Sommaire
IUne rencontre originaleIIUn portrait cruelIIIUn rapport déséquilibréIVL'utilisation des temps verbauxVUne définition désabusée de l'amourMais tandis que chacune de ces liaisons, ou chacun de ces flirts, avait été la réalisation plus ou moins complète d'un rêve né de la vue d'un visage ou d'un corps que Swann avait, spontanément, sans s'y efforcer, trouvés charmants, en revanche, quand un jour au théâtre il fut présenté à Odette de Crécy par un de ses amis d'autrefois, qui lui avait parlé d'elle comme d'une femme ravissante avec qui il pourrait peut-être arriver à quelque chose, mais en la lui donnant pour plus difficile qu'elle n'était en réalité afin de paraître lui-même avoir fait quelque chose de plus aimable en la lui faisant connaître, elle était apparue à Swann non pas certes sans beauté, mais d'un genre de beauté qui lui était indifférent, qui ne lui inspirait aucun désir, lui causait même une sorte de répulsion physique, de ces femmes comme tout le monde a les siennes, différentes pour chacun, et qui sont l'opposé du type que nos sens réclament. Pour lui plaire, elle avait un profil trop accusé, la peau trop fragile, les pommettes trop saillantes, les traits trop tirés. Ses yeux étaient beaux, mais si grands qu'ils fléchissaient sous leur propre masse, fatiguaient le reste de son visage et lui donnaient toujours l'air d'avoir mauvaise mine ou d'être de mauvaise humeur. Quelque temps après cette présentation au théâtre, elle lui avait écrit pour lui demander à voir ses collections qui l'intéressaient tant, "elle, ignorante qui avait le goût des jolies choses", disant qu'il lui semblait qu'elle le connaîtrait mieux, quand elle l'aurait vu dans "son home" où elle l'imaginait "si confortable avec son thé et ses livres", quoiqu'elle ne lui eût pas caché sa surprise qu'il habitât ce quartier qui devait être si triste et "qui était si peu smart pour lui qui l'était tant". Et après qu'il l'eut laissée venir, en le quittant, elle lui avait dit son regret d'être restée si peu dans cette demeure où elle avait été heureuse de pénétrer, parlant de lui comme s'il avait été pour elle quelque chose de plus que les autres êtres qu'elle connaissait, et semblant établir entre leurs deux personnes une sorte de trait d'union romanesque qui l'avait fait sourire. Mais à l'âge déjà un peu désabusé dont approchait Swann, et où l'on sait se contenter d'être amoureux pour le plaisir de l'être sans trop exiger de réciprocité, ce rapprochement des cœurs, s'il n'est plus comme dans la première jeunesse le but vers lequel tend nécessairement l'amour, lui reste uni en revanche par une association d'idées si forte, qu'il peut en devenir la cause, s'il se présente avant lui. Autrefois on rêvait de posséder le cœur de la femme dont on était amoureux ; plus tard sentir qu'on possède le cœur d'une femme peut suffire à vous en rendre amoureux.
Marcel Proust
Du côté de chez Swann
1913
Une rencontre originale
- La rencontre est racontée rétrospectivement.
- C'est une scène d'amour originale dans le sens où Swann ne trouve quasiment que des défauts à Odette. Elle ne raconte pas du tout un coup de foudre.
- Il y a une forme de désillusion chez le narrateur : "Autrefois on rêvait de posséder le cœur de la femme dont on était amoureux ; plus tard sentir qu'on possède le cœur d'une femme peut suffire à vous en rendre amoureux."
- On remarque l'opposition dans la dernière phrase du texte entre deux temps : "autrefois" et "plus tard". C'est une forme de chiasme. Le narrateur oppose l'idée qu'on aime la personne tout de suite, à l'idée qu'on aime quelqu'un car il nous aime d'abord.
- L'emploi du "on" indéfini fait de cette phrase une maxime. La rencontre est un exemple de cette vérité apparemment générale, comme le souligne le présent de vérité.
Un portrait cruel
- Le portrait fait d'Odette est cruel.
- D'abord le narrateur évoque ses amours passées. L'apparition d'Odette est tardive.
- Puis, on trouve les paroles rapportées de l'ami de Swann qui lui présente Odette. C'est un portrait déjà peu flatteur, Odette semble être une femme facile : "une femme qui n'est pas inaccessible".
- Enfin, Odette est décrite à travers les yeux de Swann. Le texte est en focalisation interne.
- De nouveau, la description physique est peu flatteuse : "un profil trop accusé", "la peau trop fragile", "les pommettes trop saillante", "les traits trop tirés".
- Il banalise la femme aimée : "comme tout le monde a les siennes".
- On peut noter l'énumération et répétition : "mauvaise mine, mauvaise humeur".
- Le portrait est fait d'une façon presque médicale : "disséquait".
- Un seul adjectif positif, "beaux" désigne les yeux, suivi toutefois directement de la conjonction de coordination "mais".
Un rapport déséquilibré
- Le rapport entre Swann et Odette est complètement déséquilibré.
- Odette est présentée comme une femme plutôt idiote et superficielle : "elle, ignorante qui avait le goût des jolies choses".
- Elle utilise des mots anglais pour faire comme les autres, pour être à la mode. Cela montre une petitesse d'esprit, Odette ne réfléchit pas beaucoup par elle-même et fait comme tout le monde. Elle parle ainsi de "son home".
- C'est Odette qui propose à Swann de venir chez lui, un lieu qu'elle pense "si confortable avec son thé et ses livres".
- Odette flatte Swann : "qui était si peu smart pour lui qui l'était tant". Elle lui dit donc que l'endroit où elle vient n'est pas digne de lui, qu'elle est moins intelligente que lui, qu'il fait partie de l'élite, etc.
Odette semble un faire valoir de Swann. - Les paroles d'Odette sont rapportées entre guillemets. Il y a une certaine ironie, le narrateur se moque de sa façon de parler.
L'utilisation des temps verbaux
- Le plus-que-parfait désigne une action passée qui s'est déroulée avant une autre action passée.
- Le choix du plus-que-parfait rappelle que Swann raconte cette rencontre dans un passé qui est le futur de la rencontre. On peut donc parler d'une analepse.
- Il y a une certaine distance. Le refus du passé simple place la rencontre amoureuse dans un passé lointain, qui n'a pas eu un impact très fort sur le narrateur.
- On trouve quelques présents qui ont une valeur de vérité générale : "'on sait se contenter d'être amoureux pour le plaisir de l'être sans trop exiger de réciprocité, ce rapprochement des cœurs, s'il n'est plus comme dans la première jeunesse le but vers lequel tend nécessairement l'amour".
Une définition désabusée de l'amour
- L'amour n'est pas forcément partagé.
- Le coup de foudre est une idée reçue. L'amour n'est pas "spontané".
- On peut commencer par ne pas aimer la personne.
- L'amour est lié à l'amour-propre. On aime quelqu'un car il nous aime. Il y a une idée narcissique de l'amour.
- L'amour est lié au plaisir.
- L'amour n'est pas éternel.
En quoi cette rencontre est-elle originale ?
I. Une rencontre sans étincelles
II. Le portrait cruel d'Odette
III. Le déséquilibre dans la relation
En quoi la vision de l'amour dans le texte est-elle désabusée ?
I. Une rencontre sans étincelles
II. Le déséquilibre dans la relation
III. Un amour intéressé
En quoi cette scène est-elle originale ?
I. Le choix du temps
II. Le portrait cruel de la femme aimée
III. Une vision désabusée de l'amour