D'abord, ce fut comme un étourdissement ; elle voyait les arbres, les chemins, les fossés, Rodolphe, et elle sentait encore l'étreinte de ses bras, tandis que le feuillage frémissait et que les joncs sifflaient.
Mais, en s'apercevant dans la glace, elle s'étonna de son visage. Jamais elle n'avait eu les yeux si grands, si noirs, ni d'une telle profondeur. Quelque chose de subtil épandu sur sa personne la transfigurait.
Elle se répétait : "J'ai un amant ! un amant !" se délectant à cette idée comme à celle d'une autre puberté qui lui serait survenue. Elle allait donc posséder enfin ces joies de l'amour, cette fièvre du bonheur dont elle avait désespéré. Elle entrait dans quelque chose de merveilleux où tout serait passion, extase, délire ; une immensité bleuâtre l'entourait, les sommets du sentiment étincelaient sous sa pensée, et l'existence ordinaire n'apparaissait qu'au loin, tout en bas, dans l'ombre, entre les intervalles de ces hauteurs.
Alors elle se rappela les héroïnes des livres qu'elle avait lus, et la légion lyrique de ces femmes adultères se mit à chanter dans sa mémoire avec des voix de sœurs qui la charmaient. Elle devenait elle-même comme une partie véritable de ces imaginations et réalisait la longue rêverie de sa jeunesse, en se considérant dans ce type d'amoureuse qu'elle avait tant envié. D'ailleurs, Emma éprouvait une satisfaction de vengeance. N'avait-elle pas assez souffert ! Mais elle triomphait maintenant, et l'amour, si longtemps contenu, jaillissait tout entier avec des bouillonnements joyeux. Elle le savourait sans remords, sans inquiétude, sans trouble.
Gustave Flaubert
Madame Bovary
1857
La focalisation interne
- Tournant dans le roman, Emma a un amant. Elle se prend pour une héroïne de roman romantique.
- Focalisation interne, le lecteur perçoit le point de vue du personnage : "elle voyait", "elle sentait", "en s'apercevant dans la glace, elle s'étonna", "n'apparaissait qu'au loin".
- L'extrait évoque la perception d'Emma : "ce fut comme un étourdissement", "les arbres, les chemins, les fossés, Rodolphe" (asyndète).
- On utilise le style indirect libre : "Elle allait donc posséder enfin ces joies de l'amour, cette fièvre du bonheur dont elle avait désespéré", "N'avait-elle pas assez souffert !"
Le lyrisme d'Emma
- Le lyrisme d'Emma est très important dans cette scène.
- On développe le champ lexical du bonheur : "étourdissement", "transfigurait", "fièvre", "joies de l'amour", "passion", "extase", "délire", "bouillonnement joyeux".
- Le rythme est ternaire : "les arbres", "les chemins", "les fossés", "passion", "extase", "délire", "sans remords", "sans inquiétude", "sans trouble".
- Il y a plusieurs accumulations : "si grands", "si noirs", "ni d'une telle profondeur".
- On note l'utilisation du pronom personnel de première personne : "J'ai un amant ! j'ai un amant !"
- Les sens sont importants : "voyait", "s'apercevant", "sifflaient", "sentait encore l'étreinte", "se délectait", "savourait".
- Elle est mise en lien avec la nature : "le feuillage frémissait", "les joncs sifflaient", "les sommets du sentiment étincelaient", "tout en bas", "dans l'ombre".
Une satire du romantisme
- Flaubert se moque avec ironie du romantisme.
- Le narrateur omniscient sait que l'héroïne idéalise sa relation adultère.
- On remarque l'utilisation de l'adjectif péjoratif : "bleuâtre".
- Des expressions dénoncent l'attitude d'Emma : "sans remords", "sans inquiétude", "sans trouble". Le narrateur laisse entendre que la suite de "cet amour qui jaillissait avec des bouillonnements joyeux" ne va pas être joyeuse car Emma est trop insouciante.
- Il y a une certaine ironie dans l'exagération du narrateur. Les sentiments et sensations sont exacerbés à outrance alors qu'il s'agit d'un adultère.
- Flaubert dénonce les lectures d'Emma, qui l'ont conduite à avoir une relation adultère, comme le summum du romantisme : "et réalisait la longue rêverie de sa jeunesse".
Analysez le choix de focalisation du passage.
I. La focalisation interne : dans la tête d'Emma
II. La focalisation externe : l'ironie du narrateur
En quoi ce texte est-il lyrique ?
I. La focalisation interne : dans la tête d'Emma
II. L'expression de sentiments exacerbés
III. Les hyperboles et exagérations
En quoi ce texte est-il ambigu ?
I. Un texte lyrique
II. L'ironie du narrateur
III. L'idéalisation de l'adultère