Ma Bohème
Je m'en allais, les poings dans mes poches crevées ;
Mon paletot aussi devenait idéal ;
J'allais sous le ciel, Muse ! et j'étais ton féal ;
Oh ! là ! là ! que d'amours splendides j'ai rêvées !
Mon unique culotte avait un large trou.
- Petit-Poucet rêveur, j'égrenais dans ma course
Des rimes. Mon auberge était à la Grande Ourse.
- Mes étoiles au ciel avaient un doux frou-frou
Et je les écoutais, assis au bord des routes,
Ces bons soirs de septembre où je sentais des gouttes
De rosée à mon front, comme un vin de vigueur ;
Où, rimant au milieu des ombres fantastiques,
Comme des lyres, je tirais les élastiques
De mes souliers blessés, un pied près de mon cœur !
Arthur Rimbaud
Poésies
1870
Un sonnet
- D'un point de vue formel, ce poème est d'aspect classique car constitué de quatre strophes composées d'alexandrins. Les rimes sont croisées et proposent une alternance de rimes féminines et masculines.
- Les alexandrins sont cependant déstructurés et la lecture saccadée. Cela est causé par la ponctuation expressive liée au registre lyrique : "Oh ! là ! là ! que d'amours splendides j'ai rêvées !" (v.4). De même, les enjambements et rejet comme aux vers 6-7 renforcent encore cet effet : "J'égrenais dans ma course / Des rimes."
- Cependant, le sujet abordé n'est pas classique car même s'il est question "d'amour", c'est surtout un poème intime racontant le vagabondage du poète : "je".
La vie de bohème
- Ce sonnet est écrit par Rimbaud alors qu'il a 16 ans. Il y évoque ses fugues lorsqu'il part de Charleville pour vagabonder sur les routes des Ardennes : "je m'en allais" (v.1). Ce thème est évoqué par le poète dès le titre "Ma bohème" qui renvoie à la vie de bohème.
- Cette idée du vagabondage est présente tout au long du sonnet : "bohème", "course", "bord des routes", "course", "souliers blessés". On retrouve également l'emploi du verbe d'action "aller" qui place le poète sous le signe d'un mouvement vers l'avant.
- De plus, l'imparfait itératif est présent tout au long du poème : "devenais", "écoutais", "sentais", "tirais". Cela suggère l'habitude, la répétition de ces actions. Ce n'est certainement pas la première fois qu'il part sur les routes.
- Ce vagabondage est associé à des termes positifs qui montrent qu'il ne s'agit pas d'une fuite mais d'une errance qui plaît au poète : "idéal", "Oh ! là ! là ! que d'amours splendides j'ai rêvées !", "Petit-Poucet rêveur", "bons soirs", "un doux frou-frou", "un vin de vigueur". La comparaison au "Petit-Poucet rêveur" place également cette errance sous le signe du rêve et de l'inspiration avec la présence de la "Muse".
La nature
- Le poète est jeune, il s'associe au héros d'un conte merveilleux enfantin le "Petit Poucet", et semble fuir le contact des hommes, trouvant un refuge dans la nature au sein de laquelle il se sent bien et protégé. Cette image de la nature protectrice est souvent présente chez Rimbaud comme dans "Le Dormeur du Val" où il est écrit : "Nature berce le chaudement il a froid".
- Ici, il semble vivre en communion avec elle car même s'il est vagabond : "mes poches crevées", "Mon unique culotte avait un large trou" , " les élastiques / De mes souliers blessés" il n'en souffre pas et en parle avec humour comme au vers 5. La nature l'accueille : "sous le ciel" , "la Grande Ourse" , "Mes étoiles au ciel avaient un doux frou-frou", "Ces bons soirs de septembre", "De rosée à mon front".
- L'emploi des déterminants possessifs, très nombreux dans le texte, témoignent de cette appropriation de la nature par le poète qui la fait sienne : "mes", "mon".
- D'ailleurs, les sons associés à ces termes permettent de créer une allitération en [m] et une assonance en [ou] qui sont douces, accentuant encore l'aspect maternel de la nature : "mon", "Muse", "amour", "ma", "rimes", "comme", "mes" et "sous", "amours", "trous", "courses", "Ourse", "frou-frou".
Un jeune poète
- Ce jeune vagabond est un poète qui vit selon le mode de vie de certains artistes, libres et insouciants, menant une vie de bohème.
- De nombreux termes sont en lien avec la poésie : "Des rimes", "rimant", "lyres". La Muse ici personnifiée et renvoyant à la poésie est l'inspiratrice des poètes. Ce dernier dit d'ailleurs être totalement soumis à la poésie, en position de "féal".
- Le vagabond est donc un poète insouciant qui transforme le monde qu'il observe grâce au pouvoir de la poésie. Ainsi, les "élastiques de [ses] souliers usés" deviennent des cordes de lyre. Il se place dans la grande lignée des poètes initiée par Orphée, le Prince des poètes durant l'Antiquité. Le pouvoir de transformation de la poésie est ici illustré, elle est capable de transformer un objet ordinaire en un objet esthétisé, beau.
- Pour ce faire, il joue avec le procédé littéraire des correspondances, cher à Baudelaire. Il mêle les sens pour faire en sorte que "Les parfums, les couleurs et les sons se répondent" comme l'indique Baudelaire dans son poème "Correspondances". Ici, les "toiles" (vue), ont "un doux frou-frou" (toucher), que le poète dit écouter (ouïe). Une autre correspondance est présente à travers les vers 9-10 "des gouttes / De rosée à on front comme un vin de vigueur" où la sensation du toucher avec la rosée évoque le goût avec l'allusion au vin.
La liberté
- Ce poème aborde également un autre thème de manière sous-jacente, celui de la liberté. À travers cette vie de bohème, Rimbaud rejette le comportement conformiste de certains poètes de son époque qu'il raille régulièrement d'ailleurs. Dès le premier vers, il se présente comme serrant "les poings". Il fuit sa ville de Charleville dont il ne supporte pas les habitants bourgeois et leur conformisme.
- Il se place sous le signe du voyage itinérant, du déplacement, il semble insaisissable et libre d'aller où ses rêves le portent, il ne semble pas avoir de destination précise.
- Ce besoin de liberté se retrouve également au niveau du poème qui se joue des règles de versification en ménageant des rejets, des contre-rejets, des tirets placés au début des vers 6 et 8 ainsi que le mélange des registres de langue. Sont employés des termes familiers renvoyant à des objets prosaïques : "culotte", "élastiques", "pieds". Ils côtoient des termes nobles, héritiers de la poésie classique : "féal", "Muse", "amours splendides", "lyre" qui témoignent de l'érudition du poète.
Quels sont les thèmes abordés dans ce poème ?
I. Le vagabondage
II. La liberté
III. La création poétique
En quoi ce poème est-il personnel ?
I. Le récit des fugues du poète
II. Le lyrisme et l'expression personnelle
III. L'évocation d'une nouvelle conception de la poésie
En quoi ce poème est-il moderne ?
I. Un sonnet d'apparence classique
II. Des thèmes atypiques
III. Vers une recréation poétique
Quelle image du poète ce sonnet délivre-t-il ?
I. Un poète libre
II. Le refuge dans la nature
III. Vivre de rêve et de poésie