Sommaire
ILe thème de la solitudeIILe désespoir et la colèreIIILe thème de l'obscuritéIVL'importance du corpsVLa fraternitéVILa dimension religieuseMalgré la rumeur, malgré tous ces hommes qui avaient combattu comme lui, Katow était seul, seul entre le corps de son ami mort et ses deux compagnons épouvantés, seul entre ce mur et ce sifflet (le sifflet de la chaudière de la locomotive) perdu dans la nuit. Mais un homme pouvait être plus fort que cette solitude et même, peut-être, que ce sifflet atroce : la peur luttait en lui contre la plus terrible tentation de sa vie. Il ouvrit à son tour la boucle de sa ceinture (à l'intérieur de laquelle se trouve la capsule de cyanure). Enfin :
- Hé, là, dit-il à voix très basse. Souen, pose ta main sur ma poitrine, et prends dès que je la toucherai : je vais vous donner mon cyanure (celui de Kyo, l'autre dirigeant de l'insurrection). Il n'y en a absolument que pour deux. Il avait renoncé à tout sauf à dire qu'il n'y en avait que pour deux. Couché sur le côté, il brisa le cyanure en deux. Les gardes masquaient la lumière, qui les entourait d'une auréole trouble ; mais n'allaient-ils pas bouger ? Impossible de voir quoi que ce fût ; ce don de plus que sa vie, Katow le faisait à cette main chaude qui reposait sur lui, pas même à des corps. Elle se crispa comme un animal, se sépara de lui aussitôt. Il attendit, tout le corps tendu. Et soudain, il entendit l'une des deux voix : "C'est perdu. Tombé."
Voix à peine altérée par l'angoisse, comme si une telle catastrophe n'eût pas été possible, comme si tout eût dû s'arranger. Pour Katow aussi, c'était impossible. Une colère sans limites montait en lui mais retombait, combattue par cette impossibilité. Et pourtant ! Avoir donné cela pour que cet idiot le perdît !
- Quand ? demanda-t-il.
- Avant mon corps. Pas pu tenir quand Souen l'a passé : je suis blessé à la main.
- Il a fait tomber les deux, dit Souen.
Sans doute cherchaient-ils entre eux. Ils cherchèrent ensuite entre Katow et Souen, sur qui l'autre était probablement presque couché, car Katow, sans rien voir, sentait près de lui la masse des deux corps. Il cherchait lui aussi, s'efforçant de vaincre sa nervosité, de poser sa main à plat, de dix centimètres en dix centimètres, partout où il pouvait atteindre. Leurs mains frôlèrent la sienne. Et tout à coup une des deux la prit, la serra, la conserva.
- Même si nous ne retrouvons rien... dit une des voix.
Katow lui aussi, serrait la main, à la limite des larmes, pris par cette pauvre fraternité sans visage, presque sans voix (tous les chuchotements se ressemblent) qui lui était donnée dans cette obscurité contre le plus grand don qu'il eût jamais fait, et qui était peut-être fait en vain. Bien que Souen continuât à chercher, les deux mains restaient unies. L'étreinte devint soudain crispation :
- Voilà. Ô résurrection !...
André Malraux
La Condition humaine
1933
Le thème de la solitude
- Ce texte montre bien la solitude de l'être humain.
- Il y a une opposition entre le pluriel et le singulier qui s'illustre parfaitement dans l'expression "rumeur, tous ces hommes" contre "seul".
- L'adjectif "seul" est répété trois fois. Ils s'opposent à "hommes", "compagnons" et "épouvantés".
- On ne peut pas fuir la solitude : "entre ce mur et ce sifflet".
- C'est un combat intérieur qu'on vit tout seul : "la peur luttait en lui", "en lui combattue".
Le désespoir et la colère
- Les sentiments liés à cette solitude sont la colère et le désespoir.
- L'énumération de termes négatifs soulignent l'importance de sentiments violents : "angoisse", "catastrophe", "impossible", "colère", "combattue", "idiot".
- On a l'idée d'une gradation vers le désespoir. Katow se retrouve tout seul en lui-même. Mais il veut surmonter cette angoisse.
- Katow essaie ainsi de surmonter sa colère. S'il est en colère ("que cet idiot le perdit") il essaie de se contrôler quand Souen perd le cyanure. Il lui dit simplement : "quand ?"
Il y a une volonté de dépasser la colère et la tristesse.
Le thème de l'obscurité
- Le thème de l'obscurité est récurrent dans le texte.
- On trouve ainsi les expressions : "perdu dans la nuit", "les gardes masquaient la lumière", "qui les entourait d'une auréole trouble", "impossible de voir quoi que ce fût", "sans rien voir", "dans cette obscurité".
- Cette ambiance pesante rappelle que les personnages sont enfermés. L'obscurité symbolise la souffrance. La lumière de la lampe représente l'espoir, c'est une "auréole trouble".
- Car il fait sombre, les sensations auditives prennent de l'importance : "la rumeur", "ce sifflet perdu dans la nuit", "ce sifflet atroce", "à voix très basse", "presque sans vraie voix", "tous les chuchotements se ressemblent".
- Car il fait obscur, il y a un suspense créé par la perte du cyanure.
L'importance du corps
- Malraux met en avant l'importance du corps. C'est par le corps que les hommes peuvent être liés.
- De ce fait, le champ lexical du corps est développé : "le corps", "ta main sur ma poitrine", "je la toucherai", "cette main chaude qui reposait sur lui", "elle se crispa comme un animal", "se sépara de lui aussitôt", "tout le corps tendu", "avant mon corps", "sur qui l'autre était presque couché", "la masse des deux corps", "poser sa main à plat", "leurs mains frôlaient la sienne", "une des deux la prit, la serra, la conserva", "lui aussi serrait la main", "les deux mains restaient unies", "l'étreinte devint soudain crispation".
La fraternité
- C'est la fraternité qui peut aider à échapper à la condition humaine, à la solitude de l'Homme.
- Katow fait un don, celui du cyanure "peut-être vain". Mais ce n'est pas en vain, car en échange il obtient la fraternité.
- Cette "fraternité sans visage" n'est pas l'amitié entre deux personnes qui se connaissent, c'est l'amitié entre deux inconnus.
- Plusieurs expressions désignent l'échange verbal :
"voix très basse", "auréole trouble", "donnée dans cette obscurité". - Les deux personnages se touchent, ils sont unis.
- On souligne l'idée de protection : "Souen, pose ta main sur ma poitrine".
- La fraternité suppose un acte fraternel. C'est "le don" du cyanure.
- La fraternité est symbolisée par "l'étreinte" finale qui "devient alors crispation", paroxysme du rapprochement.
La dimension religieuse
- Katow se sacrifie dans cette scène. Il le fait aveuglement : "impossible de voir quoi que ce fut".
C'est un acte de partage aux connotations bibliques : "il brisa en deux" comme les chrétiens brisent le pain. - Katow est conscient que sans le cyanure, il va souffrir une mort horrible. Il n'en a pas assez pour trois : "il n'y en a absolument que pour deux". Mais il choisit de donner le poison tout de même. Cet acte a quelque chose de christique.
- On peut relever le champ lexical de la religion catholique : "auréole", "fraternité", "Ô résurrection !"
- On peut aller plus loin et dire que le nom "Katow" est similaire à "catho" donc "catholique".
- Il y a un certain détournement également avec : "Voilà. Ô résurrection !" Katow exprime du soulagement car son camarade a retrouvé le cyanure. Mais il lui offre la mort. La "résurrection" est celle de Katow. Il a donné un sens à sa vie en se sacrifiant pour un autre. Il sait qu'il va connaître un sort horrible, mais il se sent heureux et digne.
Quelle est l'évolution de Katow dans cette scène ?
I. Un homme en lutte contre la solitude
II. Le choix de la fraternité
III. Le don du cyanure : un sacrifice
Que symbolise le don du cyanure dans cet extrait ?
I. La fraternité
II. La dimension religieuse
III. Katow, un sacrifié
Qu'oppose Malraux dans ce texte ?
I. L'obscurité et la solitude
II. La fraternité et le corps
III. Le sacrifice de Katow comme transcendance de la condition humaine