons dans certains mots suscite implicitement un rapprochement analogique entre ces mots.
Homme libre, toujours tu chériras la mer !
La mer est ton miroir ; tu contemples ton âme
Dans le déroulement infini de sa lame,
Et ton esprit n'est pas un gouffre moins amer.
Tu te plais à plonger au sein de ton image ;
Tu l'embrasses des yeux et des bras, et ton cœur
Se distrait quelquefois de sa propre rumeur
Au bruit de cette plainte indomptable et sauvage.
Vous êtes tous les deux ténébreux et discrets :
Homme, nul ne connaît le fond de tes abîmes ;
Ô mer, nul ne connaît tes richesses intimes
Tant vous êtes jaloux de garder vos secrets !
Et cependant voilà des siècles innombrables
Que vous vous combattez sans pitié ni remord,
Tellement vous aimez le carnage et la mort,
Ô lutteurs éternels, ô frères implacables !
Charles Baudelaire
"L'Homme et la Mer", Les Fleurs du Mal, Alençon, éd. Poulet-Malassis et de Broise
1857
Le poème s'ouvre sur une rime entre "lame" et "âme" qui suscite une analogie entre l'expression déchaînée de la mer et les tourments de l'homme.
Par ailleurs, certains poèmes cherchent à faire entendre les éléments représentés en utilisant des allitérations ou des assonances qui font office d'onomatopées.
Sous le pont Mirabeau coule la Seine
Et nos amours
Faut-il qu'il m'en souvienne
La joie venait toujours après la peine
Vienne la nuit sonne l'heure
Les jours s'en vont je demeure
Les mains dans les mains restons face à face
Tandis que sous
Le pont de nos bras passe
Des éternels regards l'onde si lasse
Vienne la nuit sonne l'heure
Les jours s'en vont je demeure
L'amour s'en va comme cette eau courante
L'amour s'en va
Comme la vie est lente
Et comme l'Espérance est violente
Vienne la nuit sonne l'heure
Les jours s'en vont je demeure
Passent les jours et passent les semaines
Ni temps passé
Ni les amours reviennent
Sous le pont Mirabeau coule la Seine
Vienne la nuit sonne l'heure
Les jours s'en vont je demeure
Guillaume Apollinaire
"Le Pont Mirabeau", Alcools, Paris, éd. Mercure de France
1913
Dans ce poème, le son "l" imite le bruit de l'eau qui s'écoule.
Enfin, certains poèmes créent des contrastes qui opposent ou rapprochent les éléments évoqués par les sons. Pour cela, le texte joue sur la symétrie ou l'opposition de la prononciation des sons (dans la cavité buccale, selon que les sons soient sonores ou sourds, labiaux ou dentaux, etc.).
Nous aurons des lits pleins d'odeurs légères,
Des divans profonds comme des tombeaux,
Et d'étranges fleurs sur des étagères,
Écloses pour nous sous des cieux plus beaux.
Usant à l'envi leurs chaleurs dernières,
Nos deux cœurs seront deux vastes flambeaux,
Qui réfléchiront leurs doubles lumières
Dans nos deux esprits, ces miroirs jumeaux.
Un soir fait de rose et de bleu mystique,
Nous échangerons un éclair unique,
Comme un long sanglot, tout chargé d'adieux ;
Et plus tard un Ange, entr'ouvrant les portes,
Viendra ranimer, fidèle et joyeux,
Les miroirs ternis et les flammes mortes.
Charles Baudelaire
"La Mort des amants", Les Fleurs du Mal, Alençon, éd. Poulet-Malassis et de Broise
1857
Dans les deux quatrains, les rimes en "ère" et en "aux" sont opposées d'un point de vue phonétique. Le son "ère" nécessite une ouverture complète de la bouche tandis que le son "aux" demande une fermeture quasi totale. Les rimes manifestent ainsi l'opposition entre l'élévation spirituelle quand la voix s'élève ("ère") et la réalité concrète quand le son retombe ("aux").
Poésie et représentation
Une question de mise en page
Dès sa naissance au Moyen Âge, la poésie pose la question de la mise en page. Le poète doit en effet s'interroger sur les limites du vers, c'est-à-dire sur le moment dans la phrase où le poète décide de revenir à la ligne (changement de vers) ou même de sauter une ligne (changement de strophe).
Au-delà de la versification, certains poètes vont jusqu'à proposer une lecture graphique du poème :
- Dans les acrostiches, en cachant un mot vertical (souvent lié au thème général du poème) dans la première lettre de chacun des vers du poème.
- Dans les calligrammes, où les mots sont disposés de sorte à représenter de manière graphique l'élément évoqué par le poème.
"La Colombe poignardée et le jet d'eau" de Guillaume Apollinaire
© Wikimedia Commons
Parfois, certains poèmes présentent une dimension graphique de manière moins explicite.
Le poème en prose "Les Mûres", publié par Francis Ponge en 1942 dans Le Parti pris des choses, propose une représentation symbolique de ces fruits : le poète, entre deux paragraphes, a inséré des séries de trois astérisques.
Une figuration en question
Comme tous les arts, la poésie évoque le monde qui l'entoure, de manière plus ou moins explicite, plus ou moins directe. Au fil des siècles, les poètes se sont interrogés sur les possibilités et les limites de la figuration.
Au fil de l'histoire de la poésie, les poètes ont choisi de représenter :
- Des éléments de leur environnement (paysages, personnages, objets, etc.)
- Des scènes (scènes de genre, fables, événements historiques ou mythologiques)
- L'intériorité de l'homme (passion amoureuse, chagrin, deuil, etc.)
L'enfant avait reçu deux balles dans la tête.
Le logis était propre, humble, paisible, honnête ;
On voyait un rameau bénit sur un portrait.
Une vieille grand-mère était là qui pleurait.
Nous le déshabillions en silence. Sa bouche,
Pâle, s'ouvrait ; la mort noyait son œil farouche ;
Ses bras pendants semblaient demander des appuis.
Il avait dans sa poche une toupie en buis.
On pouvait mettre un doigt dans les trous de ses plaies.
Avez-vous vu saigner la mûre dans les haies ?
Son crâne était ouvert comme un bois qui se fend.
L'aïeule regarda déshabiller l'enfant,
Disant : - comme il est blanc ! approchez donc la lampe.
Dieu ! ses pauvres cheveux sont collés sur sa tempe ! -
Et quand ce fut fini, le prit sur ses genoux.
La nuit était lugubre ; on entendait des coups
De fusil dans la rue où l'on en tuait d'autres.
- Il faut ensevelir l'enfant, dirent les nôtres.
Et l'on prit un drap blanc dans l'armoire en noyer.
L'aïeule cependant l'approchait du foyer
Comme pour réchauffer ses membres déjà roides.
Hélas ! ce que la mort touche de ses mains froides
Ne se réchauffe plus aux foyers d'ici-bas !
Victor Hugo
"Souvenir de la nuit du 4", Les Châtiments, Paris, éd. Henri Samuel et Cie
1852
Dans ce début de poème, Victor Hugo représente la toilette funèbre d'un enfant que la répression impériale vient d'assassiner. Le poète décrit le logis, les visages, mais surtout le corps de l'enfant de manière développée et explicite.
Mais la représentation du monde est rarement graphique. Le poète emploie alors un langage saisissant au moyen :
- D'un lexique précis, parfois sous la forme de champs lexicaux
- De figures par analogie (comparaison, métaphore, allégorie, etc.)
- De figures par substitution (métonymie, synecdoque)
Là-bas,
Ce sont des ponts tressés en fer
Jetés, par bonds, à travers l'air ;
Ce sont des blocs et des colonnes
Que dominent des faces de gorgones ;
Ce sont des tours sur des faubourgs,
Ce sont des toits et des pignons,
En vols pliés, sur les maisons ;
C'est la ville tentaculaire,
Debout,
Au bout des plaines et des domaines.
Émile Verhaeren
"La Ville", Les Villes tentaculaires, précédées des Campagnes hallucinées, Paris, éd. Mercure de France, (1920, 18e éd.)
1893
Le poète accumule les figures par analogie pour décrire la ville de manière plus monstrueuse.
Mais certains artistes se sont posé la question de la nécessité de la représentation :
- Les grands rhétoriqueurs recherchent essentiellement le raffinement littéraire et la multiplication des contraintes poétiques.
- Les surréalistes proposent une écriture arbitraire, où la réalité est dépassée, surréelle.
- Les oulipiens proposent une écriture détachée du réel, au moyen de différentes transpositions logiques.