Sommaire
IUne description en mouvementIIL'importance du regardIIILa violenceIVUne scène apocalyptiqueLors de la réunion au Plan-des-Dames : les mineurs ont décidé de contraindre à la grève les rares puits où le travail ne s'est pas encore arrêté. Mais le lendemain cette action dégénère. Des installations industrielles sont saccagées et une foule de mineurs, enragés de faim après deux mois de grève et de privations, se dirige vers le siège régional de la compagnie minière à Montsou. Depuis une grange où ils se sont dissimulés, des bourgeois, parmi lesquels la femme du directeur de la mine, regardent passer l'émeute.
Les femmes avaient paru, près d'un millier de femmes, aux cheveux épars dépeignés par la course, aux guenilles montrant la peau nue, des nudités de femelles lasses d'enfanter des meurt-de-faim. Quelques-unes tenaient leur petit entre les bras, le soulevaient, l'agitaient, ainsi qu'un drapeau de deuil et de vengeance. D'autres, plus jeunes, avec des gorges gonflées de guerrières, brandissaient des bâtons ; tandis que les vieilles, affreuses, hurlaient si fort, que les cordes de leurs cous décharnés semblaient se rompre. Et les hommes déboulèrent ensuite, deux mille furieux, des galibots, des haveurs, des raccommodeurs, une masse compacte qui roulait d'un seul bloc, serrée, confondue, au point qu'on ne distinguait ni les culottes déteintes ni les tricots de laine en loques, effacés dans la même uniformité terreuse. Les yeux brûlaient, on voyait seulement les trous des bouches noires, chantant la Marseillaise, dont les strophes se perdaient en un mugissement confus, accompagné par le claquement des sabots sur la terre dure. Au-dessus des têtes, parmi le hérissement des barres de fer, une hache passa, portée toute droite ; et cette hache unique, qui était comme l'étendard de la bande, avait, dans le ciel clair, le profil aigu d'un couperet de guillotine.
"Quels visages atroces !" balbutia M Hennebeau.
Négrel dit entre ses dents : "Le diable m'emporte si j'en reconnais un seul ! D'où sortent-ils donc, ces bandits-là ?"
Et, en effet, la colère, la faim, ces deux mois de souffrances et cette débandade enragée au travers des fosses, avaient allongé en mâchoires de bêtes fauves les faces placides des houilleurs de Montsou. À ce moment, le soleil se couchait, les derniers rayons d'une pourpre sombre ensanglantaient la plaine. Alors, la route sembla charrier du sang, les femmes, les hommes continuaient à galoper, saignants comme des bouchers en pleine tuerie.
"Oh ! superbe !" dirent à demi-voix Lucie et Jeanne, remuées dans leur goût d'artistes par cette belle horreur.
Elles s'effrayaient pourtant, elles reculèrent près de Mlle Hennebeau, qui s'était appuyée sur une auge. L'idée qu'il suffisait d'un regard entre les planches de cette porte disjointe, pour qu'on les massacrât, la glaçait. Négrel se sentait blêmir, lui aussi, très brave d'ordinaire, saisi là d'une épouvante supérieure à sa volonté, une de ces épouvantes qui soufflent de l'inconnu. Dans le foin, Cécile ne bougeait plus. Et les autres, malgré leur désir de détourner les yeux, ne le pouvaient pas, regardaient quand même.
C'était la vision rouge de la révolution qui les emporterait tous, fatalement, par une soirée sanglante de cette fin de siècle. Oui, un soir, le peuple lâché, débridé, galoperait ainsi sur les chemins ; et il ruissellerait du sang des bourgeois, il promènerait des têtes, il sèmerait l'or des coffres éventrés. Les femmes hurleraient, les hommes auraient ces mâchoires de loups, ouvertes pour mordre. Oui, ce seraient les mêmes guenilles, le même tonnerre de gros sabots, la même cohue effroyable, de peau sale, d'haleine empestée, balayant le vieux monde, sous leur poussée débordante de barbares. Des incendies flamberaient, on ne laisserait pas debout une pierre des villes, on retournerait à la vie sauvage dans les bois, après la grande ripaille, où les pauvres, en une nuit, videraient les caves des riches. Il n'y aurait plus rien, plus un sou des fortunes, plus un titre des situations acquises, jusqu'au jour où une nouvelle terre repousserait peut-être. Oui, c'étaient ces choses qui passaient sur la route, comme une force de la nature, et ils en recevaient le vent terrible au visage. Un grand cri s'éleva, domina la Marseillaise :
"Du pain ! du pain ! du pain !"
Émile Zola
Germinal
1885
Une description en mouvement
- On a d'abord une description du point de vue du narrateur omniscient.
- Puis s'ensuit une description du point de vue des bourgeois, avec l'utilisation du conditionnel.
- On remarque les accumulations et énumérations : "femmes", "jeunes", "vieilles", "hommes". De nombreux pluriels accentuent l'effet de masse.
- C'est une scène active, avec de nombreux verbes de mouvement : "débouler", "brandir", "soulever", "agiter", "continuer", "rouler", "reculer", "galoper", "promener", "bouger".
- On a d'abord la description d'un plan d'ensemble, puis le narrateur donne des détails précis : "culottes déteintes", "tricots de laine ou de loques".
L'importance du regard
- La scène est réaliste comme le montre l'attention portée aux détails. On peut par exemple citer la description des vêtements pauvres des mineurs.
- Plusieurs verbes sont associés au regard : "distinguer", "voyait".
- Il y a par ailleurs opposition entre les regards : le regard du narrateur qui voit la misère des mineurs, le regard des bourgeois qui voient les mineurs comme des bêtes folles.
- Le regard permet l'opposition entre deux mondes : un monde en mouvement, celui des mineurs en révolte, un monde statique, les riches qui s'accrochent à leur pouvoir.
Le mouvement est celui de l'avancée sociale.
La violence
- Le champ lexical de la violence est développé : "guerrières", "vengeance", "brandissaient des bâtons".
- Il en va de même pour le champ lexical du sang : "rouge", "boucher", "tuerie".
- Les mineurs sont déshumanisés et deviennent des animaux : "troupeaux, bêtes fauves", "mugissement", "claquement des sabots", "galoper", "mâchoire de bêtes fauves".
- Le narrateur utilise une hyperbole violente : "gorges gonflées de guerrières".
- Il emploie une métonymie avec "hache" : les mineurs deviennent cette arme.
- On a l'idée d'un peuple qui ne fait plus qu'un "comme une force".
Une scène apocalyptique
- C'est une scène de destruction apocalyptique : "balayant le vieux monde".
- La couleur rouge, avec le sang et le feu ('incendies"), est prépondérante.
- De nombreux pluriels hyperboliques et oppositions sont présents dans le texte : "une pierre"/ "des villes".
- Il y a plusieurs répétitions anaphoriques : "plus rien", "plus un sou".
- Le peuple devient indéfini : "c'étaient ces choses".
- Le texte suggère l'idée d'un nouveau monde à venir ensuite, comme le paradis : "nouvelle terre repousserait".
Comment Zola construit-il sa description ?
I. L'importance du mouvement
II. Les différents points de vue
III. Le regard
En quoi cette scène est-elle inquiétante ?
I. Le thème de la violence
II. La déshumanisation des mineurs
III. Une scène apocalyptique
En quoi cette scène se construit-elle sur des oppositions ?
I. Les différents points de vue
II. La foule en mouvement / les bourgeois statiques
III. La liberté et l'animalité