Sommaire
IUne satire des moinesIIJean de Entommeurs : parodie de TurpinIIIUn combat burlesqueIVUne satire de la religionLes fouaciers, revenus à Lerné, se plaignent à leur roi, Picrocholin ; celui-ci assemble aussitôt ses troupes et envahit les terres de Gargantua en y commettant maints dégâts.
À force de se démener, tout en pillant et maraudant, ils firent tant qu'ils arrivèrent à Seuillé ; ils y détroussèrent hommes et femmes et prirent ce qu'ils purent : rien ne leur était trop chaud, ni trop pesant. [...]
Le bourg ainsi pillé, ils s'en allèrent vers l'abbaye dans un horrible tumulte, mais ils la trouvèrent bien verrouillée et bien close : aussi le gros de l'armée marchât-il vers le gué de Vède, à l'exception de sept compagnies de gens de pied et deux cents lances qui restèrent sur place et rompirent les murailles du clos pour gâter toute la vendange.
Les pauvres diables de moines ne savaient auquel de leurs saints se vouer. À tout hasard, ils firent sonner au chapitre les chanoines. Là, on décida de faire une belle procession, à grand renfort de beaux psaumes et de litanies contre les embûches de l'ennemi avec de beaux répons pour la paix.
Il y avait alors à l'abbaye un moine cloîtré nommé frère Jean des Entommeures, jeune, gaillard, pimpant, enjoué, adroit, hardi, entreprenant, décidé, grand, maigre, bien fendu de gueule, bien avantagé en nez, bel expéditeur d'heures, beau débrideur de messes, beau décrotteur de vigiles, bref, pour tout dire un vrai moine s'il en fut jamais depuis que le monde moinant moina de moinerie, par ailleurs clerc jusqu'aux dents en matière de bréviaire.
En entendant le bruit que faisaient les ennemis dans le clos de leur vigne, il sortit pour voir ce qu'ils faisaient ; en s'apercevant qu'ils vendangeaient leur clos sur lequel reposait leur boisson pour toute l'année, il s'en retourne dans le chœur de l'église où étaient les autres moines, tous frappés de stupeur comme fondeurs de cloches, et quand il les vit chanter ini, nim, pe, ne, ne, ne, ne, ne, ne, tum, ne, num, num, ini, i, mi, i, mi, co, o, ne, o, o, ne, no, ne, no, no, no, rum, ne, num, num. "C'est bien chien chanté, dit-il. Vertu Dieu, que ne chantez-vous : Adieu, paniers, vendanges sont faites ?
"Je me donne au diable s'ils ne sont en notre clos, à couper si bien ceps et raisins que, par le corps de Dieu, il n'y aura rien à grappiller dedans pendant quatre ans. Ventre saint Jacques ! que boirons-nous pendant ce temps-là, nous autres pauvres diables ? Seigneur Dieu, donne-moi à boire !"
Alors le prieur claustral dit : "Que vient faire ici cet ivrogne ? Qu'on me le mène en prison. Troubler ainsi le service divin !
- Mais le service du vin, dit le moine, faisons-en sorte qu'il ne soit pas troublé, car vous-même, monsieur le prieur, aimez à en boire, et du meilleur : ainsi fait tout homme de bien. Jamais un homme noble ne hait le bon vin : c'est un précepte monacal. Mais ces répons que vous chantez ici ne sont, par Dieu, point de saison. [...]"
Ce disant, il mit bas son grand habit et se saisit du bâton de la croix qui était en cœur de cormier, long comme une lance, rond et bien en main et quelque peu semé de fleurs de lys, toutes presque effacées. Il sortit de la sorte, dans sa belle casaque, mit son froc en écharpe, et, avec son bâton de la croix, il frappa si soudainement les ennemis qui vendangeaient à travers le clos sans ordre, sans enseigne, sans trompette ni tambour - en effet, les porte-drapeaux et leurs enseignes le long des murs, les tambours avaient défoncé leurs caisses d'un côté pour les remplir de raisins, les trompettes étaient chargées de pampres, personne n'était plus à son rang -, il leur asséna donc de si rudes coups, sans crier gare, qu'il les renversait comme des porcs, en frappant à tort et à travers, à la manière des anciens escrimeurs.
Aux uns il écrabouillait la cervelle, aux autres il cassait bras et jambes, à d'autres il démettait les vertèbres du cou, à d'autres il disloquait les reins, faisait tomber le nez, pochait les yeux, fendait les mandibules, enfonçait les dents dans la gueule, défonçait les omoplates, meurtrissait les jambes, déboîtait les hanches, mettait les os des bras en pièces.
Si l'un d'eux voulait aller se cacher au plus épais des ceps, il lui froissait toute l'arrête du dos et lui brisait les reins comme à un chien.
Si un autre voulait se sauver en fuyant, il lui faisait voler la tête en morceaux par la suture occipito-pariétale. Si un autre grimpait à un arbre, croyant y être en sûreté, avec son bâton il l'empalait par le fondement.
Si quelque vieille connaissance lui criait : "Ah ! frère Jean, mon ami, frère Jean, je me rends !
- Tu y es bien forcé, disait-il ; mais en même temps tu rendras ton âme à tous les diables." Et soudain, il l'assommait de coups. [...]
Les uns criaient : "Sainte Barbe !" Les autres : "Saint Georges !" Les autres : "Sainte Nitouche !" Les autres : "Notre-Dame de Cunault ! de Lorette ! de Bonne Nouvelle ! de la Lenou ! de Rivière !" Les uns se vouaient à saint Jacques ; les autres au saint suaire de Chambéry, mais il brûla trois mois après, si bien qu'on n'en put sauver un seul brin ; d'autres à Cadouin , d'autres à saint Jean d'Angély ; d'autres à saint Eutrope de Saintes, à saint Clouaud de Cinais, aux reliques de Javrezay et mille autres bons petits saints.
Les uns mouraient sans parler, les autres parlaient sans mourir, les uns mouraient en parlant, les autres parlaient en mourant. Les autres criaient à haute voix : "Confession ! confession ! Confiteor ! Miserere ! In manus !"
Le cri des blessés était si grand que le prieur de l'abbaye sortit avec tous ses moines ; quand ils aperçurent ces pauvres gens renversés de la sorte à travers la vigne et blessés à mort, ils en confessèrent quelques-uns. Mais tandis que les prêtres s'attardaient à confesser, les petits moinillons coururent au lieu où était frère Jean et lui demandèrent quelle aide il voulait qu'ils lui apportent.
Il leur répondit qu'ils pouvaient égorgeter ceux qui étaient tombés à terre. Laissant donc leurs grandes capes sur le pied de vigne le plus proche, ils commencèrent à égorgeter et achever ceux qu'il avait déjà blessés. Savez-vous avec quels outils ? Avec de beaux canifs : ce sont les petits demi-couteaux avec lesquels les petits enfants de notre pays cernent les noix.
Puis avec son bâton de croix, il gagna la brèche qu'avaient faite les ennemis. Quelques-uns des moinillons emportèrent les enseignes et les drapeaux dans leurs chambres pour en faire des jarretières. Mais quand ceux qui s'étaient confessés voulurent sortir par cette brèche, le moine les assommait de coups en disant : "Ceux-ci sont confessés et repentants, ils ont gagné des indulgences : ils s'en vont en paradis, droit comme une faucille, ou comme le chemin de Faye." Ainsi, grâce à ses prouesses, tous ceux de l'armée qui étaient entrés dans le clos furent anéantis ; ils étaient au nombre de treize mille six cent vingt-deux, sans compter les femmes et les petits enfants, comme de bien entendu.
Jamais l'ermite Maugis avec son bourdon, dont on parle dans la geste des quatre fils Aymon, ne s'élança aussi vaillamment contre les Sarrasins que le moine contre les ennemis avec le bâton de la croix.
Rabelais
Gargantua
1535
Une satire des moines
- Rabelais met ici en scène une abbaye bénédictine. Il fait une satire des moines qui y vivent.
- Dès le début, l'antithèse est ironique : "les pauvres diables de moines".
- On note le jeu de mots sur les moines qui se réunissent "ad capitulum" et le mot "capitulation".
Rabelais dénonce l'inaction des moines. - L'ironie souligne l'inutilité des actions des moines : "une belle procession", "de beaux psaumes et de litanies", "de beaux repons", "À grand renfort". Décalage entre le vocabulaire mélioratif utilisé et la vive critique. Rabelais se montre faussement admiratif.
- Il écrit : "il n'y a aucun mérite dans une piété purement verbale que n'accompagne pas une action guidée par la morale". Il dénonce l'hypocrisie des moines et se moque des prières qu'ils récitent sans les comprendre : "tu ne craindras pas l'assaut des ennemis", "C'est […] bien chien chanté."
- Il détourne l'expression "donnez-nous notre pain quotidien" qui devient "Seigneur Dieu donnez-nous notre vin quotidien !"
- Rabelais casse ici l'image de moines pieux tout dévoués à la religion.
Jean de Entommeurs : parodie de Turpin
- Rabelais parodie un moine guerrier comme Turpin à travers le personnage de Jean de Entommeurs.
- Son armement est comique : "mit son froc en écharpe". Le terme "froc" signifie "pantalon".
- Rabelais blasphème : "saisit du bâton de la croix" et s'en sert "comme une lance".
- On observe l'effacement du caractère noble du moine avec les lys, symbole royal, qui s'estompent : "fleurs de lys toutes presque effacées".
- Jean de Entommeurs est sans pitié : "sans crier gare", "frappant à tort et travers". Il n'a pas d'honneur.
- Il se bat mal : "à la vieille escrime".
Un combat burlesque
- Rabelais fait le récit d'un combat burlesque.
- Le combat est désordonné : "sans ordre ni enseigne".
- Les combattants sont superstitieux : "Sainte Barbe", "Saint George". Ils invoquent les saints pour se battre.
- Ils pillent : "les ennemies qui […] parmi le clos vendangeaient".
- Ils utilisent leurs instruments militaires pour voler du raisin : "les tambours avaient défoncé leurs caisses d'un côté pour les remplir de raisins, les trompettes étaient chargées de pampres".
- Les combattants sont associés à des animaux : "comme des porcs".
- Il y a une gradation dans l'action qui est burlesque : "escarbouillait", "rompait", "démoulait", "avalait le nez, pochait les yeux, fendait les mendibules", "enfonçait", "décroulait".
Une satire de la religion
- Rabelais dénonce aussi une croyance naïve et fait la satire de la religion.
- Il montre l'hypocrisie des croyances auxquelles personne ne croit vraiment : "Sainte Nitouche".
- Il ironise en utilisant les lieux où il y a le culte de la Vierge : ""de Cunault ! de Laurette ! de Bonnes Nouvelles ! de la Lenou ! de Rivière !"
- Il critique Saint Jacques, un saint très important : "les uns se vouaient à Saint Jacques".
- Il se moque aussi du saint suaire, le linge qui a entouré le corps du Christ mort : "au saint suaire de Chambéry".
- L'emploi de l'hyperbole souligne le scepticisme de Rabelais quant à toutes les histoires de saints qui ont fini par prendre le dessus sur le Christ : "et mille autres bons petits saints".
- Toutes les pratiques religieuses sont vaines, car qu'importe qui ils prient, tous meurent : "les uns mouraient en parlant, les autres parlaient en mourant".
Que dénonce Rabelais dans cette scène ?
I. Jean Entommeurs et le combat burlesque : une satire de la guerre
II. La vie faussement pieuse des moines
III. Une satire de la religion
Quel portrait Rabelais fait-il des moines ?
I. Une parodie du moine guerrier
II. Des hommes faussement pieux
III. L'ignorance des moines
Comment Rabelais se moque-t-il de la religion ?
I. La parodie du moine guerrier
II. La satire de la vie monastique
III. La dérision des croyances religieuses