Sommaire
ILa force du témoignageIILa force du récitIIILa colère et l'indignationIVUne insistance sur les horreursVLes références religieusesVIL'émotion du personnageVIIL'attitude de l'assemblée- Oui, tout ce que j'ai vu, je l'ai vu se faire au nom du Christ ! J'ai vu les Espagnols prendre la graisse d'Indiens vivants pour panser leurs propres blessures ! Vivants ! Je l'ai vu ! J'ai vu nos soldats leur couper le nez, les oreilles, la langue, les mains, les seins des femmes et les verges des hommes, oui, les tailler comme on taille un arbre ! Pour s'amuser ! Pour se distraire ! J'ai vu, à Cuba, dans un lieu qui s'appelle Caonao, une troupe d'Espagnols, dirigés par le capitaine Narvaez, faire halte dans le lit d'un torrent desséché. Là ils aiguisèrent leurs épées sur des pierres, puis ils s'avancèrent jusqu'à un village et se dirent : Tiens, et si on essayait le tranchant de nos armes ? Un premier Espagnol tira son épée, les autres en firent autant, et ils se mirent à éventrer, à l'aveuglette, les villageois qui étaient assis bien tranquilles ! Tous massacrés ! Le sang ruisselait de partout !
- Vous étiez présent ? demande le cardinal.
-J'étais leur aumônier, je courais comme un fou de tous côtés ! C'était un spectacle d'horreur et d'épouvante ! Et je l'ai vu ! Et Narvaez restait là, ne faisant rien, le visage froid. Comme s'il voyait couper des épis. Une autre fois j'ai vu un soldat, en riant, planter sa dague dans le flanc d'un enfant, et cet enfant allait de-ci de-là en tenant à deux mains ses entrailles qui s'échappaient !
Le docteur Sepulveda se penche vers un de ses assistants et lui demande à voix basse de noter quelque chose.
Près de la porte, le jeune moine au claquoir semble avoir cessé de respirer. Las Casas est revenu vers sa table. Ladrada lui tend plusieurs papiers, que le dominicain parcourt rapidement des yeux. Parmi tous les récits qui s'offrent à lui, il en choisit un. Il revient au centre de la salle et raconte :
- Une autre fois, Éminence, toujours à Cuba, on s'apprêtait à mettre à mort un de leurs chefs, un cacique, qui avait osé se rebeller, ou protester, et à le brûler vif. Un moine s'approcha de l'homme et lui parla un peu de notre foi. Il lui demanda s'il voulait aller au ciel, où sont la gloire et le repos éternels, au lieu de souffrir pour l'éternité en enfer. Le cacique lui dit : Est-ce que les chrétiens vont au ciel ? Oui, dit le moine, certains d'entre eux y vont. Alors, dit le cacique, je préfère aller en enfer pour ne pas me retrouver avec des hommes aussi cruels ! Il marque une pause et revient vers sa table. Cette fois, personne n'ose l'interrompre avant que le légat le fasse lui-même.
Tous les exemples qu'il cite, il les reprendra quelques années plus tard pour publier le plus célèbre de ses ouvrages, qui fera le tour de l'Europe, la Très brève relation de la destruction des Indes. Pour le moment, ils ne sont sur sa table que sous forme de notes ; des notes qu'il consulte à peine, si précise est sa connaissance des faits. Il reprend sur un autre ton, très ému (ses mots ont de la peine à se former) :
- J'ai vu des cruautés si grandes qu'on n'oserait pas les imaginer. Aucune langue, aucun récit ne peut dire ce que j'ai vu.
Il prend un large mouchoir dans sa robe et se mouche.
- Je ne sais pas pourquoi j'essaie de vous parler. Les mots sont si faibles.
Le légat le regarde toujours très attentivement, sans l'interrompre, en homme qui a tout le temps. Las Casas range son mouchoir.
- Éminence, dit-il, les chrétiens ont oublié toute crainte de Dieu. Ils ont oublié qui ils sont. Oui, des millions ! Je dis bien des millions ! À Cholula, au Mexique et à Tapeaca, c'est toute la population qui fut égorgée ! Au cri de "Saint Jacques !" Et par traîtrise ! En faisant venir d'abord les seigneurs de la ville et des environs, qu'ils enfermèrent au grand secret, pour qu'aucun d'eux ne pût répandre la nouvelle. Après quoi on convoqua cinq ou six mille hommes que les Espagnols avaient requis pour porter leur bagage. Ils arrivent, maigres et nus, soumis, pitoyables, on les fait asseoir par terre et soudain, sans aucune raison, les Espagnols se lancent sur eux et les assassinent, à coups de lance, à coups d'épée !
Jean-Claude Carrière
La Controverse de Valladolid
1992
La force du témoignage
- Las Casas a assisté aux massacres. Son témoignage est poignant et se base sur des faits qu'il a lui-même vus.
- La répétition de "j"ai vu" en fait un témoignage fondé, qui s'oppose à "on-dit" : "Oui, tout ce que j'ai vu, je l'ai vu se faire au nom du Christ ! J'ai vu les Espagnols prendre la graisse d'Indiens vivants pour panser leurs propres blessures ! Je l'ai vu ! J'ai vu nos soldats leur couper le nez, les oreilles, la langue, les mains, les seins des femmes et les verges des hommes, oui, les tailler comme on taille un arbre ! J'ai vu, à Cuba, dans un lieu qui s'appelle Caonao, une troupe d'Espagnols, dirigés par le capitaine Narvaez, faire halte dans le lit d'un torrent desséché.", "Et je l'ai vu !"
- Il précise des noms des lieux mais aussi des personnes impliquées : "J'ai vu, à Cuba, dans un lieu qui s'appelle Caonao, une troupe d'Espagnols, dirigés par le capitaine Narvaez, faire halte dans le lit d'un torrent desséché.", "Et Narvaez restait là, ne faisant rien, le visage froid", "Une autre fois, Éminence, toujours à Cuba, on s'apprêtait à mettre à mort un de leurs chefs, un cacique, qui avait osé se rebeller, ou protester, et à le brûler vif.", "À Cholula, au Mexique et à Tapeaca, c'est toute la population qui fut égorgée !"
- Il multiplie les exemples qu'il a vus. Il montre la cruauté des Espagnols même envers les enfants : "Une autre fois j'ai vu un soldat, en riant, planter sa dague dans le flanc d'un enfant, et cet enfant allait de-ci de-là en tenant à deux mains ses entrailles qui s'échappaient !"
La force du récit
- Le récit de Las Casas est poignant, car il est bien maîtrisé. La dramatisation du récit est renforcée avec le présent de narration : "Ils arrivent, maigres et nus, soumis, pitoyables, on les fait asseoir par terre et soudain, sans aucune raison, les Espagnols se lancent sur eux et les assassinent, à coups de lance, à coups d'épée !" On a l'impression que les faits se déroulent au moment où il parle.
- Dramatiquement, les villageois sont présentés comme innocents : "les villageois qui étaient assis bien tranquilles", "maigres et nus, soumis, pitoyables". Le champ lexical du calme leur est associé.
- Par le discours direct, Las Casas image les pensées des Espagnols : "Là ils aiguisèrent leurs épées sur des pierres, puis ils s'avancèrent jusqu'à un village et se dirent : Tiens, et si on essayait le tranchant de nos armes ?" En cela, il dénonce l'absurdité du massacre.
- Un autre passage est au discours direct, il s'agit de l'anecdote du cacique, Las Casas prouve que les Espagnols compromettent l'évangélisation : "Un moine s'approcha de l'homme et lui parla un peu de notre foi. Il lui demanda s'il voulait aller au ciel, où sont la gloire et le repos éternels, au lieu de souffrir pour l'éternité en enfer. Le cacique lui dit : Est-ce que les chrétiens vont au ciel ? Oui, dit le moine, certains d'entre eux y vont. Alors, dit le cacique, je préfère aller en enfer pour ne pas me retrouver avec des hommes aussi cruels !"
La colère et l'indignation
- Le personnage exprime son indignation et sa colère. On remarque de très nombreuses exclamations : "Tous massacrés ! Le sang ruisselait de partout !", "Oui, tout ce que j'ai vu, je l'ai vu se faire au nom du Christ ! J'ai vu les Espagnols prendre la graisse d'Indiens vivants pour panser leurs propres blessures ! Vivants ! Je l'ai vu ! J'ai vu nos soldats leur couper le nez, les oreilles, la langue, les mains, les seins des femmes et les verges des hommes, oui, les tailler comme on taille un arbre ! Pour s'amuser ! Pour se distraire !"
- Il dénonce les Espagnols qui ne considèrent pas les Indiens comme des humains : "J'ai vu nos soldats leur couper le nez, les oreilles, la langue, les mains, les seins des femmes et les verges des hommes, oui, les tailler comme on taille un arbre !", "Comme s'il voyait couper des épis."
Une insistance sur les horreurs
- Las Casas insiste sur les horreurs, même sur la multiplication des horreurs : "Une autre fois j'ai vu un soldat, en riant, planter sa dague dans le flanc d'un enfant, et cet enfant allait de-ci de-là en tenant à deux mains ses entrailles qui s'échappaient !"
- La répétition permet l'insistance : anaphore de "j'ai vu".
- Il énumère différentes parties du corps : "J'ai vu nos soldats leur couper le nez, les oreilles, la langue, les mains, les seins des femmes et les verges des hommes, oui, les tailler comme on taille un arbre !" L'image est atroce.
- Le texte présente plusieurs hyperboles : "Tous massacrés ! Le sang ruisselait de partout !", "J'ai vu des cruautés si grandes qu'on n'oserait pas les imaginer. Aucune langue, aucun récit ne peut dire ce que j'ai vu.", "À Cholula, au Mexique et à Tapeaca, c'est toute la population qui fut égorgée !"
- On remarque une prétérition : "Inutile de vous dire que".
- On perçoit le besoin d'insister sur les chiffres, sur le fait que ce sont des Espagnols chrétiens qui ont commis les horreurs, notamment avec la répétition du "oui" oral : "Oui, les tailler comme on taille un arbre !", "Oui, des millions !"
Les références religieuses
- Les références religieuses sont importantes, car c'est au nom de Dieu que tous ces massacres sont perpétrés.
- Les exclamations telles que : "Oui, tout ce que j'ai vu, je l'ai vu se faire au nom du Christ !" soulignent l'indignation, le paradoxe ; comment peut-on faire cela au nom du Christ, homme de paix ?
- Même sa présence, celle d'un aumônier, n'a pas arrêté le massacre : "J'étais leur aumônier, je courais comme un fou de tous côtés !"
- Il paraît logique que les Indiens refusent la religion chrétienne ensuite : "Un moine s'approcha de l'homme et lui parla un peu de notre foi. Il lui demanda s'il voulait aller au ciel, où sont la gloire et le repos éternels, au lieu de souffrir pour l'éternité en enfer. Le cacique lui dit : Est-ce que les chrétiens vont au ciel ?", "Alors, dit le cacique, je préfère aller en enfer pour ne pas me retrouver avec des hommes aussi cruels !"
- Il dénonce le caractère justement non-chrétien des chrétiens : "Éminence, dit-il, les chrétiens ont oublié toute crainte de Dieu."
L'émotion du personnage
- Las Casas a beaucoup d'empathie pour les Indiens. C'est aussi pour cela que son discours est très oral. C'est la passion qui domine.
- L'abondance de phrases nominales trahit son émotion : "Vivants !", "Pour s'amuser ! Pour se distraire !", "Tous massacrés !", "Comme s'il voyait couper des épis.", "Oui, des millions !", "Et par traîtrise !"
- Le narrateur confirme cette idée : "Il reprend sur un autre ton, très ému (ses mots ont de la peine à se former)", "Il prend un large mouchoir dans sa robe et se mouche.", "Las Casas range son mouchoir."
L'attitude de l'assemblée
- Le discours de Las Casas est interrompu : le narrateur livre quelques indications sur la façon dont les autres personnages perçoivent le discours.
- Par exemple, "le légat écoute tranquillement", "Le légat le regarde toujours très attentivement, sans l'interrompre, en homme qui a tout le temps."
- "Sepulveda prépare sa riposte", "Le docteur Sepulveda se penche vers un de ses assistants et lui demande à voix basse de noter quelque chose."
- Seul le jeune homme, celui qui incarne la jeunesse, celui qui est là pour apprendre et non défendre des intérêts, est ému : "seul le jeune moine préposé au claquoir semble ému par les propos tenus par Las Casas".
- Le cardinal demande des informations : "Vous étiez présent ? demande le cardinal."
En quoi le discours de Las Casas est-il pathétique ?
I. L'insistance sur l'horreur des massacres
II. L'indignation et la colère du personnage
III. L'émotion de Las Casas
Comment Las Casas dénonce-t-il la violence des Espagnols ?
I. Un témoignage en forme de récit
II. L'insistance sur les horreurs
III. Les références religieuses
En quoi le témoignage de Las Casas est-il puissant ?
I. Un témoin des massacres
II. Le récit des horreurs
III. L'émotion du personnage