Sommaire
ILes interdits de MontaigneIIL'éloge de l'éducation humanisteIIIUne argumentation autoritaireIVUne énonciation persuasiveVUn essai imagéÀ un enfant de maison qui recherche les lettres, non pour le gain (car une fin si abjecte est indigne de la grâce et faveur des Muses, et puis elle regarde et dépend d'autrui), ni tant pour les commodités externes que pour les siennes propres, et pour s'en enrichir et parer au-dedans, ayant plutôt envie d'en tirer un habile homme qu'un homme savant, je voudrais aussi qu'on fût soigneux de lui choisir un conducteur qui eût plutôt la tête bien faite que bien pleine, et qu'on y requît tous les deux, mais plus les mœurs et l'entendement que la science ; et qu'il se conduisît en sa charge d'une nouvelle manière.
On ne cesse de criailler à nos oreilles, comme qui verserait dans un entonnoir, et notre charge ce n'est que redire ce qu'on nous a dit. Je voudrais qu'il corrigeât cette partie, et que, de belle arrivée, selon la portée de l'âme qu'il a en main, il commençât à la mettre sur la montre, lui faisant goûter les choses, les choisir et discerner d'elle-même ; quelquefois lui ouvrant chemin, quelquefois le lui laissant ouvrir. Je ne veux pas qu'il invente et parle seul, je veux qu'il écoute son disciple parler à son tour. Socrate et depuis Arcesilas faisaient premièrement parler leurs disciples, et puis ils parlaient à eux. "Obest plerumque iis qui discere volunt auctoritas eorum qui docent."
Il est bon qu'il le fasse trotter devant lui pour juger de son train, et juger jusqu'à quel point il se doit ravaler pour s'accommoder à sa force. À faute de cette proportion, nous gâtons tout ; et de la savoir choisir, et s'y conduire bien mesurément, c'est l'une des plus ardues besognes que je sache ; et est l'effet d'une haute âme et bien forte, savoir condescendre à ses allures puériles et les guider. Je marche plus sûr et plus ferme à mont qu'à val.
Ceux qui, comme porte notre usage, entreprennent d'une même leçon et pareille mesure de conduite régenter plusieurs esprits de si diverses mesures et formes, ce n'est pas merveille si, en tout un peuple d'enfants, ils en rencontrent à peine deux ou trois qui rapportent quelque juste fruit de leur discipline.
Qu'il ne lui demande pas seulement compte des mots de sa leçon, mais du sens et de la substance, et qu'il juge du profit qu'il aura fait, non par le témoignage de sa mémoire, mais de sa vie. Que ce qu'il viendra d'apprendre, il le lui fasse mettre en cent visages et accommoder à autant de divers sujets, pour voir s'il l'a encore bien pris et bien fait sien.
Michel de Montaigne
Essais
XVIe siècle
Les interdits de Montaigne
- Montaigne rejette l'idée du "gain" et des "commodités externes". Pour lui, l'éducation qui "ne sert à rien" n'a aucun intérêt.
- Montaigne critique l'enseignement le plus répandu à son époque : "criailler à nos oreilles". Le "cours magistral" n'est pas le meilleur moyen d'éduquer les enfants. Ce type d'enseignement rabaisse l'humain, puisque tout est vu en termes de "mesures", de "formes". L'élève devient un "entonnoir" qui doit tout apprendre "par cœur".
- Montaigne rejette l'enseignement en groupe : "ceux qui" ,"fruits de leur discipline".
L'éloge de l'éducation humaniste
- Montaigne fait l'éloge de l'éducation humaniste. Il propose une éducation centrée sur l'intelligence, la réflexion.
Il veut un "habile homme" plutôt qu'un "homme savant". Il est plus important d'avoir "la tête bien faite que bien pleine". - Montaigne met en avant l'importance des échanges entre l'élève et le professeur : "Je ne veux pas qu'il invente et parle seul : je veux qu'il écoute son disciple parler à son tour".
- Montaigne pousse le professeur à se mettre au même niveau que l'élève : "juger de son train", "s'accommoder à sa force".
- Montaigne pousse le professeur à n'avoir qu'un seul élève pour pouvoir le pousser à progresser et s'adapter à lui.
Une argumentation autoritaire
- Les phrases sont construites de façon géométrique. Cela donne un aspect autoritaire à l'argumentation, qui semble parfaitement pensée : "non pour [...] ni tant pour [...] que pour [...] et pour [...]".
- La présence d'un chiasme souligne l'idée de géométrie : "habile homme, qu'homme savant". Tout cela renforce l'opposition entre un bon enseignement et un mauvais enseignement.
- On note de nombreux verbes de volonté : "voudrais", "veux". Montaigne impose ses idées.
- L'utilisation du subjonctif a valeur d'ordre : "qu'il demande", "qu'il juge", "qu'il viendra".
- Montaigne emploie le présent de vérité générale pour influencer son lecteur.
- Le champ lexical du jugement est très présent.
- Il use un argument d'autorité en faisant référence aux "Anciens".
Une énonciation persuasive
- À cause du pronom personnel "je", l'argumentation est personnelle. Montaigne s'implique et s'adresse au lecteur.
- Il se met à la place du professeur en utilisant le pronom personnel "nous".
- Il se met à la place de l'élève en écrivant : "je marche".
- Ils critiquent les mauvais professeurs en utilisant des termes pronoms dépréciatifs et impersonnels : "on" et "ceux qui".
- Ainsi, la situation d'énonciation renforce l'argumentation de Montaigne. L'essayiste parvient à rallier à sa cause le professeur et l'élève, et rend son discours vivant. La situation d'énonciation persuade aisément le lecteur.
Un essai imagé
- Le texte a quelque chose de théâtral grâce à la situation d'énonciation. Il est aussi très vivant, car Montaigne utilise de nombreuses figures de style.
- On trouve surtout des métaphores. Il évoque ainsi le chemin qu'il faut prendre pour amasser du savoir et devenir intelligent : "Quelquefois [...] ouvrir" et "Je marche [...] qu'à val".
- La métaphore du cheval représente l'élève : "il le fasse trotter", "juger de son train". La relation entre le professeur et l'élève a quelque chose du dressage.
- L'apprentissage est associé à la digestion : "C'est témoignage [...] à cuire". L'enseignement scolastique que Montaigne critique ne sert qu'à "regorger".
Quel type d'éducation Montaigne recommande-t-il ?
I. Un seul élève pour un professeur
II. L'importance de se mettre au rythme de l'élève
III. "Une tête bien faite"
Que critique Montaigne dans cet extrait ?
I. L'éducation en groupe
II. L'apprentissage par cœur
III. L'abaissement de l'Homme
Comment se construit l'argumentation de Montaigne ?
I. Une argumentation autoritaire
II. Une énonciation vivante
III. Un texte imagé
Que défend Montaigne dans ce texte, et comment ?
I. La critique de l'enseignement scolastique
II. L'éloge de l'éducation humaniste
III. Une argumentation vivante et autoritaire