Sommaire
IUn récit chronologiqueIIUn récit pudique et simpleIIIUn amour subliméIVLa tonalité pathétique du texteVLa mort de Manon, un châtiment divin ?Nous marchâmes aussi longtemps que le courage de Manon put la soutenir, c'est-à-dire environ deux lieues, car cette amante incomparable refusa constamment de s'arrêter plus tôt. Accablée enfin de lassitude, elle me confessa qu'il lui était impossible d'avancer davantage. Il était déjà nuit. Nous nous assîmes au milieu d'une vaste plaine, sans avoir pu trouver un arbre pour nous mettre à couvert. Son premier soin fut de changer le linge de ma blessure, qu'elle avait pansée elle-même avant notre départ. Je m'opposai en vain à ses volontés. J'aurais achevé de l'accabler mortellement, si je lui eusse refusé la satisfaction de me croire à mon aise et sans danger, avant que de penser à sa propre conservation. Je me soumis durant quelques moments à ses désirs. Je reçus ses soins en silence et avec honte. Mais, lorsqu'elle eut satisfait sa tendresse, avec quelle ardeur la mienne ne prit-elle pas son tour ! Je me dépouillai de tous mes habits, pour lui faire trouver la terre moins dure en les étendant sous elle. Je la fis consentir, malgré elle, à me voir employer à son usage tout ce que je pus imaginer de moins incommode. J'échauffai ses mains par mes baisers ardents et par la chaleur de mes soupirs. Je passai la nuit entière à veiller près d'elle, et à prier le Ciel de lui accorder un sommeil doux et paisible. Ô Dieu ! Que mes vœux étaient vifs et sincères ! Et par quel rigoureux jugement aviez-vous résolu de ne les pas exaucer !
Pardonnez, si j'achève en peu de mots un récit qui me tue. Je vous raconte un malheur qui n'eut jamais d'exemple. Toute ma vie est destinée à le pleurer. Mais, quoique je le porte sans cesse dans ma mémoire, mon âme semble reculer d'horreur chaque fois que j'entreprends de l'exprimer.
Nous avions passé tranquillement une partie de la nuit. Je croyais ma chère maîtresse endormie et je n'osais pousser le moindre souffle, dans la crainte de troubler son sommeil. Je m'aperçus dès le point du jour, en touchant ses mains, qu'elle les avait froides et tremblantes. Je les approchai de mon sein, pour les échauffer. Elle sentit ce mouvement, et, faisant un effort pour saisir les miennes, elle me dit, d'une voix faible, qu'elle se croyait à sa dernière heure. Je ne pris d'abord ce discours que pour un langage ordinaire dans l'infortune, et je n'y répondis que par les tendres consolations de l'amour. Mais, ses soupirs fréquents, son silence à mes interrogations, le serrement de ses mains, dans lesquelles elle continuait de tenir les miennes, me firent connaître que la fin de ses malheurs approchait. N'exigez point de moi que je vous décrive mes sentiments, ni que je vous rapporte ses dernières expressions. Je la perdis ; je reçus d'elle des marques d'amour au moment même qu'elle expirait. C'est tout ce que j'ai la force de vous apprendre de ce fatal et déplorable événement.
Mon âme ne suivit pas la sienne. Le Ciel ne me trouva point, sans doute, assez rigoureusement puni. Il a voulu que j'aie traîné, depuis, une vie languissante et misérable. Je renonce volontairement à la mener jamais plus heureuse.
Je demeurai plus de vingt-quatre heures la bouche attachée sur le visage et sur les mains de ma chère Manon. Mon dessein était d'y mourir ; mais je fis réflexion, au commencement du second jour, que son corps serait exposé, après mon trépas, à devenir la pâture des bêtes sauvages. Je formai la résolution de l'enterrer et d'attendre la mort sur sa fosse. J'étais déjà si proche de ma fin, par l'affaiblissement que le jeûne et la douleur m'avaient causé, que j'eus besoin de quantité d'efforts pour me tenir debout. Je fus obligé de recourir aux liqueurs que j'avais apportées. Elles me rendirent autant de force qu'il en fallait pour le triste office que j'allais exécuter. Il ne m'était pas difficile d'ouvrir la terre, dans le lieu où je me trouvais. C'était une campagne couverte de sable. Je rompis mon épée, pour m'en servir à creuser, mais j'en tirai moins de secours que de mes mains. J'ouvris une large fosse. J'y plaçai l'idole de mon cœur après avoir pris soin de l'envelopper de tous mes habits, pour empêcher le sable de la toucher. Je ne la mis dans cet état qu'après l'avoir embrassée mille fois, avec toute l'ardeur du plus parfait amour. Je m'assis encore près d'elle. Je la considérai longtemps. Je ne pouvais me résoudre à fermer la fosse. Enfin, mes forces recommençant à s'affaiblir et craignant d'en manquer tout à fait avant la fin de mon entreprise, j'ensevelis pour toujours dans le sein de la terre ce qu'elle avait porté de plus parfait et de plus aimable. Je me couchai ensuite sur la fosse, le visage tourné vers le sable, et fermant les yeux avec le dessein de ne les ouvrir jamais, j'invoquai le secours du Ciel et j'attendis la mort avec impatience. Ce qui vous paraîtra difficile à croire, c'est que, pendant tout l'exercice de ce lugubre ministère, il ne sortit point une larme de mes yeux ni un soupir de ma bouche. La consternation profonde où j'étais et le dessein déterminé de mourir avaient coupé le cours à toutes les expressions du désespoir et de la douleur. Aussi, ne demeurai-je pas longtemps dans la posture où j'étais sur la fosse, sans perdre le peu de connaissance et de sentiment qui me restait.
Antoine François Prévost
Manon Lescaut
1731
Un récit chronologique
- C'est un récit chronologique qui suit le schéma suivant : l'amour des amants, intervention du narrateur, mort de Manon, intervention du narrateur.
- Si le récit est chronologique, la temporalité reste floue : "aussi longtemps", "une partie de la nuit", "dès le point du jour", "que J'ai traîné, depuis", "vingt-quatre heures", "le second jour".
- Le lieu est mal défini : "au milieu d'une vaste plaine", "campagne couverte de sable".
Un récit pudique et simple
- Contrairement au reste du roman, l'expression de la passion se fait moins forte dans le style de l'auteur. On relève seulement trois phrases exclamatives. On a une idée du renoncement, de la mort qui s'impose sur la passion.
- L'extrait souligne la difficulté à raconter la mort. Des Grieux fait plusieurs pauses dans son récit et prévient qu'il est dur de raconter cette scène : "Ceci n'a pas d'exemple", "Il faut l'avoir vécu", "Il n'y a rien de pire".
- Le narrateur raconte le strict minimum. La narration est douloureuse. Le narrateur n'est plus enthousiaste, la syntaxe est simple, le vocabulaire aussi. Le dépouillement de la mort s'inscrit ainsi jusque dans la façon de raconter la fin de Manon.
- Les euphémismes et périphrases évitent de dire clairement la mort : "Je la perdis", "idole de mon cœur".
- Il utilise aussi une métonymie : "le Ciel".
- Il n'y a pas de description, le narrateur ne veut pas dire les choses.
- Le discours n'est pas direct mais rapporté : "Elle me dit d'une voix".
Un amour sublimé
- L'amour devient ici sublime. Manon ne s'intéresse qu'au bien-être de son amant, alors qu'elle est elle-même épuisée et malade : "change le linge de ma blessure". Son amour est dévoué, elle s'oublie. Jamais Manon n'avait fait cela.
- Plusieurs références soulignent l'importance du toucher qui traduit la tendresse : "j'échauffai ses mains", "en touchant ses mains", "le serrement de ses mains", "des marques d'amour".
- Manon se montre courageuse : "aussi longtemps que le courage de Manon". Elle meurt en silence.
- Manon a toujours cherché le confort. Cette fois, elle l'accepte "malgré elle". On assiste à la transformation du personnage.
- L'extrait présente une idéalisation de la femme aimée : "ma chère Manon", "l'idole de mon cœur".
La tonalité pathétique du texte
- Le champ lexical de la tristesse est abondant : "accablée", "lassitude", "mortellement", "soupirs" deux fois, "malheureux", "pleurer", "déplorable".
- On y trouve aussi celui de l'amour avec "tendresse", "ardeur", "chaleur", "doux", "plaisir" et de la mort avec "horreur", "mourir", "désespoir".
- Le narrateur a du mal à raconter car les émotions le gagnent : "un récit qui me tue", "pardonnez".
- La douleur est si grande que le personnage est comme anesthésié : "il ne sortit point une larme de mes yeux".
- Des Grieux songe à se suicider : "attendre la mort" deux fois.
- La mort est connotée de façon sacrée avec "lugubre ministère", enterrement religieux.
- C'est une scène pathétique avec Des Grieux qui creuse la tombe avec ses propres mains.
La mort de Manon, un châtiment divin ?
- Plusieurs fois dans le roman, le personnage a laissé entendre que Manon mourrait. Il a anticipé la mort, qui n'est donc pas surprenante.
- La mort semble être une punition divine : "rigoureusement puni".
- Une mention est faite à Dieu : "Le Ciel ne me trouva point, sans doute, assez rigoureusement puni": Manon est punie de mort. La punition de Des Grieux est la solitude.
- Manon a souvent fauté. Elle a trompé Des Grieux, elle est vénale, elle est attirée par l'argent. Elle mérite la mort. Mais elle est montrée dans cette scène, pour la première fois, comme dévouée et profondément attachée à son amant. Sa mort semble donc terrible.
- On peut donc se demander si l'écrivain est moraliste ou non. Condamne-t-il la vie de Manon ? Est-ce un châtiment ?
En quoi cette mort est-elle pathétique ?
I. Un récit sobre
II. Un amour sublimé
III. Manon, une femme dévouée
Comment l'amour est-il sublimé ?
I. Manon, une femme dévouée
II. Une tendresse infinie
III. La mort tragique de Manon, un déchirement
En quoi la mort de Manon est-elle ambiguë ?
I. Un amour sublimé
II. La mort pathétique de Manon
III. Un châtiment divin ? Une fin morale