Pondichéry, 2013, voie S
Vous développerez votre argumentation en vous appuyant sur les textes du corpus et sur votre culture personnelle.
La représentation de la violence peut provoquer une certaine fascination chez le spectateur. Vous montrerez que le théâtre peut être le reflet d'une telle fascination mais aussi que cet art peut utiliser la violence à des fins plus profondes.
Texte A : Pierre Corneille, Horace, acte IV, scène 5, extrait
1641
Deux Romains, Horace et Camille sont frère et sœur. Par un tragique hasard, Horace doit combattre l'époux de Camille, un guerrier issu de la cité voisine, Albe. N'écoutant que son devoir patriotique, il tue cet ennemi provoquant la colère de sa sœur Camille.
HORACE :
Suis moins ta passion, règle mieux tes désirs,
Ne me fais plus rougir d'entendre tes soupirs ;
Tes flammes désormais doivent être étouffées ;
Bannis-les de ton âme, et songe à mes trophées :
Qu'ils soient dorénavant ton unique entretien1.
CAMILLE :
Donne-moi donc, barbare, un cœur comme le tien ;
Et si tu veux enfin je t'ouvre mon âme,
Rends-moi mon Curiace2, ou laisse agir ma flamme :
Ma joie et mes douleurs dépendaient de son sort ;
Je l'adorais vivant, et je le pleure mort.
Ne cherche plus ta sœur où tu l'avais laissée ;
Tu ne revois en moi qu'une amante offensée,
Qui comme une furie attachée à tes pas,
Te veut incessamment reprocher son trépas3.
Tigre assoiffé de sang, qui me défends les larmes,
Qui veut que dans sa mort je trouve encor des charmes
Et que jusques au ciel élevant tes exploits,
Moi-même je le tue une seconde fois !
Puissent tant de malheurs accompagner ta vie,
Que tu tombes au point de me porter envie4 ;
Et toi, bientôt souiller par quelque lâcheté
Cette gloire si chère à ta brutalité !
HORACE :
Ô ciel ! qui vit jamais une pareille rage
Crois-tu donc que je sois insensible à l'outrage,
Que je souffre en mon sang ce mortel déshonneur ?
Aime, aime cette mort qui fait notre bonheur,
Et préfère du moins au souvenir d'un homme
Ce que doit ta naissance aux intérêts de Rome.
CAMILLE :
Rome, l'unique objet de mon ressentiment !
Rome, à qui vient ton bras d'immoler mon amant5 !
Rome qui t'a vu naître, et que ton cœur adore !
Rome enfin que je hais parce qu'elle t'honore !
Puissent tous ses voisins ensemble conjurés
Saper ses fondements encor mal assurés !
Et si ce n'est assez de toute l'Italie,
Que l'Orient contre elle à l'Occident s'allie ;
Que cent peuples unis des bouts de l'univers
Passent pour la détruire et les monts et les mers !
Qu'elle-même sur soi renverse ses murailles,
Et de ses propres mains déchire ses entrailles !
Que le courroux du ciel allumé par mes vœux
Fasse pleuvoir sur elle un déluge de feux !
Puissé-je de mes yeux y voir tomber la foudre,
Voir ses maisons en cendre, et tes lauriers en poudre,
Voir le dernier Romain à son dernier soupir,
Moi seule en être cause, et mourir de plaisir !
HORACE (mettant l'épée à la main, et poursuivant sa sœur qui s'enfuit) :
C'est trop, ma patience à la raison fait place ;
Va dedans les enfers plaindre ton Curiace !
CAMILLE (blessée derrière le théâtre1) :
Ah ! traître !
HORACE (revenant sur le théâtre2) :
Ainsi reçoive un châtiment soudain
Quiconque ose pleurer un ennemi romain !
1 Horace reproche à sa sœur Camille de pleurer la mort de son époux, et lui ordonne de se réjouir plutôt de sa victoire.
2 Horace : époux passionnément aimé de Camille
3 trépas : mort violente
4 Puisse ta vie être plus malheureuse que la mienne
5 Horace a tué l'époux de Camille, Curiace, pour honorer Rome
Texte B : Alfred de Musset, Lorenzaccio, acte IV, scène 11
1834
Le Duc de Florence, un débauché tyrannique, est craint et détesté par tous les habitants de la ville. Lorenzo, surnommé Lorenzaccio, a gagné la confiance du Duc pour l'assassiner. Il lui a donné rendez-vous dans sa chambre, lui faisant croire que sa tante Catherine est prête à passer la nuit avec lui. Il est accompagné de son valet Scoronconcolo.
(La chambre de Lorenzo. Entrent le Duc et Lorenzo.)
LE DUC :
Je suis transi, - il fait vraiment froid. (il ôte son épée.) Eh bien, mignon, qu'est-ce que tu fais donc ?
LORENZO :
Je roule votre baudrier1 autour de votre épée, et je la mets sous votre chevet. Il est bon d'avoir toujours une arme sous la main.
(Il entortille le baudrier de manière à empêcher l'épée de sortir du fourreau.)
LE DUC :
Tu sais que je n'aime pas les bavardes, et il m'est revenu que la Catherine était une belle parleuse. Pour éviter les conversations, je vais me mettre au lit. - À propos, pourquoi donc as-tu fait demander des chevaux de poste à l'évêque de Marzi ?
LORENZO :
Pour aller voir mon frère, qui est très malade, à ce qu'il m'écrit.
LE DUC :
Va donc chercher ta tante.
LORENZO :
Dans un instant.
(Il sort.)
LE DUC (seul) :
Faire la cour à une femme qui vous répond "oui" lorsqu'on lui demande "oui ou non", cela m'a toujours paru très sot et tout à fait digne d'un français. Aujourd'hui surtout que j'ai soupé comme trois moines, je serais incapable de dire seulement : "Mon cœur", ou "Mes chères entrailles", à l'infante d'Espagne2. Je veux faire semblant de dormir ; ce sera peut-être cavalier3, mais ce sera commode.
(Il se couche. Lorenzo entre l'épée à la main.)
LORENZO :
Dormez-vous, Seigneur ?
(Il le frappe.)
LE DUC :
C'est toi, Renzo ?
LORENZO :
Seigneur, n'en doutez pas.
(Il le frappe de nouveau. Entre Scoronconcolo.)
SCORONCONCOLO :
Est-ce fait ?
LORENZO :
Regarde, il m'a mordu au doigt. Je garderai jusqu'à la mort cette bague sanglante, inestimable diamant.
SCORONCONCOLO :
Ah ! mon Dieu ! C'est le Duc de Florence !
LORENZO (s'asseyant sur le bord de la fenêtre) :
Que la nuit est belle ! Que l'air du ciel est pur ! Respire, respire, cœur navré4 de joie !
SCORONCONCOLO :
Viens, maître, nous en avons trop fait ; sauvons-nous.
LORENZO :
Que le vent du soir est doux et embaumé ! Comme les fleurs des prairies s'entrouvrent ! Ô nature magnifique, ô éternel repos !
SCORONCONCOLO :
Le vent va glacer sur votre visage la sueur qui en découle. Venez, Seigneur.
LORENZO :
Ah ! Dieu de bonté ! quel moment !
SCORONCONCOLO (à part) :
Son âme se dilate singulièrement. Quant à moi, je prendrai les devants.
(Il veut sortir.)
LORENZO :
Attends ! Tire ces rideaux. Maintenant, donne-moi la clef de cette chambre.
SCORONCONCOLO :
Pourvu que les voisins n'aient rien entendu !
LORENZO :
Ne te souviens-tu pas qu'ils sont habitués à notre tapage ? Viens, partons.
(Ils sortent.)
1baudrier : sangle qui permet de porter une arme en bandoulière
2infante d'Espagne : titre donné à une princesse d'Espagne
3 cavalier : "se comporter de façon cavalière" signifie "se comporter sans gêne"
4cœur navré de joie : cœur blessé par la joie
Texte C : Jean Giraudoux, Électre, acte II, scène 9, extrait
1937
Clytemnestre, aidée de son amant Égisthe, a assassiné son mari le roi Agamemnon. Un tel crime, commis à l'insu de tous, leur a permis d'usurper le pouvoir. Vers la fin de la pièce, le Mendiant dévoile aux personnages présents les circonstances de ce meurtre encore impuni.
LE MENDIANT :
Alors le roi des rois1 donna de grands coups de pied dans le dos de Clytemnestre, à chacun elle sursautait toute, la tête muette sursautait et se crispait, et il cria, et alors pour couvrir la voix, Égisthe poussait de grands éclats de rire, d'un visage rigide. Et il plongea l'épée. Et le roi des rois n'était pas ce bloc d'airain et de fer qu'il imaginait, c'était une douce chair, facile à transpercer comme l'agneau ; il y alla trop fort, l'épée entailla la dalle. Les assassins ont tort de blesser le marbre, il a sa rancune : c'est à cette entaille que moi j'ai deviné le crime. Alors il cessa de lutter ; entre cette femme de plus en plus laide et cet homme de plus en plus beau, il se laissa aller ; la mort a ceci de bon qu'on peut se confier à elle ; c'était sa seule amie dans ce guet-apens, la mort : elle avait d'ailleurs un air de famille, un air qu'il reconnaissait, et il appela ses enfants, le garçon d'abord, Oreste, pour le remercier de le venger un jour, puis la fille, Électre, pour la remercier de prêter ainsi pour une minute son visage et ses mains à la mort. Et Clytemnestre ne le lâchait pas, une mousse à ses lèvres, et Agamemnon voulait bien mourir, mais pas que cette femme crachât sur son visage, sur sa barbe. Et elle ne cracha pas, tout occupée à tourner autour du corps, à cause du sang qu'elle évitait aux sandales, elle tournait dans sa robe rouge, et lui déjà agonisait, et il croyait voir tourner autour de lui le soleil. Puis vint l'ombre. C'est que soudain, chacun d'eux par un bras l'avait retourné contre le sol. À la main droite quatre doigts déjà ne bougeaient plus. Et puis, comme Égisthe avait retiré l'épée sans y penser, ils le retournèrent à nouveau, et lui la remit bien doucement, bien posément dans la plaie.
1 le roi des rois : cette expression désigne Agamemnon.
Quelle règle du théâtre classique Corneille respecte-t-il ici ?
Texte A : Pierre Corneille, Horace, acte IV, scène 5, extrait
1641
Deux Romains, Horace et Camille sont frère et sœur. Par un tragique hasard, Horace doit combattre l'époux de Camille, un guerrier issu de la cité voisine, Albe. N'écoutant que son devoir patriotique, il tue cet ennemi provoquant la colère de sa sœur Camille.
HORACE :
Suis moins ta passion, règle mieux tes désirs,
Ne me fais plus rougir d'entendre tes soupirs ;
Tes flammes désormais doivent être étouffées ;
Bannis-les de ton âme, et songe à mes trophées :
Qu'ils soient dorénavant ton unique entretien1.
CAMILLE :
Donne-moi donc, barbare, un cœur comme le tien ;
Et si tu veux enfin je t'ouvre mon âme,
Rends-moi mon Curiace2, ou laisse agir ma flamme :
Ma joie et mes douleurs dépendaient de son sort ;
Je l'adorais vivant, et je le pleure mort.
Ne cherche plus ta sœur où tu l'avais laissée ;
Tu ne revois en moi qu'une amante offensée,
Qui comme une furie attachée à tes pas,
Te veut incessamment reprocher son trépas3.
Tigre assoiffé de sang, qui me défends les larmes,
Qui veut que dans sa mort je trouve encor des charmes
Et que jusques au ciel élevant tes exploits,
Moi-même je le tue une seconde fois !
Puissent tant de malheurs accompagner ta vie,
Que tu tombes au point de me porter envie4 ;
Et toi, bientôt souiller par quelque lâcheté
Cette gloire si chère à ta brutalité !
HORACE :
Ô ciel ! qui vit jamais une pareille rage
Crois-tu donc que je sois insensible à l'outrage,
Que je souffre en mon sang ce mortel déshonneur ?
Aime, aime cette mort qui fait notre bonheur,
Et préfère du moins au souvenir d'un homme
Ce que doit ta naissance aux intérêts de Rome.
CAMILLE :
Rome, l'unique objet de mon ressentiment !
Rome, à qui vient ton bras d'immoler mon amant5 !
Rome qui t'a vu naître, et que ton cœur adore !
Rome enfin que je hais parce qu'elle t'honore !
Puissent tous ses voisins ensemble conjurés
Saper ses fondements encor mal assurés !
Et si ce n'est assez de toute l'Italie,
Que l'Orient contre elle à l'Occident s'allie ;
Que cent peuples unis des bouts de l'univers
Passent pour la détruire et les monts et les mers !
Qu'elle-même sur soi renverse ses murailles,
Et de ses propres mains déchire ses entrailles !
Que le courroux du ciel allumé par mes vœux
Fasse pleuvoir sur elle un déluge de feux !
Puissé-je de mes yeux y voir tomber la foudre,
Voir ses maisons en cendre, et tes lauriers en poudre,
Voir le dernier Romain à son dernier soupir,
Moi seule en être cause, et mourir de plaisir !
HORACE (mettant l'épée à la main, et poursuivant sa sœur qui s'enfuit) :
C'est trop, ma patience à la raison fait place ;
Va dedans les enfers plaindre ton Curiace !
CAMILLE (blessée derrière le théâtre1) :
Ah ! traître !
HORACE (revenant sur le théâtre2) :
Ainsi reçoive un châtiment soudain
Quiconque ose pleurer un ennemi romain !
1 Horace reproche à sa sœur Camille de pleurer la mort de son époux, et lui ordonne de se réjouir plutôt de sa victoire.
2 Horace : époux passionnément aimé de Camille
3 trépas : mort violente
4 Puisse ta vie être plus malheureuse que la mienne
5 Horace a tué l'époux de Camille, Curiace, pour honorer Rome
En quoi cette scène se démarque-t-elle du théâtre classique ?
Texte B : Alfred de Musset, Lorenzaccio, acte IV, scène 11
1834
Le Duc de Florence, un débauché tyrannique, est craint et détesté par tous les habitants de la ville. Lorenzo, surnommé Lorenzaccio, a gagné la confiance du Duc pour l'assassiner. Il lui a donné rendez-vous dans sa chambre, lui faisant croire que sa tante Catherine est prête à passer la nuit avec lui. Il est accompagné de son valet Scoronconcolo.
(La chambre de Lorenzo. Entrent le Duc et Lorenzo.)
LE DUC :
Je suis transi, - il fait vraiment froid. (il ôte son épée.) Eh bien, mignon, qu'est-ce que tu fais donc ?
LORENZO :
Je roule votre baudrier1 autour de votre épée, et je la mets sous votre chevet. Il est bon d'avoir toujours une arme sous la main.
(Il entortille le baudrier de manière à empêcher l'épée de sortir du fourreau.)
LE DUC :
Tu sais que je n'aime pas les bavardes, et il m'est revenu que la Catherine était une belle parleuse. Pour éviter les conversations, je vais me mettre au lit. - À propos, pourquoi donc as-tu fait demander des chevaux de poste à l'évêque de Marzi ?
LORENZO :
Pour aller voir mon frère, qui est très malade, à ce qu'il m'écrit.
LE DUC :
Va donc chercher ta tante.
LORENZO :
Dans un instant.
(Il sort.)
LE DUC (seul) :
Faire la cour à une femme qui vous répond "oui" lorsqu'on lui demande "oui ou non", cela m'a toujours paru très sot et tout à fait digne d'un français. Aujourd'hui surtout que j'ai soupé comme trois moines, je serais incapable de dire seulement : "Mon cœur", ou "Mes chères entrailles", à l'infante d'Espagne2. Je veux faire semblant de dormir ; ce sera peut-être cavalier3, mais ce sera commode.
(Il se couche. Lorenzo entre l'épée à la main.)
LORENZO :
Dormez-vous, Seigneur ?
(Il le frappe.)
LE DUC :
C'est toi, Renzo ?
LORENZO :
Seigneur, n'en doutez pas.
(Il le frappe de nouveau. Entre Scoronconcolo.)
SCORONCONCOLO :
Est-ce fait ?
LORENZO :
Regarde, il m'a mordu au doigt. Je garderai jusqu'à la mort cette bague sanglante, inestimable diamant.
SCORONCONCOLO :
Ah ! mon Dieu ! C'est le Duc de Florence !
LORENZO (s'asseyant sur le bord de la fenêtre) :
Que la nuit est belle ! Que l'air du ciel est pur ! Respire, respire, cœur navré4 de joie !
SCORONCONCOLO :
Viens, maître, nous en avons trop fait ; sauvons-nous.
LORENZO :
Que le vent du soir est doux et embaumé ! Comme les fleurs des prairies s'entrouvrent ! Ô nature magnifique, ô éternel repos !
SCORONCONCOLO :
Le vent va glacer sur votre visage la sueur qui en découle. Venez, Seigneur.
LORENZO :
Ah ! Dieu de bonté ! quel moment !
SCORONCONCOLO (à part) :
Son âme se dilate singulièrement. Quant à moi, je prendrai les devants.
(Il veut sortir.)
LORENZO :
Attends ! Tire ces rideaux. Maintenant, donne-moi la clef de cette chambre.
SCORONCONCOLO :
Pourvu que les voisins n'aient rien entendu !
LORENZO :
Ne te souviens-tu pas qu'ils sont habitués à notre tapage ? Viens, partons.
(Ils sortent.)
1baudrier: sangle qui permet de porter une arme en bandoulière.
2infante d'Espagne: titre donné à une princesse d'Espagne.
3 cavalier: se comporter de façon cavalière signifie se comporter avec sans-gêne.
4cœur navré de joie: cœur blessé par la joie.
À quoi sert ici la description du meurtre du roi ?
Texte C : Jean Giraudoux, Électre, acte II, scène 9, extrait
1937
Clytemnestre, aidée de son amant Égisthe, a assassiné son mari le roi Agamemnon. Un tel crime, commis à l'insu de tous, leur a permis d'usurper le pouvoir. Vers la fin de la pièce, le Mendiant dévoile aux personnages présents les circonstances de ce meurtre encore impuni.
LE MENDIANT :
Alors le roi des rois1 donna de grands coups de pied dans le dos de Clytemnestre, à chacun elle sursautait toute, la tête muette sursautait et se crispait, et il cria, et alors pour couvrir la voix, Égisthe poussait de grands éclats de rire, d'un visage rigide. Et il plongea l'épée. Et le roi des rois n'était pas ce bloc d'airain et de fer qu'il imaginait, c'était une douce chair, facile à transpercer comme l'agneau ; il y alla trop fort, l'épée entailla la dalle. Les assassins ont tort de blesser le marbre, il a sa rancune : c'est à cette entaille que moi j'ai deviné le crime. Alors il cessa de lutter ; entre cette femme de plus en plus laide et cet homme de plus en plus beau, il se laissa aller ; la mort a ceci de bon qu'on peut se confier à elle ; c'était sa seule amie dans ce guet-apens, la mort : elle avait d'ailleurs un air de famille, un air qu'il reconnaissait, et il appela ses enfants, le garçon d'abord, Oreste, pour le remercier de le venger un jour, puis la fille, Électre, pour la remercier de prêter ainsi pour une minute son visage et ses mains à la mort. Et Clytemnestre ne le lâchait pas, une mousse à ses lèvres, et Agamemnon voulait bien mourir, mais pas que cette femme crachât sur son visage, sur sa barbe. Et elle ne cracha pas, tout occupée à tourner autour du corps, à cause du sang qu'elle évitait aux sandales, elle tournait dans sa robe rouge, et lui déjà agonisait, et il croyait voir tourner autour de lui le soleil. Puis vint l'ombre. C'est que soudain, chacun d'eux par un bras l'avait retourné contre le sol. À la main droite quatre doigts déjà ne bougeaient plus. Et puis, comme Égisthe avait retiré l'épée sans y penser, ils le retournèrent à nouveau, et lui la remit bien doucement, bien posément dans la plaie.
1le rois des rois : cette expression désigne Agamemnon.
En quoi consiste la catharsis ?
Étymologiquement, que signifie "tragédie" ?
Quand apparaît la violence sur scène ?
Quel courant littéraire interdit la représentation de la violence sur scène ?
Quels dramaturges représentent la mort sur scène ?
La tragédie a une origine sanglante. En effet, elle est jouée dans l'Antiquité pour célébrer des rituels religieux en Grèce. Lors de ces rituels, on sacrifie un bouc. Cet acte était pacificateur, mais d'une grande violence. L'étymologie du mot "tragédie" trouve sa source dans le "chant du bouc', c'est-à-dire le cri de l'animal qu'on mettait à mort.
La tragédie est souvent violente. Elle l'est particulièrement sur les scènes du théâtre élisabéthain. Un auteur comme Shakespeare n'hésite nullement à représenter des bains de sang sur scène (Macbeth ou Corolianus sont particulièrement terribles). Cependant, en France, avec l'avènement du théâtre classique, la violence devient difficile à montrer. Il est jugé immoral de mettre en scène des morts. Il faut alors trouver un autre moyen de parler de la violence, puisqu'elle reste très présente dans des pièces comme Phèdre de Racine ou Le Cid de Corneille.
On peut donc d'abord se demander : pourquoi la violence est si présente sur scène ? Pourquoi fascine-t-elle le public ? Ne sert-elle pas aussi à dénoncer ?
Pour répondre à ces questions, il conviendra d'abord de montrer que le théâtre représente souvent la violence, avant de montrer pourquoi celle-ci plaît au public. Enfin il conviendra d'analyser comment elle permet de dénoncer et d'instruire.
L'utilisation de la violence au théâtre
La violence, un instinct humain
- Dans l'Antiquité, il existe de nombreux jeux dans les arènes qui sont très violents. Il y a les jeux de cirque, les combats entre les animaux, les combats entre les gladiateurs. Ce goût pour la violence a perduré au cours des siècles. Jusqu'à ce que la peine de mort soit interdite en France, on pouvait assister aux exécutions des condamnés. À certaines époques, ces exécutions publiques étaient des moments de liesse pour la foule.
- L'être humain aurait donc un goût malsain pour la violence, pour le sang. Cela s'accompagne d'un certain voyeurisme. L'être humain a envie d'assister à la mort d'un autre. C'est un événement étrange et inquiétant, mais fascinant. Représenter la violence au théâtre, c'est donc offrir au public ce qu'il désire. C'est s'adresser à l'instinct humain. Un instinct qui peut être jugé bas ou immoral, mais qui existe. C'est aussi un interdit, une transgression.
La violence pour captiver le spectateur
- Le théâtre est là pour montrer, pour donner en spectacle. La violence se prête bien à cela, à être vue. Elle permet de mettre en scène des moments incroyables. Il y a toute une mise en scène à faire pour la montrer. On peut jouer sur les effets spéciaux. C'est la raison pour laquelle elle est si présente dans le théâtre de Shakespeare, qui adorait utiliser le décor, les accessoires.
- La violence n'a pas besoin d'être montrée clairement pour captiver. Dans Horace, le cri de Camille en coulisses quand son frère l'assassine est suffisant pour glacer le sang. La violence s'adresse à tous les sens de l'homme, l'ouïe et la vue en particulier. Au contraire, dans les pièces de Shakespeare il y a beaucoup de scènes de combats. Il faut mettre en scène les coups de canon, les morts, le sang. C'est un challenge scénique.
- La violence permet surtout d'attirer l'attention du spectateur et de lui offrir un vrai spectacle. Les moments de violence sont des moments où le spectateur est parfaitement attentif, captivé.
La violence comme moteur de l'action
- La violence peut aussi être un moment de climax dans l'histoire. Elle arrive souvent à un moment-clé. La tension monte dans la pièce jusqu'au meurtre ou au combat par exemple. Dans Lorenzaccio, on sait depuis le début que le héros prévoit de tuer. Toute la pièce tourne autour du moment où il va le faire. Cela crée du suspense.
- La violence peut également servir de péripétie ou de fin. La mort dans les tragédies survient souvent à la fin, comme dans Andromaque avec la mort de l'empereur ou Iphigénie avec la mort d'Ériphile, toutes deux pièces de Racine.
- La violence est aussi l'action. Elle est un moment où sur scène il se passe quelque chose dans les gestes, dans les faits. Ce n'est plus uniquement des paroles, c'est le moment de l'action, du jeu des acteurs et des performances.
La violence est donc utilisée par les dramaturges, car elle fait ressortir des émotions fortes chez le spectateur. Il convient de voir de quelles émotions il s'agit.
La fascination pour la violence au théâtre
La violence pour provoquer des réactions fortes
- Montrer quelqu'un se faire tuer, montrer du sang, tout cela est violent. À l'époque contemporaine, on voit bien que les images ont un réel pouvoir. Elles fascinent, elles dégoûtent, elles font peur, mais elles laissent une empreinte très forte.
- La violence peut provoquer la peur du public, son horreur, sa tristesse. On peut par exemple raconter cette anecdote selon laquelle des femmes enceintes perdirent leurs bébés lors de la représentation des Euménides d'Eschyle.
- Shakespeare met en scène la violence car le public y réagit fortement. À l'époque élisabéthaine, le public interagit avec les acteurs. Il crie et prévient le héros lorsque le danger approche. Le public hurle quand Roméo et Juliette se suicident.
La violence pour renforcer la tragédie
- La peur, la tristesse, le dégoût devant une scène violente renforcent la tragédie. Dans Titus Andronicus de Shakespeare, Lavinia est violée, puis on lui coupe la langue et les mains. Cette scène est d'une violence inouïe. Elle provoque l'horreur du public, et renforce la tragédie de la jeune femme, qui ne peut plus parler pour dénoncer ses agresseurs, qui ne peut plus les pointer du doigt.
- La violence permet aussi de mettre à jour des tabous : par exemple l'inceste (Phèdre) ou l'infanticide (Médée). Les extrémités auxquelles les héroïnes de ces deux pièces arrivent soulignent leur malheur, leur impossibilité à vivre, à être libre. C'est l'implacable destin.
La violence, un plaisir coupable
- La violence peut aussi être un "plaisir coupable". On peut apprécier la souffrance. Le théâtre permet de se libérer de ce plaisir. On assiste à la violence, on peut s'en réjouir tout en condamnant ceux qui en sont responsables. Le spectateur est placé en position d'homme bon. Il est celui qui trouve tout cela terrible même si, en même temps, il jouit de cette violence.
- La violence peut également susciter de l'admiration. On peut être impressionné par la façon dont un personnage se venge, dont il tue les coupables. Hamlet par exemple venge son père à la fin de la pièce qui se termine en bain de sang. On peut également apprécier le courage du héros dans une scène violente, par exemple avec Rodrigue dans Le Cid.
La violence est donc un formidable sujet de mise en scène. Mais elle ne sert pas simplement à jouer avec les émotions du spectateur, elle permet aussi de dénoncer.
La violence pour dénoncer
Le théâtre, un moyen d'étudier la violence
- Représenter la violence au théâtre, c'est aussi représenter la réalité. Le monde n'est pas un lieu de paix. Il y a la guerre, les viols, les tortures. L'horreur existe. La représenter, c'est aussi montrer ce que l'être humain est capable de faire. Par exemple, Musset s'inspire réellement de l'assassinat du Duc par Lorenzo dans Lorenzaccio. De même dans Julius Caesar de Shakespeare, le dramaturge met en scène le meurtre de l'empereur par ses proches.
- Le dramaturge peut donc utiliser la violence pour montrer ce que l'Homme a fait, ce qu'il est capable de faire, pour mieux le dénoncer. Le théâtre ne montre pas simplement, il essaie d'analyser, d'expliquer, de décortiquer les raisons pour lesquelles l'Homme en vient à tuer, à faire souffrir.
- La violence au théâtre s'accompagne souvent de portraits psychologiques des tueurs. Ainsi, dans Othello, Shakespeare met en scène un manipulateur qui ne recule devant rien, pas même le meurtre de sa femme, pour arriver à ses fins, en écrivant le personnage de Iago. Dans Andromaque, Racine montre comment la passion pousse Pyrrhus à déclarer qu'il va tuer un enfant. Dans Macbeth, Shakespeare met en scène la façon dont la soif de pouvoir entraîne un bain de sang.
Une critique de la violence
- Le dramaturge peut aussi montrer les conséquences de la violence. Il n'essaie pas simplement de l'expliquer ou de la mettre en scène, mais de dénoncer les effets néfastes qu'elle peut avoir sur la société. Lorenzo tue le Duc, mais finalement rien ne change, le gouvernement ne se transforme pas comme il l'aurait espéré. Dans Ubu Roi, Jarry dénonce l'avidité du roi qui le pousse à la tyrannie.
- Montrer la violence, c'est aussi pousser le spectateur à se révolter. En montrant sur scène des événements terribles, des injustices, il enjoint le public à se dresser contre la cruauté et à se battre pour la liberté.
Le pouvoir de la catharsis
- Représenter la violence, c'est aussi libérer l'Homme de ses instincts primitifs. Dans Poétique, Aristote assure que le théâtre a une vertu morale et permet la catharsis. Cela signifie que le théâtre purge l'Homme de ses passions. Ce qu'il voit de terrible ou de mal représenté sur scène, il ne le fera pas dans la vraie vie. Tout se passe comme s'il vivait en même temps que le personnage un meurtre par exemple. Du coup, libéré, il ne commettra pas de meurtre. Le théâtre permet au spectateur de prendre de la distance, de le dissuader de faire le mal.
- Il convient de souligner que parfois la violence est représentée de façon trop réaliste ou insupportable. Ainsi, la représentation du viol dans la pièce Un tramway nommé désir de Tennessee Williams est compliquée. Assister à une telle scène peut choquer profondément le spectateur. Souvent, les metteurs en scène choisissent de ne pas représenter directement cette scène. Heurter la sensibilité du spectateur, le blesser, le traumatiser ne sert à rien. Le pouvoir de la catharsis a des limites.
- À l'époque classique, on ne pouvait pas mettre en scène la violence, les meurtres, les suicides avaient lieu hors scène. Il fallait respecter la règle de bienséance. Il y avait parfois des cris, comme dans la scène d'Horace présente dans le corpus, mais le crime n'était pas vraiment montré. Le pouvoir de la suggestion est néanmoins très fort. Le Mendiant dans Électre de Giraudoux raconte comment Agamemnon a été tué, et son discours suffit amplement, il n'y a pas toujours besoin de montrer.
La violence au théâtre peut admirablement servir l'action et plaire au spectateur. Elle a un fort pouvoir attractif, elle fascine. La mettre en scène, c'est offrir un spectacle au public, c'est jouer avec les outils du théâtre (costumes, décor, lumière...). La violence permet aussi de purger l'Homme de ses passions. Surtout, la violence peut dénoncer. Elle peut remettre en question la guerre, la torture.
Se pose alors la question de comment représenter la violence. Elle est présente dans le texte, mais il n'est pas toujours évident de la montrer. À l'époque classique, tout se passe hors scène, mais la violence reste présente. Il y a des limites à ne pas franchir. L'illusion théâtrale doit être entretenue. Si le metteur en scène choque son public, heurte sa sensibilité, l'utilisation de la violence n'a alors peut-être plus de sens.