Sommaire
ILa composition du poèmeIILe caractère mystiqueIIILa souffrance du poète : le spleenIVLe poète, un être supérieurBénédiction
Lorsque, par un décret des puissances suprêmes,
Le Poète apparaît en ce monde ennuyé,
Sa mère épouvantée et pleine de blasphèmes
Crispe ses poings vers Dieu, qui la prend en pitié :
- "Ah ! que n'ai-je mis bas tout un nœud de vipères,
Plutôt que de nourrir cette dérision !
Maudite soit la nuit aux plaisirs éphémères
Où mon ventre a conçu mon expiation !
Puisque tu m'as choisie entre toutes les femmes
Pour être le dégoût de mon triste mari,
Et que je ne puis pas rejeter dans les flammes,
Comme un billet d'amour, ce monstre rabougri,
Je ferai rejaillir ta haine qui m'accable
Sur l'instrument maudit de tes méchancetés,
Et je tordrai si bien cet arbre misérable,
Qu'il ne pourra pousser ses boutons empestés !"
Elle ravale ainsi l'écume de sa haine,
Et, ne comprenant pas les desseins éternels,
Elle-même prépare au fond de la Géhenne
Les bûchers consacrés aux crimes maternels.
Pourtant, sous la tutelle invisible d'un Ange,
L'Enfant déshérité s'enivre de soleil,
Et dans tout ce qu'il boit et dans tout ce qu'il mange
Retrouve l'ambroisie et le nectar vermeil.
Il joue avec le vent, cause avec le nuage,
Et s'enivre en chantant du chemin de la croix ;
Et l'Esprit qui le suit dans son pèlerinage
Pleure de le voir gai comme un oiseau des bois.
Tous ceux qu'il veut aimer l'observent avec crainte,
Ou bien, s'enhardissant de sa tranquillité,
Cherchent à qui saura lui tirer une plainte,
Et font sur lui l'essai de leur férocité.
Dans le pain et le vin destinés à sa bouche
Ils mêlent de la cendre avec d'impurs crachats ;
Avec hypocrisie ils jettent ce qu'il touche,
Et s'accusent d'avoir mis leurs pieds dans ses pas.
Sa femme va criant sur les places publiques :
"Puisqu'il me trouve assez belle pour m'adorer,
Je ferai le métier des idoles antiques,
Et comme elles je veux me faire redorer ;
Et je me soûlerai de nard, d'encens, de myrrhe,
De génuflexions, de viandes et de vins,
Pour savoir si je puis dans un cœur qui m'admire
Usurper en riant les hommages divins !
Et, quand je m'ennuierai de ces farces impies,
Je poserai sur lui ma frêle et forte main ;
Et mes ongles, pareils aux ongles des harpies,
Sauront jusqu'à son cœur se frayer un chemin.
Comme un tout jeune oiseau qui tremble et qui palpite,
J'arracherai ce cœur tout rouge de son sein,
Et, pour rassasier ma bête favorite,
Je le lui jetterai par terre avec dédain !"
Vers le Ciel, où son œil voit un trône splendide,
Le Poète serein lève ses bras pieux,
Et les vastes éclairs de son esprit lucide
Lui dérobent l'aspect des peuples furieux :
- "Soyez béni, mon Dieu, qui donnez la souffrance
Comme un divin remède à nos impuretés
Et comme la meilleure et la plus pure essence
Qui prépare les forts aux saintes voluptés !
Je sais que vous gardez une place au Poète
Dans les rangs bienheureux des saintes Légions,
Et que vous l'invitez à l'éternelle fête,
Des Trônes, des Vertus, des Dominations.
Je sais que la douleur est la noblesse unique
Où ne mordront jamais la terre et les enfers,
Et qu'il faut pour tresser ma couronne mystique
Imposer tous les temps et tous les univers.
Mais les bijoux perdus de l'antique Palmyre,
Les métaux inconnus, les perles de la mer,
Par votre main montés, ne pourraient pas suffire
À ce beau diadème éblouissant et clair ;
Car il ne sera fait que de pure lumière,
Puisée au foyer saint des rayons primitifs,
Et dont les yeux mortels, dans leur splendeur entière,
Ne sont que des miroirs obscurcis et plaintifs !"
Charles Baudelaire
Les Fleurs du Mal
1857
La composition du poème
- Ce premier poème apparaît dans la section "Spleen et Idéal". Les premiers poèmes de cette section constituent une définition de l'art poétique de Baudelaire.
- Le poème est composé de façon régulière. Ses parties sont symétriques. Il y a quatre parties groupées deux à deux qui sont reliées par une transition.
- La première partie relate le crime de la mère qui rejette l'enfant.
- La seconde partie relate le crime de l'amante.
- La première strophe correspond à l'introduction. De la deuxième strophe à la quatrième, le poète est maudit. Dans la strophe cinq, c'est le jugement. De la strophe six à sept on trouve l'élégie religieuse. De la strophe huit à neuf Baudelaire élargit son sujet. De la strophe dix à treize, de nouveau le poète est maudit. À partir de la strophe quatorze, le poète entame un hymne.
- Après chaque abandon, le poète connaît une élévation spirituelle, il est consolé par la foi.
- Pour évoquer l'abandon de la mère, Baudelaire utilise un quatrain, alors que pour la femme aimée il s'agit seulement d'un vers.
- Au vers 16, Baudelaire choisit des allitérations en "p" et en "b" qui traduisent le mépris de la femme. Les deux vers précédents, pour renforcer cette idée, il utilise des allitérations en "s" et en "r".
- Le vers 52 souligne la cruauté de la femme. Baudelaire utilise des sons rugueux et rapides.
Le caractère mystique
- Ce poème est construit sur le thème romantique du poète maudit. Baudelaire lie cette idée à quelque chose de mystique et de religieux pour souligner la force de cette malédiction.
- Le titre est un paradoxe. Il s'appelle "Bénédiction", mais finalement dans cinq strophes il n'est question que de malédiction. La mère maudit son enfant. Être poète semble être une malédiction avant tout. Pourtant la mère bénit aussi Dieu : "Soyez béni mon Dieu qui donnez la souffrance / Comme un divin remède à nos impuretés...".
- Il y a une double malédiction. La mère est maudite par Dieu qui lui donne pour enfant un poète. La mère maudit son enfant qui est un poète, mais aussi le poëte en général. Le "poëte" avec un tréma est le créateur même. La mère maudit Dieu.
- Le caractère mystique est présent à travers les très nombreuses références religieuses et le champ lexical chrétien.
- La vipère symbolise le malheur d'une mère déçue d'avoir eu pour fils un poète. Elle rappelle le serpent dans le jardin d'Éden, responsable de la Chute de l'Homme.
- Baudelaire évoque plusieurs voies de la mystique catholique. Il y a la voie purgative et la voie illuminative. Baudelaire les associe à la vision poétique. Il y a aussi la voie unitive, mais ce n'est que lorsqu'il sera mort qu'il connaîtra cette idée d'unité.
La souffrance du poète : le spleen
- Ce poème est une illustration du fameux "spleen baudelairien".
- Le poème explique comment le poète a senti sa vocation dès l'enfance. Il la qualifie de dure et sublime. C'est une opposition.
- Il évoque deux êtres auxquels il est attaché. Ce sont deux femmes, la mère et la femme aimée. Ces deux femmes ne reconnaissent pas son talent. Elles aggravent au contraire ses tourments.
- Le spleen baudelairien est la conscience que le monde est injuste et la conviction que rien ne peut réussir.
- Le poème est marqué par l'univers mystique, mais aussi par l'idée de fatalité. Tout se passe comme si être poète était une malédiction. L'enfant est marqué dès la naissance par cette malédiction qui va l'accompagner. Il est d'abord rejeté par sa mère, ce qui est la première douleur, le premier fait tragique.
- Le spleen dit aussi l'impossibilité pour le poète d'être poète. Chaque tentative pour écrire est vouée à l'échec.
- Le Mal est très présent dans le poème. Il est partout, même dans la vertu et les plaisirs. Le spleen naît de cette constatation que tout est corrompu.
- La présence du Mal est une grande souffrance pour le poète. Ce Mal peut-être la malédiction que la société jette sur le poète car il est différent.
- Baudelaire montre que le poète est vu comme un fou, et que sa famille devrait avoir honte : "maudite soit la nuit […] / Où mon ventre a conçu mon expiation".
Le poète, un être supérieur
- Le poète se moque de la haine des hommes. En effet, il est "sous la tutelle d'un ange" et "s'enivre de soleil".
- On peut percevoir une opposition entre le poète supérieur et le monde bas. Le poète, dès sa naissance, est un être à part, supérieur au monde qui l'entoure.
- Les autres hommes ne comprennent pas sa sensibilité. Il apprécie les choses simples de la vie.
- Le poète est élu, ce qui le pousse à la création artistique.
- Le poète est en relation avec les dieux, avec le ciel. Il y a donc une correspondance verticale.
- Le poète devient même un être divin. Il implore Dieu de l'aider car son talent ne s'accorde pas avec les hommes. Il supplie Dieu de le prendre avec lui.
- Baudelaire conçoit la vie du poète comme divine. La fin du poème est positive. Le poète trouve "dans tout ce qu'il boit et dans tout ce qu'il mange [...] l'ambroisie et le nectar vermeil". Il parvient à voir la beauté de Dieu partout.
- Le poète se voit donc comme un prophète. Sa vie est pleine de souffrances mais il est choisi par Dieu et connaîtra la paix.
- Les souffrances sont même perçues par le poète comme une purification : "Soyez béni, mon Dieu, qui donnez la souffrance / Comme un divin remède à nos impuretés".
- Baudelaire oppose donc la vie idéale du poète à celles des autres hommes.
Quelle condition du poète Baudelaire expose-t-il dans ce poème ?
I. Un enfant maudit par les hommes
II. La bénédiction de Dieu
III. Le poète : un prophète
En quoi ce poème est-il mystique ?
I. Le thème de la religion catholique
II. L'idée de malédiction
III. Le poète, un être supérieur
En quoi la bénédiction du poète n'est-elle pas totale ?
I. La malédiction de la mère
II. La malédiction de l'amante
III. La protection divine
Pour Baudelaire, quel est le rôle du poète ?
I. Un homme qui accepte les souffrances
II. S'émerveiller du monde
III. Un prophète