Sommaire
IUne temporalité floueIIL'importance de la natureIIILes sensationsIVL'écriture de Camus : flux de conscienceVLa solitude du narrateurVILa relation entre les personnagesJ'ai retrouvé dans l'eau Marie Cardona, une ancienne dactylo de mon bureau dont j'avais eu envie à l'époque. Elle aussi, je crois. Mais elle est partie peu après et nous n'avons pas eu le temps. Je l'ai aidée à monter sur une bouée et, dans ce mouvement, j'ai effleuré ses seins. J'étais encore dans l'eau quand elle était déjà à plat ventre sur la bouée. Elle s'est retournée vers moi. Elle avait les cheveux dans les yeux et elle riait. Je me suis hissé à côté d'elle sur la bouée. Il faisait bon et, comme en plaisantant, j'ai laissé ma tête en arrière et je l'ai posée sur son ventre. Elle n'a rien dit et je suis resté ainsi. J'avais tout le ciel dans les yeux et il était bleu et doré. Sous ma nuque, je sentais le ventre de Marie battre doucement. Nous sommes restés longtemps sur la bouée, à moitié endormis. Quand le soleil est devenu trop fort, elle a plongé et je l'ai suivie. Je l'ai rattrapée, j'ai passé ma main autour de sa taille et nous avons nagé ensemble. Elle riait toujours. Sur le quai, pendant que nous nous séchions, elle m'a dit : "Je suis plus brune que vous." Je lui ai demandé si elle voulait venir au cinéma, le soir. Elle a encore ri et m'a dit qu'elle avait envie de voir un film avec Fernandel. Quand nous nous sommes rhabillés, elle a eu l'air très surprise de me voir avec une cravate noire et elle m'a demandé si j'étais en deuil. Je lui ai dit que maman était morte. Comme elle voulait savoir depuis quand, j'ai répondu : "Depuis hier." Elle a eu un petit recul, mais n'a fait aucune remarque. J'ai eu envie de lui dire que ce n'était pas de ma faute, mais je me suis arrêté parce que j'ai pensé que je l'avais déjà dit à mon patron. Cela ne signifiait rien. De toute façon, on est toujours un peu fautif.
Le soir, Marie avait tout oublié. Le film était drôle par moments et puis vraiment trop bête. Elle avait sa jambe contre la mienne. Je lui caressais ses seins. Vers la fin de la séance, je l'ai embrassée, mais mal. En sortant, elle est venue chez moi.
Albert Camus
L'Étranger
1942
Une temporalité floue
- La temporalité du texte n'est pas bien définie. Cela ajoute à l'impression d'étrangeté du récit.
- Plusieurs marques de temps rythment le récit : "ancienne", "à l'époque", "peu après", "pas eu le temps", "pendant que", "le soir", "quand", "depuis quand", "hier", "le soir", "vers la fin".
- Dans l'eau, le temps semble s'étendre. Autrement, les actions se suivent très rapidement.
- Les termes "ancienne" et "à l'époque" sont souvent utilisés pour parler d'un temps vraiment ancien. Ici, ce ne doit pas être le cas, les personnages ne sont pas très vieux.
L'importance de la nature
- La nature est ici comme un refuge. L'étranger y vit une parenthèse heureuse avec Marie.
- Le champ lexical de la nature est dominant : "eau", "ciel", "soleil".
- La nature semble envelopper le narrateur, le bercer : "ce mouvement".
- On relève une métaphore poétique : "J'avais tout le ciel dans les yeux et il était bleu et doré". La nature semble ne faire qu'un avec le narrateur. On lit la force et le réconfort de la nature sur l'homme : "il faisait bon".
- En même temps, la nature a déjà quelque chose d'inquiétant. Le ciel "dans les yeux" qui est "doré" est une sorte de périphrase pour désigner le soleil. Une nouvelle mention y est faite avec :"le soleil est devenu trop fort". C'est le soleil qui met fin à la parenthèse dorée entre Marie et le narrateur. C'est le soleil plus tard qui sera la raison invoquée par le narrateur pour justifier le meurtre de l'Arabe.
Les sensations
- Les sensations sont ici en lien avec la sensualité de la scène.
- On retrouve des verbes de sensation : "effleuré", "je sentais", "j'ai passé ma main", "caressais", "embrassé".
- Le toucher surtout domine la scène ("jambe contre la mienne"). C'est le rapprochement des corps.
- Il y a aussi la sensation de la chaleur : "il faisait bon".
- La vision est importante : "j'avais tout le ciel dans les yeux".
L'écriture de Camus : flux de conscience
- L'écriture de Camus est très sobre. Les idées se suivent, se répètent aussi.
- Il n'y a aucune ponctuation expressive et on note l'alternance de phrases longues et courtes, avec de nombreuses virgules.
- Le narrateur semble assez froid. On a l'impression qu'il vit tout avec une certaine distance.
- On peut parler d'écriture qui suit le "flux de conscience". Les pensées du narrateur sont rapportées au fur et à mesure.
La solitude du narrateur
- Le narrateur vit ici un moment rare, il arrive à faire une connexion avec un autre être humain. Mais la scène reste empreinte de la profonde solitude du personnage.
- L'écriture et l'atmosphère de la scène ajoutent à cette idée d'un personnage en décalage.
- Le personnage semble se regarder de loin, se raconter de loin.
- Une distance se crée entre Marie et le narrateur quand il dit que sa mère est morte. C'est une rupture dans l'écriture puisqu'il s'agit du seul passage rapporté au style direct : "Depuis hier". C'est le décalage entre le narrateur et les autres. C'est sa "faute".
- Le récit développe une idée de fatalité, comme si le narrateur savait qu'il serait toujours rejeté : "j'ai eu envie de lui dire que ce n'était pas de ma faute, mais je me suis arrêté parce que j'ai pensé que je l'avais déjà dit à mon patron". Il a déjà connu cette réaction.
- La vie n'a pas de sens : "cela ne signifiait rien".
- La conclusion finale emploie un présent de vérité générale ce qui généralise le propos : "on est toujours un peu fautif".
La relation entre les personnages
- Les deux personnages se connaissent déjà : "ancienne dactylo de mon bureau".
- La séduction domine, avec le narrateur qui se rapproche physiquement de Marie et elle qui laisse faire : "j'ai effleuré ses seins", "elle s'est retournée vers moi", "j'ai laissé ma tête en arrière et je l'ai posée sur son ventre", "elle n'a rien dit", "je sentais le ventre de Marie".
- L'utilisation du pronom personnel "nous" représente l'espoir d'union : "nous sommes restés", "nous avons nagé ensemble", "nous nous séchions". Le "nous" disparaît après l'annonce de la mort de sa mère : rupture.
- On peut noter le contraste entre le narrateur qui ne semble pas exprimer beaucoup de choses et le rire de Marie est éloquent : "elle riait", "elle riait toujours". Elle veut voir un film drôle : "avec Fernandel", "le film était drôle".
- Mais la relation est vouée à l'échec : "je l'ai embrassée, mais mal", "elle a eu un petit recul".
En quoi le narrateur paraît-il un "étranger" dans cette scène ?
I. Une écriture froide
II. L'absence d'émotions
III. La distance avec Marie
En quoi cette scène est-elle celle d'un rapprochement ambigu ?
I. Le rapprochement physique
II. Une parenthèse du "nous"
III. La solitude de l'étranger
Comment la scène amène-t-elle l'idée de fatalité ?
I. La solitude du héros
II. Une relation vouée à l'échec
III. L'influence du soleil