Puis, quand il eut fini de conter, elle lui dit :
"Tu ne sais pas, je ne peux plus me passer de toi ! Il faut que je te voie, et, avec mon mari à Paris, ça n'est pas commode. Souvent, j'aurais une heure le matin, avant que tu sois levé, et je pourrais aller t'embrasser, mais je ne veux pas rentrer dans ton affreuse maison. Comment faire ?"
Il eut brusquement une inspiration et demanda :
"Combien paies-tu ici ?
- Cent francs par mois.
- Eh bien, je prends l'appartement à mon compte et je vais l'habiter tout à fait. Le mien n'est plus suffisant dans ma nouvelle position."
Elle réfléchit quelques instants, puis répondit :
"Non. Je ne veux pas."
Il s'étonna :
"Pourquoi ça ?
- Parce que...
- Ce n'est pas une raison. Ce logement me convient très bien. J'y suis. J'y reste."
Il se mit à rire :
"D'ailleurs, il est à mon nom."
Mais elle refusait toujours :
"Non, non, je ne veux pas...
- Pourquoi ça, enfin ?"
Alors elle chuchota tout bas, tendrement : "Parce que tu y amènerais des femmes, et je ne veux pas."
Il s'indigna :
"Jamais de la vie, par exemple. Je te le promets.
- Non, tu en amènerais tout de même.
- Je te le jure.
- Bien vrai ?
- Bien vrai. Parole d'honneur. C'est notre maison, ça, rien qu'à nous."
Elle l'étreignit dans un élan d'amour :
"Alors je veux bien, mon chéri. Mais tu sais, si tu me trompes une fois, rien qu'une fois, ce sera fini entre nous, fini pour toujours."
Il jura encore avec des protestations, et il fut convenu qu'il s'installerait le jour même, afin qu'elle pût le voir quand elle passerait devant la porte.
Puis elle lui dit :
"En tout cas, viens dîner dimanche. Mon mari te trouve charmant."
Il fut flatté :
"Ah ! vraiment ?
- Oui, tu as fait sa conquête. Et puis écoute, tu m'as dit que tu avais été élevé dans un château à la campagne, n'est-ce pas ?
- Oui, pourquoi ?
- Alors tu dois connaître un peu la culture ?
- Oui.
- Eh bien, parle-lui de jardinage et de récoltes, il aime beaucoup ça.
- Bon. Je n'oublierai pas."
Elle le quitta, après l'avoir indéfiniment embrassé, ce duel ayant exaspéré sa tendresse.
Et Duroy pensait, en se rendant au journal : "Quel drôle d'être ça fait ! Quelle tête d'oiseau ! Sait-on ce qu'elle veut et ce qu'elle aime ? Et quel drôle de ménage ! Quel fantaisiste a bien pu préparer l'accouplement de ce vieux et de cette écervelée ? Quel raisonnement a décidé cet inspecteur à épouser cette étudiante ? Mystère ! Qui sait ? L'amour, peut-être ?"
Puis il conclut : "Enfin, c'est une bien gentille maîtresse. Je serais rudement bête de la lâcher."
Guy de Maupassant
Bel-Ami
1885
Le thème de l'amour
- C'est une scène entre Bel-Ami et sa maîtresse qui est amoureuse de lui.
- Le thème dominant est celui de l'amour avec la déclaration de la femme "je ne peux plus me passer de toi", "il faut que je te voie", qui exprime une nécessité (clichés de la passion amoureuse).
- Il y a une intimité entre les personnages. Elle parle "tendrement", "tout bas".
- Le champ lexical de l'amour est omniprésent : "tendrement", "tendresse", "embrassé", "mon chéri", "amour", "élan", "maîtresse".
- C'est une scène sensuelle : "étreignit dans un élan d'amour", "indéfiniment embrassé".
- La phrase de Duroy est un peu ridicule : "notre maison rien qu'à nous".
- La jeune femme est jalouse comme le montre la répétition de "je ne veux pas", elle a peur que Duroy invite d'autres femmes dans l'appartement. Ce dernier lui fait une promesse : "jamais de la vie", "non", "je te le jure", "parole d'honneur".
L'importance de l'argent
- Cette scène d'amour n'en est pas vraiment une. Maupassant utilise le vocabulaire de l'amour, les élans de l'amour, mais seule la femme semble vraiment éprise.
- Le dialogue entre Bel-Ami et sa maîtresse est surtout à propos d'argent.
- Une somme d'argent est évoquée : "combien paies-tu ?" / "cent francs par moi".
- Bel-Ami décide de prendre un appartement : "je le prends". La maîtresse répète plusieurs fois "je ne veux pas" puis après promesse "je veux bien".
- Il est déjà au nom de Duroy alors que c'est la maîtresse qui paie : "il est à mon nom".
La présence du mari
- Ce n'est pas non plus une scène d'amour car le mari est présent, au début et au milieu de la scène. Les deux amants discutent tranquillement de lui, ce qui rend le dialogue scandaleux. De plus, la jalousie de la maîtresse ne semble pas très vive, c'est plutôt une sorte d'habitude. Il n'y a aucune violence des sentiments.
- De façon contradictoire, l'amant n'est pas jaloux du mari, il est "flatté" de ce que pense l'époux. La maîtresse dit : "il te trouve charmant". Duroy : "Ah ! Vraiment ?" Les exclamations évoquent la surprise et le contentement.
- Ironiquement, il a même séduit le mari : "tu as fait sa conquête".
- La maîtresse invite l'amant à manger avec son mari. Elle prépare la conversation qu'ils auront. Duroy lui parlera de "jardinage" et "récolte". Le ton entre les deux n'est pas celui d'amants, la réponse de Duroy est détachée : "Bon".
- Le narrateur est ironique : "duel".
Duroy, un hypocrite
- Maupassant est ironique. Duroy n'aime pas sa maîtresse mais il "jura avec protestations". L'auteur se moque de Duroy qui surjoue.
- C'est un personnage hypocrite qui se moque de sa maîtresse : "drôle d'être", "tête d'oiseau". La comparaison à un animal souligne sa bêtise.
- Il use de déterminants dépréciatifs : "cette étudiante", "cet inspecteur".
- L'expression "cet accouplement" donne une vision crue du couple de sa maîtresse et du mari.
- Il semble se moquer de Dieu : "ce fantaisiste".
- La seule raison pour laquelle il reste avec elle est qu'elle est : "bien gentille". On note l'arrivisme de Duroy qui pense à son confort : "je serais rudement bête de la lâcher !"
- Maupassant livre une scène ironique sur le caractère calculateur de Duroy.
Quel portrait est fait de Duroy dans cette scène ?
I. Un calculateur
II Un hypocrite
III. Un homme médiocre
Quelle est la relation entre les deux personnages ?
I. Le thème de l'amour
II. L'importance de l'argent
III. L'hypocrisie de Duroy
En quoi cette scène est-elle ironique ?
I. L'importance de l'argent
II. L'hypocrisie de Duroy
III. La discussion sur le mari