Sommaire
ILa fascination pour le luxeIIUne femme calculatriceIIILa sincérité de ManonIVDes sentiments contradictoiresVLa réaction de Des GrieuxElle m'apprit alors tout ce qui lui était arrivé depuis qu'elle avait trouvé G… M…, qui l'attendait dans le lieu où nous étions. Il l'avait reçue effectivement comme la première princesse du monde. Il lui avait montré tous les appartements, qui étaient d'un goût et d'une propreté admirables. Il lui avait compté dix mille livres dans son cabinet, et il y avait ajouté quelques bijoux, parmi lesquels étaient le collier et les bracelets de perles qu'elle avait déjà eus de son père. Il l'avait menée de là dans un salon qu'elle n'avait pas encore vu, où elle avait trouvé une collation exquise. Il l'avait fait servir par les nouveaux domestiques qu'il avait pris pour elle, en leur ordonnant de la regarder désormais comme leur maîtresse. Enfin, il lui avait fait voir le carrosse, les chevaux et tout le reste de ses présents ; après quoi, il lui avait proposé une partie de jeu, pour attendre le souper.
"Je vous avoue, continua-t-elle, que j'ai été frappée de cette magnificence. J'ai fait réflexion que ce serait dommage de nous priver tout d'un coup de tant de biens, en me contentant d'emporter les dix mille francs et les bijoux, que c'était une fortune toute faite pour vous et pour moi, et que nous pourrions vivre agréablement aux dépens de G… M…
Au lieu de lui proposer la Comédie, je me suis mis dans la tête de le sonder sur votre sujet, pour pressentir quelles facilités nous aurions à nous voir, en supposant l'exécution de mon système. Je l'ai trouvé d'un caractère fort traitable. Il m'a demandé ce que je pensais de vous, et si je n'avais pas eu quelque regret à vous quitter. Je lui ai dit que vous étiez si aimable et que vous en aviez toujours usé si honnêtement avec moi, qu'il n'était pas naturel que je pusse vous haïr. Il a confessé que vous aviez du mérite, et qu'il s'était senti porté à désirer votre amitié. Il a voulu savoir de quelle manière je croyais que vous prendriez mon départ, surtout lorsque vous viendriez à savoir que j'étais entre ses mains. Je lui ai répondu que la date de notre amour était déjà si ancienne qu'il avait eu le temps de se refroidir un peu, que vous n'étiez pas d'ailleurs fort à votre aise, et que vous ne regarderiez peut-être pas ma perte comme un grand malheur, parce qu'elle vous déchargerait d'un fardeau qui vous pesait sur les bras. J'ai ajouté qu'étant tout à fait convaincue que vous agiriez pacifiquement, je n'avais pas fait difficulté de vous dire que je venais à Paris pour quelques affaires, que vous y aviez consenti et qu'y étant venu vous-même, vous n'aviez pas paru extrêmement inquiet, lorsque je vous avais quitté. Si je croyais, m'a-t-il dit, qu'il fût d'humeur à bien vivre avec moi, je serais le premier à lui offrir mes services et mes civilités. Je l'ai assuré que, du caractère dont je vous connaissais, je ne doutais point que vous n'y répondissiez honnêtement, surtout, lui ai-je dit, s'il pouvait vous servir dans vos affaires, qui étaient fort dérangées depuis que vous étiez mal avec votre famille. Il m'a interrompue, pour me protester qu'il vous rendrait tous les services qui dépendraient de lui, et que, si vous vouliez même vous embarquer dans un autre amour, il vous procurerait une jolie maîtresse, qu'il avait quittée pour s'attacher à moi. J'ai applaudi à son idée, ajouta-t-elle, pour prévenir plus parfaitement tous ses soupçons, et me confirmant de plus en plus dans mon projet, je ne souhaitais que de pouvoir trouver le moyen de vous en informer, de peur que vous ne fussiez trop alarmé lorsque vous me verriez manquer à notre assignation. C'est dans cette vue que je lui ai proposé de vous envoyer cette nouvelle maîtresse dès le soir même, afin d'avoir une occasion de vous écrire ; j'étais obligée d'avoir recours à cette adresse, parce que je ne pouvais espérer qu'il me laissât libre un moment. Il a ri de ma proposition. Il a appelé son laquais, et lui ayant demandé s'il pourrait retrouver sur-le-champ son ancienne maîtresse, il l'a envoyé de côté et d'autre pour la chercher. Il s'imaginait que c'était à Chaillot qu'il fallait qu'elle allât vous trouver, mais je lui ai appris qu'en vous quittant je vous avais promis de vous rejoindre à la Comédie, ou que, si quelque raison m'empêchait d'y aller, vous vous étiez engagé à m'attendre dans un carrosse au bout de la rue Saint-André ; qu'il valait mieux, par conséquent, vous envoyer là votre nouvelle amante, ne fût-ce que pour vous empêcher de vous y morfondre pendant toute la nuit. Je lui ai dit encore qu'il était à propos de vous écrire un mot pour vous avertir de cet échange, que vous auriez peine à comprendre sans cela. Il y a consenti, mais j'ai été obligée d'écrire en sa présence, et je me suis bien gardée de m'expliquer trop ouvertement dans ma lettre. Voilà, ajouta Manon, de quelle manière les choses se sont passées. Je ne vous déguise rien, ni de ma conduite, ni de mes desseins. La jeune fille est venue, je l'ai trouvée jolie, et comme je ne doutais point que mon absence ne vous causât de la peine, c'était sincèrement que je souhaitais qu'elle pût servir à vous désennuyer quelques moments, car la fidélité que je souhaite de vous est celle du cœur. J'aurais été ravie de pouvoir vous envoyer Marcel, mais je n'ai pu me procurer un moment pour l'instruire de ce que j'avais à vous faire savoir." Elle conclut enfin son récit, en m'apprenant l'embarras où G… M… s'était trouvé en recevant le billet de M. de T… "Il a balancé, me dit-elle, s'il devait me quitter, et il m'a assuré que son retour ne tarderait point. C'est ce qui fait que je ne vous vois point ici sans inquiétude, et que j'ai marqué de la surprise à votre arrivée."
Antoine François Prévost
Manon Lescaut
1731
La fascination pour le luxe
- Manon pense que le confort est important. Elle tente de concilier son envie de confort avec son amour pour Des Grieux.
- Elle explique ainsi : "J'ai fait réflexion que ce serait dommage de nous priver tout d'un coup de tant de biens [...] et que nous pourrions vivre agréablement aux dépens de G. M."
- Elle admire le luxe. Ses paroles sont rapportées au style indirect : "tous les appartements qui étaient d'un goût et d'une propreté admirables", "collation exquise".
- Au style direct, elle admet son attirance pour la vie luxueuse : "Je vous avoue, continua-t-elle, que j'ai été frappée de cette magnificence".
- M. G lui fait souvent des cadeaux : "il avait compté dix mille livres dans son cabinet", "il y avait ajouté quelques bijoux… le collier et les bracelets de perles", "les nouveaux domestiques qu'il avait pris pour elle en leur ordonnant de la regarder maintenant comme leur maîtresse".
Une femme calculatrice
- Manon n'est pas aussi naïve qu'on pourrait le croire. Elle sait se faire calculatrice pour obtenir ce qu'elle veut.
- Elle dit bien qu'elle avait réfléchi, contrairement à ce que Des Grieux veut croire ensuite : "fait réflexion".
- Elle sait qu'elle utilise G. M. : "ce serait dommage de nous priver tout d'un coup de tant de bien… aux dépens de G… M…"
La sincérité de Manon
- Manon est tout de même sincère quand elle parle de ses sentiments pour Des Grieux.
- D'une part, elle ne lui ment pas : "Elle m'apprit alors tout ce qui lui était arrivé, depuis qu'elle avait trouvé G… M…", "Le dessein de son infidélité était si clair qu'elle n'avait pas même eu le soin de me le déguiser".
- Elle touche Des Grieux par sa sincérité : "je fus touché par l'ingénuité de son récit", "cette manière bonne et ouverte avec laquelle elle me racontait jusqu'aux circonstances dont j'étais le plus offensé", "elle est droite et sincère".
- Insouciante, Manon veut vivre une vie confortable, elle ne voulait pas blesser Des Grieux.
Des sentiments contradictoires
- Dans cette scène, les sentiments de Des Grieux sont contradictoires.
- D'abord, Des Grieux est blessé par les aveux de Manon : "J'y trouvais assurément quantité de traits cruels et mortifiants pour moi", "Quel aveu pour un amant !"
- Il fait des reproches à Manon : "Perfide Manon, ! ah perfide, perfide".
- Ensuite, il cherche à excuser Manon et s'accuse : "j'étais en cause en partie de sa faute, par la connaissance que je lui avait donnée d'abord des sentiments que G.M. avait pour elle".
- Ensuite, Des Grieux est convaincu par la sincérité de Manon. Il voit Manon comme "louable", elle voulait vivre confortablement avec lui. Il se persuade qu'elle ne savait pas qu'elle devrait lui être fidèle.
- Enfin, il a pitié de Manon. Il la magnifie et préfère fermer les yeux : "l'amour suffisait seul pour me fermer les yeux sur toutes ses fautes".
La réaction de Des Grieux
- Des Grieux ne comprend pas Manon.
- La joie de Manon le laisse perplexe. Il est également étonné qu'elle l'accueille avec une "tendresse ordinaire".
- Cette réaction s'explique par la définition que Des Grieux a de l'amour. Pour lui, l'amour doit être exclusif : "J'étais trop satisfait de l'espérance de l'enlever le soir même à mon rival", "je lui déclarai naturellement que j'attendais qu'elle me suivît à l'heure même".
- Manon différencie l'amour et le corps. Son cœur aime Des Grieux, mais elle veut bien prêter son corps si elle peut obtenir le luxe.
- Ce sont ces deux logiques bien différentes qui créent la perplexité de Des Grieux.
Quel portrait est fait de Manon dans cette scène ?
I. Une femme vénale
II. Une calculatrice
III. Un être sincère
En quoi les sentiments de Des Grieux sont-ils contradictoires ?
I. Un homme blessé
II. Un homme attendri
III. Un grand amoureux
Comment les personnages évoluent-ils dans la scène ?
I. Manon, une femme vénale mais aimante
II. Des Grieux, de la blessure à l'amour
III. Une scène de réconciliation