Sommaire
ILe mythe du bon sauvageIIUne société idéaleIIIL'importance de la religionIVLa portée philosophique du texteLETTRE XII.
USBEK AU MÊME.
À Ispahan.
Tu as vu, mon cher Mirza, comment les Troglodytes périrent par leur méchanceté même, et furent les victimes de leurs propres injustices. De tant de familles, il n'en resta que deux qui échappèrent aux malheurs de la nation. Il y avait dans ce pays deux hommes bien singuliers : ils avaient de l'humanité ; ils connaissaient la justice ; ils aimaient la vertu ; autant liés par la droiture de leur cœur que par la corruption de celui des autres, ils voyaient la désolation générale, et ne la ressentaient que par la pitié : c'était le motif d'une union nouvelle. Ils travaillaient avec une sollicitude commune pour l'intérêt commun ; ils n'avoiant de différends que ceux qu'une douce et tendre amitié faisait naître ; et, dans l'endroit du pays le plus écarté, séparés de leurs compatriotes indignes de leur présence, ils menaient une vie heureuse et tranquille : la terre semblait produire d'elle-même, cultivée par ces vertueuses mains.
Ils aimaient leurs femmes, et ils en étaient tendrement chéris. Toute leur attention était d'élever leurs enfants à la vertu. Ils leur représentaient sans cesse les malheurs de leurs compatriotes, et leur mettaient devant les yeux cet exemple si touchant ; ils leur faisaient surtout sentir que l'intérêt des particuliers se trouve toujours dans l'intérêt commun ; que vouloir s'en séparer, c'est vouloir se perdre ; que la vertu n'est point une chose qui doive nous coûter ; qu'il ne faut point la regarder comme un exercice pénible ; et que la justice pour autrui est une charité pour nous.
Ils eurent bientôt la consolation des pères vertueux, qui est d'avoir des enfants qui leur ressemblent. Le jeune peuple qui s'éleva sous leurs yeux s'accrut par d'heureux mariages : le nombre augmenta, l'union fut toujours la même ; et la vertu, bien loin de s'affaiblir dans la multitude, fut fortifiée, au contraire, par un plus grand nombre d'exemples.
Qui pourrait représenter ici le bonheur de ces Troglodytes ? Un peuple si juste devait être chéri des dieux. Dès qu'il ouvrit les yeux pour les connaître, il apprit à les craindre ; et la religion vint adoucir dans les mœurs ce que la nature y avoit laissé de trop rude.
Ils instituèrent des fêtes en l'honneur des dieux. Les jeunes filles, ornées de fleurs, et les jeunes garçons, les célébraient par leurs danses, et par les accords d'une musique champêtre ; on faisait ensuite des festins, où la joie ne régnait pas moins que la frugalité. C'était dans ces assemblées que parlait la nature naïve, c'est là qu'on apprenait à donner le cœur et à le recevoir ; c'est là que la pudeur virginale faisait en rougissant un aveu surpris, mais bientôt confirmé par le consentement des pères ; et c'est là que les tendres mères se plaisaient à prévoir de loin une union douce et fidèle.
On allait au temple pour demander les faveurs des dieux : ce n'était pas les richesses et une onéreuse abondance ; de pareils souhaits étaient indignes des heureux Troglodytes ; ils ne savaient les désirer que pour leurs compatriotes. Ils n'étaient au pied des autels que pour demander la santé de leurs pères, l'union de leurs frères, la tendresse de leurs femmes, l'amour et l'obéissance de leurs enfants. Les filles y venaient apporter le tendre sacrifice de leur cœur, et ne leur demandaient d'autre grâce que celle de pouvoir rendre un Troglodyte heureux.
Le soir, lorsque les troupeaux quittaient les prairies, et que les bœufs fatigués avaient ramené la charrue, ils s'assemblaient ; et, dans un repas frugal, ils chantaient les injustices des premiers Troglodytes et leurs malheurs, la vertu renaissante avec un nouveau peuple, et sa félicité : ils chantaient ensuite les grandeurs des dieux, leurs faveurs toujours présentes aux hommes qui les implorent, et leur colère inévitable à ceux qui ne les craignent pas ; ils décrivaient ensuite les délices de la vie champêtre, et le bonheur d'une condition toujours parée de l'innocence. Bientôt ils s'abandonnaient à un sommeil que les soins et les chagrins n'interrompaient jamais.
La nature ne fournissait pas moins à leurs désirs qu'à leurs besoins. Dans ce pays heureux, la cupidité était étrangère : ils se faisaient des présents, où celui qui donnait croyait toujours avoir l'avantage. Le peuple troglodyte se regardait comme une seule famille ; les troupeaux étaient presque toujours confondus ; la seule peine qu'on s'épargnait ordinairement, c'était de les partager.
D'Erzeron, le 6 de la lune de Gemmadi 2, 1711
Montesquieu
Lettres Persanes
1721
Le mythe du bon sauvage
- Dans ce texte, Montesquieu utilise le mythe du bon sauvage.
- Les Troglodytes sont désignés comme "bons". Ils sont caractérisés par leur "humanité".
- Ils cultivent des valeurs morales : "ils connaissaient la justice", "ils aimaient la vertu", "la droiture de leur cœur".
- Les Troglodytes travaillent ensemble : "ils travaillaient avec une sollicitude commune", "dans l'intérêt commun".
- Ils transmettent leur connaissance et leur vertu à leurs enfants.
- Ils travaillent et les fruits de leurs efforts doivent être équitablement répartis.
Une société idéale
- Cette société idéale se rapproche d'un Eden. La terre elle-même est fertile et nourrit les hommes.
- Il y a une harmonie dans le couple et dans la famille.
- Le champ lexical de l'affection et de l'amour est utilisé : "douce", "tendre", "amitié"; "aimaient", "tendrement", "chéris", "touchant", "charité", "adoucir", "cœur", "fidèle", "désirer", "amour", "tendresse".
- Il y a l'idée de l'union qui est répétée plusieurs fois.
- Ceux qui ont survécu sont ceux qui sont "bons". Ils sont opposés à la "méchanceté" des autres, à la "corruption" des hommes "indignes".
L'importance de la religion
- La religion ici est très importante. C'est une vision apaisée de la religion.
- Il n'y a pas de préceptes clairement établis. Le peuple est "chéri des dieux" car c'est un peuple digne et bon. Idée que l'on récompense la vertu.
- La religion permet "d'adoucir" la "rude nature". C'est une récompense.
- La religion est l'occasion de "fêtes" où règnent la "joie".
- La religion est associée à la nature : "fleurs", "champêtre". C'est la "nature naïve".
- Il y a des "temples" où le peuple émet des "faveurs" et des "souhaits" simples : "amour", "santé", "union", "tendresse" et "obéissance".
La portée philosophique du texte
- Cette société est un microcosme. Au début, il n'y avait que deux familles. Il y a l'idée qu'il faut repartir sur un petit groupe humain pour pouvoir avoir une société idéale ensuite.
- On retrouve également l'idée que la vertu est quelque chose qu'on peut transmettre par l'éducation. La vertu se donne de père en fils et de mère en fille.
- La vertu repose sur les valeurs religieuses, le respect et l'amour, et l'exemple (il ne faut pas faire comme les méchants du début).
- Montesquieu expose ici un idéal des Lumières.
En quoi la société est-elle idéale ?
I. La bonté
II. L'importance de l'amour et de la tendresse
III. La paix et la religion
Sur quoi repose la société idéale ?
I. Le partage des fruits du travail
II. Le retour à la nature
III. La paix et l'amour
Comment la société idéale s'est-elle instaurée ?
I. L'opposition au peuple méchant
II. La reproductibilité de la vertu
III. La naissance d'une société idéale