Sommaire
ILe portrait moral d'AlcideIILe portrait physique d'AlcideIIIAlcide et l'argentIVLa position de BardamuVL'ironie grinçanteC'était d'ailleurs une bonne nature, Alcide, serviable et généreuse et tout. Je le compris plus tard, un peu trop tard. Sa formidable résignation l'accablait, cette qualité de base qui rend les pauvres gens de l'armée ou d'ailleurs aussi faciles à tuer qu'à faire vivre. Jamais, ou presque, ils ne demandent le pourquoi, les petits, de tout ce qu'ils supportent. Ils se haïssent les uns les autres, ça suffit. […]
Je me mis à le regarder de bien plus près Alcide, à mesure qu'il s'avouait la faute de ne pas être assez généreux, avec sa petite moustache cosmétique, ses sourcils d'excentrique, sa peau calcinée. Pudique Alcide ! Comme il avait dû en faire des économies sur sa solde étriquée… sur ses primes faméliques et sur son minuscule commerce clandestin… pendant des mois, des années, dans cet infernal Topo !… Je ne savais pas quoi lui répondre, moi, je n'étais pas très compétent, mais il me dépassait tellement par le cœur que j'en devins tout rouge… À côté d'Alcide, rien qu'un mufle impuissant moi, épais, et vain j'étais… Y avait pas à chiquer. C'était net.
Je n'osais plus lui parler, je m'en sentais soudain énormément indigne de lui parler. Moi qui hier encore le négligeais et même le méprisais un peu, Alcide.
"Je n'ai pas eu de veine, poursuivait-il, sans se rendre compte qu'il m'embarrassait avec ses confidences. Imagine-toi qu'il y a deux ans, elle a eu la paralysie infantile… Figure-toi… Tu sais ce que c'est toi la paralysie infantile ?"
Il m'expliqua alors que la jambe gauche de l'enfant demeurait atrophiée et qu'elle suivait un traitement d'électricité à Bordeaux, chez un spécialiste.
"Est-ce que ça revient, tu crois ?…" qu'il s'inquiétait.
Je l'assurai que ça se rétablissait très bien, très complètement avec le temps et l'électricité. Il parlait de sa mère qui était morte et de son infirmité à la petite avec beaucoup de précaution. Il avait peur, même de loin, de lui faire du mal.
"As-tu été la voir depuis sa maladie ?
- Non… j'étais ici.
- Iras-tu bientôt ?
- Je crois que ne pourrai pas avant trois ans… Tu comprends ici, je fais un peu de commerce… Alors ça lui aide bien… Si je partais en congé à présent, au retour la place serait prise… surtout avec l'autre vache…"
Ainsi, Alcide demandait-il à redoubler son séjour, à faire six ans de suite à Topo, au lieu de trois, pour la petite nièce dont il ne possédait que quelques lettres et ce petit portrait. "Ce qui m'ennuie, reprit-il, quand nous nous couchâmes, c'est qu'elle n'a là-bas personne pour les vacances… C'est dur pour une petite enfant… "
Louis-Ferdinand Céline
Voyage au bout de la nuit
1932
Le portrait moral d'Alcide
- Le texte dresse un portrait positif d'abord d'Alcide : "bonne nature", "serviable", " généreuse".
- Bardamu parle de "qualité de base", c'est la "résignation" d'Alcide.
- Il y a opposition entre "accablait" et "formidable".
- Les adjectifs positifs sont renforcés par "et tout".
- Le récit donne l'impression d'un homme facile à vivre : "facile à tuer et à faire vivre".
- Quelque chose cloche néanmoins dans le portrait, ironie de Céline derrière. Alcide est associé aux "petits", les "gens de l'armée" qui "se haïssent les uns les autres".
Le portrait physique d'Alcide
- Le narrateur livre aussi un portrait physique du personnage.
- Il a une "petite moustache cosmétique". Il s'agit d'une caricature ici, la moustache était à la mode à l'époque. Alcide est un homme qui prend soin de son physique.
- C'est par ailleurs un personnage qui est jugé excentrique : "sourcils d'excentrique".
- Il est souvent au soleil, il travaille dehors, il a la "peau calcinée".
Alcide et l'argent
- Le personnage est riche. On le comprend malgré les euphémismes.
- Il a plusieurs sources de revenus : "économie", "solde étriquée, "primes faméliques" et "minuscule commerce clandestin". En vérité, le personnage n'est pas pauvre. Céline est ironique. Bardamu répète sans doute ce qu'Alcide lui a dit. Mais c'est un personnage capable de faire des économies.
- Le "minuscule commerce clandestin" est un trafic illégal. Il n'est pas du tout minuscule. Alcide en reparle ensuite : "le commerce" pour lequel il ne peut pas prendre de "congés" car un autre prendrait sa place ("l'autre vache").
La position de Bardamu
- Le narrateur Bardamu se sent mal à l'aise.
- On a l'impression qu'Alcide est en train de se confesser : "faute", "avouer".
- Bardamu pense que c'est un homme moral, il se sent moins bon que lui : "dépassait par le cœur". Il ne sait "pas quoi lui répondre".
- Bardamu a honte, il est "rouge". Il se rabaisse lui-même en s'associant à un "mufle" et un "impuissant".
- Il avoue que les "confidences d'Alcide "m'embarrassait".
- L'exclamation de Bardamu est comique : "Y avait pas à chiquer, c'était net".
- La réaction de Bardamu est d'autant plus comique qu'en vérité Alcide n'est pas un personnage moral.
L'ironie grinçante
- Ce texte est empreint de l'ironie grinçante de Céline. Derrière la naïveté du personnage de Bardamu, qui croit qu'Alcide est une personne morale et louable, transparaît la vérité.
- Alcide est un truand, il participe à un trafic.
- Alcide tente de se faire plaindre. Il insiste sur sa situation pathétique : "faute", "avouer", "des mois", "des années".
- Par le passage au discours direct, Alcide explique qu'il n'a pas eu de "veine". Cela contraste avec le trafic et l'argent.
- En vérité, le seul vrai malheur d'Alcide, c'est la maladie de sa nièce : "paralysie infantile". Il parle aussi de sa "mère morte", mais cela date.
- Dans le deuxième passage au discours direct, Alcide essaie de justifier pourquoi il n'est pas au chevet de sa nièce. Il parle du "commerce", mais comme c'est un trafic illégal, son excuse n'est pas valable. Par ailleurs, il a demandé à rester six ans au lieu de trois. Il n'a aucune envie d'être au côté de sa nièce. Il s'invente des excuses et des raisons.
- Le vrai pathétique c'est en effet que l'enfant est seule, personne n'est là pour elle. Mais Alcide n'est pas un personnage louable.
En quoi la description d'Alcide est-elle ambiguë ?
I. Une description positive par Bardamu
II. La question de l'argent
III. Un riche trafiquant, ironie de Céline
En quoi la focalisation dans le texte est-elle originale ?
I. Le point de vue du naïf Bardamu
II. Les passages au discours direct
III. L'ironie grinçante de Céline
Quel portrait est fait d'Alcide ?
I. Un homme bon et moral
II. Un trafiquant
III. Un hypocrite riche