Sommaire
ILa gradation de l'actionIILe registre pathétiqueIIILes points de vueIVLa défense de Las Casas- Est-ce qu'ils sont sensibles à la douleur ?
Las Casas repose en toute hâte son verre d'eau et se tourne vers le moine qui vient de parler.
- À la douleur ? Vous ne voudriez tout de même pas essayer ? Ici, dans un monastère ? Oui, ils souffrent ! Je peux vous assurer qu'ils souffrent comme nous. Ils se plaignent quand on les frappe.
- Les chiens et les chevaux aussi, dit Sépulvéda.
- Encore ! Mais quand donc cesserez-vous de les considérer comme des animaux ? De leur ouvrir la porte de votre petite ménagerie ? Ne voyez-vous pas qu'ils sont des hommes ?
- Une fois de plus, Éminence, dit alors Sépulvéda, mes propos sont déformés par mon adversaire. Vieille technique de dispute que dénonçait déjà Cicéron, et que je regrette très vivement de retrouver à cette place.
- Expliquez-vous donc.
- Ai-je dit qu'ils étaient des animaux ? En aucune manière. J'ai dit que le renard était rusé, et que les chiens, comme les chevaux, redoutent fort la bastonnade. Qui peut le nier ? À aucun moment je n'ai soutenu que ces hommes et cette femme sont des animaux. J'ai dit qu'ils sont humains, mais d'une catégorie inférieure. Que leur nature n'est pas l'égale de la nôtre. C'est tout ce que j'ai dit. J'ai fait simplement remarquer, en observant scrupuleusement toutes les leçons de la logique, que la ruse et la peur des coups ne sont pas, n'ont jamais été l'apanage de l'espèce humain. Je voudrais que note en soit prise. Le Cardinal accorde ce point, ne pouvant guère discuter.
À ce moment, surprenant tout l'assemblée, le comte Pittaluga, représentant du roi, se lève et fait savoir qu'il veut poser une question. On le croyait apathique et rêver, s'ennuyant un peu, bien à l'extérieur de la controverse. Le voici pourtant qui demande :
- Et s'il s'agit de tristesse morale ? De la tristesse de vivre ? Est-ce qu'ils peuvent être mélancoliques ?
- Mais oui, je l'ai dit, et nous leur donnons toutes les raisons d'être tristes. D'une tristesse qui les conduit souvent aux portes de la mort.
- Mais peuvent-ils, demande encore le comte, s'émouvoir au spectacle d'une œuvre d'art, rêver devant la mer, ressentir de la crainte devant un précipice ?
- Certains le peuvent, répond Las Casas. À d'autres ces émotions sont refusées. C'est exactement comme pour nous.
- Sont-ils capables de sentir leur cœur se gonfler devant un des tableaux qui sont dans cette salle ? Ou bien devant une sculpture ? Ne pourrait-on pas les y conduire et voir si l'émotion les gagne ?
Le dominicain paraît exaspéré. Il va probablement répondre avec violence, mais le cardinal le devance :
- Comte, nous avons largement évoqué le problème des oeuvres d'art et des émotions qu'elles soulèvent. Peut-être n'y avez-vous pas prêté une attention assez aiguë. Nous n'avons pas le temps d'y revenir, pardonnez-moi.
Le comte Pittaluga se rassied, croise ses jambes, reprend le cours de ses pensées diverses.
D'autres question s'élèvent ici et là :
- Est-ce qu'ils souffrent d'être loin de leur terre ?
- Toute créature vivante souffre d'être écartée de sa terre, répond Sépulvéda, tenace. Même un arbre.
Un autre moine se lève pour demander de son siège :
- Est-ce qu'ils craignent la mort ?
- Toute créature vivante craint la mort, répond encore Sépulvéda.
- Même le renard, ajoute Las Casas.
Le supérieur lui-même interroge :
- Est-ce qu'ils ont l'idée d'un châtiment dans l'éternité ? Est-ce qu'ils ont peur ?
- Oui, répond le franciscain. Ils ont une sorte d'enfer, dans leur religion.
Las Casas ajoute :
- Oui, eux aussi ils vivent après la mort. Et ils ont la notion de l'âme. Parfaitement !
- Est-ce qu'ils ont un paradis ? Comment le conçoivent-ils ?
- Comme une sorte de séjour des bienheureux, dit le franciscain. À vrai dire, nous savons très peu de chose sur ce point. Mais ils croient en la vie éternelle.
La discussion devient assez vite confuse. Plusieurs autre participants se lèvent, prennent en même temps la parole. On entend des questions qui se croisent :
- Est-ce que leurs dieux se manifestent sur la terre ? Est-ce qu'ils pratiquent la prière ? Est-ce qu'ils se souviennent des choses passées ? Est-ce qu'ils honorent leurs morts ? Est-ce qu'ils ont de l'amour pour leurs dieux ?
Las Casas et le franciscain essaient de répondre aux uns et aux autres, ce qui n'a rien de facile. Le cardinal tente de mettre un peu d'ordre avec sa sonnette, car on ne s'y reconnaît plus. Il obtient assez difficilement le silence.
Le représentant du roi s'est remis debout. Le cardinal le remarque, lui donne la parole, et le comte pose une autre question :
- Ont-ils une claire conscience du bien et du mal ?
- Ils ont des lois, répond aussitôt Las Casas. Tout comme nous, ils distinguent ce qui est permis et ce qui est interdit. Et ils édictent des punitions, des châtiments.
- Mais dans leur conscience ?
- Comment une société pourrait-elle se donner des lois, dit alors Las Casas, et les moyens de le faire respecter, si dans les consciences des habitants le bien le mal restaient confondus ? Si cette conscience était sauvage ? Sans avoir encore reçu l'étincelle d'humanité ?
Le représentant du roi hoche plusieurs fois la tête et se rassied, croisant ses jambes. La réponse du dominicain semble pour le moment le satisfaire. Il réfléchit à ce qu'il vient de dire et d'entendre, et sans doute interroge-t-il sa conscience sur la conscience des autres. Le voici de nouveau rêveur.
Le cardinal fait alors signe aux deux cavaliers, aux deux encomenderos de la plaine de Puebla, qui depuis l'entrée des Indiens se tenaient assez discrètement à l'écart. Il leur demande de s'approcher des indigènes.
Les deux hommes s'avancent, tandis que les ecclésiastiques se retirent et regagnent leurs places. À la vue des deux colons, qui portent l'épée au côté, les Indiens ont un mouvement de frayeur. Ils reculent de deux ou trois pas. Ils cherchent des yeux une issue de secours. Que se passe-t-il ? Ils ne savent pas. La femme regarde le cardinal, comme pour lire sur son visage le sort qui les attend (ont-ils été soumis à un jugement, sans le savoir, et condamnés pour une faute qu'ils ignorent ? Est-ce le moment venu de l'exécution ?) mais le visage du cardinal paraît subitement fermé, et même dur.
Il ordonne aux deux hommes :
- Saisissez l'enfant et menacez-le.
Ils s'arrêtent, croyant n'avoir pas bien compris.
- Prenez cet enfant, leur dit le prélat en haussant la voix, et menacez-le comme pour le tuer. Nous allons bien voir.
- Voir quoi ? demande Las Casas.
Le légat ne répond pas. Il confirme son ordre d'un geste.
Les deux hommes s'approchent encore, non sans hésiter, et tirent leurs épées. Au bruit du métal, les Indiens, même l'acrobate, paraissent affolés. Ils tournent dans la salle sans trouver comment fuir. Las Casas et le franciscain vont vers eux, tentent de les rassurer et de les calmer. Frère Pablo leur parle même en nahuatl, mais le cardinal ordonne :
- Non, non, ne leur parlez pas ! Ne leur dites rien ! Écartez-vous.
S'ensuit un moment de confusion. Las Casas ne peut comprendre où le légat veut en venir, de quelle expérience il s'agit.
- Allez-y ! répète le prélat à l'adresse des deux cavaliers. Faites ce que je vous dis ! Saisissez l'enfant et menacez-le comme pour le tuer ! Faites !
Les deux cavaliers s'approchent alors vivement de la femme, chacun d'un côté, et la saisissent pour lui arracher l'enfant. Elle crie et se débat de toutes ses forces.
Son époux intervient pour la défendre. Il est très durement repoussé par l'un des deux cavaliers, qui le frappe avec la poignée de son épée. L'Indien tombe. Son visage est ensanglanté.
L'acrobate escalade des stalles. Il semble avoir complètement perdu la tête et pousse des cris répétés. Inattendue, l'agitation qui traverse la docte assemblée. Certains moines se lèvent, posent des questions à haute voix, se parlent entre eux. Ceux qui sont vieux et sourds ne comprennent pas. Le jeune moine paraît vouloir intervenir, mais pour quel geste, quelle action ? Seul Sepulveda, debout à sa table, reste rigoureusement immobile.
Las Casas se hâte jusqu'à l'estrade où trône le prélat, il en monte rapidement les marches, il tente de dire :
- Arrêtez, je vous en supplie, ne faites pas ça !
Il se heurte à l'indifférence comme pétrifiée du prélat, qui réitère son ordre étrange :
- Saisissez l'enfant et menacez-le !
Les deux cavaliers luttent contre la femme, qui serre ses bras autour de l'enfant. Il leur faut toute leur vigueur pour écarter ces bras et arracher l'enfant qui pleure.
Ramon l'emporte, tandis que l'autre maintient très fermement la mère, qui s'agite et crie.
L'homme armé qui a saisi l'enfant le pose sur le sol et lève son épée comme s'il allait l'en transpercer, par un geste très menaçant, en le maintenant sous sa botte. Le Cardinal le regarde et semble lui dire : Oui, c'est bien ça.
La mère court vers son enfant, saisit le bras du cavalier en criant. Las Casas de son côté s'est précipité. Il saisit à son tour l'enfant, il repousse l'homme armé. Le Cardinal s'écrie, en frappant dans ses mains :
- C'est fini ! Arrêtez ! Arrêtez tout ! Remettez votre lame au fourreau ! Arrêtez !
Le colon obéit. Las Casas rend l'enfant à sa mère et se dirige vers l'Indien blessé, qui se relève difficilement. Le Cardinal s'adresse à Las Casas :
- Parlez-leur, maintenant, rassurez-les. Dites-leur que c'était une erreur. Ou un jeu. Ce que vous voudrez.
Las Casas s'adresse en nahuatl (nous n'entendons pas) aux Indiens. Pendant cette agitation, le vêtement de la femme s'est dénoué, ou déchiré, laissant apparaître sa poitrine nue. La situation s'étant un peu apaisée, on remarque cette nudité.
Plusieurs regards s'étonnent et se détournent. Le légat dit au supérieur :
- Couvrez cette femme. Allons, rattachez-lui sa robe.
Le supérieur s'approche d'elle et fait ce qu'on lui a dit de faire. Le légat dit au serviteur :
- Portez de l'eau et un mouchoir pour soigner cet homme. Vite.
Le serviteur sort rapidement. La robe est remise en place par le supérieur, tant bien que mal. Las Casas s'adresse alors au cardinal :
- Mais pourquoi ce souci de pudeur, Éminence ? Si elle n'est pas une vraie femme, elle peut bien se montrer nue, comme une chienne ou une vache !
- Qu'allez-vous chercher là ?
- Éminence, nous devons arrêter cet examen. C'est un exercice cruel et inutile. Ils ont le même cœur que nous, vous le voyez bien.
- Les animaux aussi défendent leurs petits. Surtout les femelles. C'est une autre loi de la nature. Le mâle n'a pas montré grande bravoure.
- Il est blessé !
- Même blessé, il n'a pas montré le début de cette attitude solidaire qui fait la force des sociétés. Ils se conduisent chacun pour soi, comme dans une forêt jamais pénétrée.
Las Casas lui dit avec un calme presque surprenant :
- Monsieur le professeur, vous risquez-vous parfois hors de votre bibliothèque ?
- Mais bien sûr.
- Avez-vous une idée de la peine de vivre ? Sur toute la surface de la terre ? Sortez d'ici, comptez le nombre de miséreux que vous verrez dans les rues, la main tendue, de mendiants, d'estropiés, ici, dans le royaume le plus riche du monde, et revenez me parler de notre attitude solidaire. Ne savez-vous pas que la forêt sauvage commence là, à peine franchies les portes de chêne de ce couvent ?
(Il montre les Indiens, il va près d'eux.)
Cet homme et cette femme viennent d'arriver il y a peu de jours en Espagne. Ils sont égarés. Ils ne peuvent pas comprendre où ils sont, ni ce que nous voulons savoir.
- Vous dites bien : ils ne peuvent pas comprendre ?
- Imaginez-vous là-bas, dans un édifice inconnu, soumis à un jugement étrange, au milieu des prêtres emplumés dont la parole vous échappe. Vous pourriez comprendre ce qui vous arrive ? Comprendre que d'autres hommes décident si oui ou non vous êtes un homme ?
C'est au tour de Sépulvéda de ne pas répondre. Las Casas accueille le serviteur qui revient en portant de l'eau et un linge blanc, lui prend le linge des mains et nettoie le
visage de l'Indien en ajoutant :
- Et puis si souvent les Espagnols les ont invités, les ont accueillis avec le sourire, pour ensuite leur passer leur épée à travers le corps... Mon Dieu, si souvent..
Jean-Claude Carrière
La Controverse de Valladolid
1992
La gradation de l'action
- La gradation de l'action se fait en trois temps.
- D'abord, on peut lire une série de questions concernant les Indiens, qui commence par : Sont-ils sensibles à la douleur ?" Tout l'extrait s'intéresse à cette idée. Las Casas répond, parfois avec énervement, à toutes les questions concernant, finalement, "l'humanité des Indiens".
- Puis vient l'expérience, orchestrée par le cardinal. À l'arrivée des Indiens, on menace l'enfant.
- Enfin, il va y avoir l'interprétation de la réaction des Indiens face à la menace de l'enfant.
- Cette gradation a pour but d'émouvoir. Mais contrairement aux personnages du texte, qui font cela pour voir si les Indiens sont sensibles, le lecteur découvre la cruauté des Européens. La scène est glaçante. Ce sont ceux qui ont orchestré cette mise en scène qui deviennent insensibles pour le lecteur.
Le registre pathétique
- Le champ lexical de la violence a différentes formes.
- Tout d'abord, la violence physique : "douleur", "ils souffrent", "se plaignent quand on les frappe".
- Elle est aussi associée à l'horreur du geste : "saisissez l'enfant", "arrachez l'enfant", "lève son épée".
- Enfin, on note une violence morale : "la douleur morale", "la tristesse de vivre".
- Le champ lexical de l'émotion dans les didascalies désigne la réaction des Indiens : "vouloir fuir", "s'accroche", "il a peur", "s'approche", "crie", "court", "saisit".
- Les didascalies trahissent l'affolement des Indiens et la brutalité des Espagnols.
- La gradation est visible dans les impératifs : "venez", "approchez-vous", "saisissez", "menacez", "arrachez l'enfant". C'est une forme de crescendo dans l'horreur.
Les points de vue
- Pour certains, l'expérience prouve que les Indiens réagissent comme des animaux : "se plaignent quand on les frappe", "Les chiens et les chevaux aussi", "Les animaux aussi défendent leurs petits. Surtout les femelles".
- Le lecteur par contre est du côté des Indiens, comme Las Casas et comme le narrateur. À travers les passages narratifs, en effet, le narrateur a montré l'émotion des Indiens. Le lecteur n'en doute pas. De plus, la violence des Espagnols a choqué le lecteur. La froideur des ordres du cardinal est terrifiante.
- L'autre point de vue est donc que les Indiens sont bien des êtres sensibles, mais que les Espagnols n'ont pas d'empathie.
La défense de Las Casas
- Las Casas défend les Indiens.
- Il rappelle que les Indiens sont sensibles : "Ils ont le même cœur que nous, vous le voyez bien".
- Il est indigné : "vous ne voudriez tout de même pas essayer ?", "Éminence ! non, ne faites pas ça".
- Las Casas oppose aux livres de Sépulvéda la vérité empirique : "Ils ont le même cœur que nous", "parfois hors de votre bibliothèque".
En quoi la scène est-elle pathétique ?
I. Une scène violente
II. La peur des Indiens
III. L'indignation de Las Casas
En quoi cette scène se retourne-t-elle contre les Espagnols ?
I. Le test cruel des Espagnols
II. La conclusion : les Indiens sont insensibles
III. Le spectateur du côté de Las Casas et du narrateur : les Espagnols sont cruels
En quoi y a-t-il une gradation de l'action ?
I. Une série de questionnements
II. Le sacrifice de l'enfant
III. La conclusion