Sommaire
ILe portrait de Jean ValjeanIIL'histoire de Jean ValjeanIIILe portrait de l'évêque : un homme bonIVLe lyrisme de Jean ValjeanLa porte s'ouvrit.
Elle s'ouvrit vivement, toute grande, comme si quelqu'un la poussait avec énergie et résolution.
Un homme entra, fit un pas et s'arrêta, laissant la porte ouverte derrière lui. Il avait son sac sur l'épaule, son bâton à la main, une expression rude, hardie, fatiguée et violente dans les yeux. Le feu de la cheminée l'éclairait. Il était hideux. C'était une sinistre apparition.
Madame Magloire n'eut pas même la force de jeter un cri. Elle tressaillit, et resta béante.
Mademoiselle Baptistine se retourna, aperçut l'homme qui entrait et se dressa à demi d'effarement ; puis, ramenant peu à peu sa tête vers la cheminée, elle se mit à regarder son frère, et son visage redevint profondément calme et serein.
L'évêque fixait sur l'homme un œil tranquille.
Comme il ouvrait la bouche, sans doute pour demander au nouveau venu ce qu'il désirait, l'homme appuya ses deux mains à la fois sur son bâton, promena ses yeux tour à tour sur le vieillard et les femmes, et, sans attendre que l'évêque parlât, dit d'une voix haute :
- Voici. Je m'appelle Jean Valjean. Je suis un galérien. J'ai passé dix-neuf ans au bagne. Je suis libéré depuis quatre jours et en route pour Pontarlier qui est ma destination. Quatre jours que je marche depuis Toulon. Aujourd'hui, j'ai fait douze lieues à pied. Ce soir, en arrivant dans ce pays, j'ai été dans une auberge, on m'a renvoyé à cause de mon passeport jaune que j'avais montré à la mairie. Il avait fallu. J'ai été à une autre auberge. On m'a dit : Va-t-en ! Chez l'un, chez l'autre. Personne n'a voulu de moi. J'ai été à la prison, le guichetier n'a pas ouvert. J'ai été dans la niche d'un chien. Ce chien m'a mordu et m'a chassé, comme s'il avait été un homme. On aurait dit qu'il savait qui j'étais. Je m'en suis allé dans les champs pour coucher à la belle étoile. Il n'y avait pas d'étoile. J'ai pensé qu'il pleuvrait, et qu'il n'y avait pas de bon Dieu pour empêcher de pleuvoir, et je suis rentré dans la ville pour y trouver le renfoncement d'une porte. Là, dans la place, j'allais me coucher sur une pierre, une bonne femme m'a montré votre maison et m'a dit : Frappe là. J'ai frappé. Qu'est-ce que c'est ici ? Êtes-vous une auberge ? J'ai de l'argent. Ma masse. Cent neuf francs quinze sous que j'ai gagnés au bagne par mon travail en dix-neuf ans. Je payerai. Qu'est-ce que cela me fait ? J'ai de l'argent. Je suis très fatigué, douze lieues à pied, j'ai bien faim. Voulez-vous que je reste ?
- Madame Magloire, dit l'évêque, vous mettrez un couvert de plus.
L'homme fit trois pas et s'approcha de la lampe qui était sur la table. - Tenez, reprit-il, comme s'il n'avait pas bien compris, ce n'est pas ça. Avez-vous entendu ? Je suis un galérien. Un forçat. Je viens des galères. - Il tira de sa poche une grande feuille de papier jaune qu'il déplia. - Voilà mon passeport. Jaune, comme vous voyez. Cela sert à me faire chasser de partout où je vais. Voulez-vous lire ? Je sais lire, moi. J'ai appris au bagne. Il y a une école pour ceux qui veulent. Tenez, voilà ce qu'on a mis sur le passeport : "Jean Valjean, forçat libéré, natif de… - cela vous est égal… - Est resté dix-neuf ans au bagne. Cinq ans pour vol avec effraction. Quatorze ans pour avoir tenté de s'évader quatre fois. Cet homme est très dangereux." - Voilà ! Tout le monde m'a jeté dehors. Voulez-vous me recevoir, vous ? Est-ce une auberge ? Voulez-vous me donner à manger et à coucher ? Avez-vous une écurie ?
- Madame Magloire, dit l'évêque, vous mettrez des draps blancs au lit de l'alcôve.
Madame Magloire sortit pour exécuter ces ordres.
L'évêque se tourna vers l'homme.
- Monsieur, asseyez-vous et chauffez-vous. Nous allons souper dans un instant, et l'on fera votre lit pendant que vous souperez.
Ici l'homme comprit tout à fait. L'expression de son visage, jusqu'alors sombre et dure, s'empreignit de stupéfaction, de doute, de joie, et devint extraordinaire. Il se mit à balbutier comme un homme fou :
- Vrai ? Quoi ! Vous me gardez ? Vous ne me chassez pas ? un forçat ! Vous m'appelez monsieur ! Vous ne me tutoyez pas ? Va-t-en, chien ! qu'on me dit toujours. Je croyais bien que vous me chasseriez. Aussi j'avais dit tout de suite qui je suis. Oh ! La brave femme qui m'a enseigné ici ! Je vais souper ! Un lit avec des matelas et des draps ! comme tout le monde ! Un lit ! Il y a dix-neuf ans que je n'ai couché dans un lit ! Vous voulez bien que je ne m'en aille pas ! Vous êtes de dignes gens ! D'ailleurs j'ai de l'argent. Je payerai tout ce qu'on voudra. Vous êtes un brave homme. Vous êtes aubergiste, n'est-ce pas ?
- Je suis, dit l'évêque, un prêtre qui demeure ici.
- Un prêtre ! reprit l'homme. Oh ! Un brave homme de prêtre ! Alors vous ne me demandez pas d'argent ? Le curé, n'est-ce pas ? Le curé de cette grande église ? Tiens ! C'est vrai, que je suis bête ! Je n'avais pas vu votre calotte.
Tout en parlant il avait déposé son sac et son bâton dans un coin, puis remis son passeport dans sa poche, et s'était assis.
Victor Hugo
Les Misérables
1862
Le portrait de Jean Valjean
- Le texte est au passé simple. C'est la narration de l'arrivée de Jean Valjean chez l'évêque avec une véritable mise en scène presque théâtrale. On insiste sur l'entrée de Valjean et sur son apparence : "la porte s'ouvrit", "elle s'ouvrit".
- Le personnage est décrit comme un homme qui fait peur et imposant : "énergie", "vivement", "résolution", "violente".
- Son apparence est terrifiante : "hideux", "sinistre", "rude", "hardie", "fatiguée".
L'histoire de Jean Valjean
- Victor Hugo écrit ici un passage où Valjean raconte qu'il a été en prison. Il choisit le discours direct puisque la narration est tenue par le personnage principal.
- Valjean ne cesse d'insister sur le fait qu'il est forçat : "forçat", "galérien". C'est la première chose qu'il dit.
- Il raconte qu'il a passé "dix-neuf ans" en galère sans expliquer pourquoi.
- Il explique qu'il a été rejeté par tout le monde : "auberge", "prison", "chien" et même Dieu.
- Valjean semble prendre de la distance avec lui-même. Après toutes ses souffrances, il se montre assez froid, résolu. Il raconte tout d'une traite.
Le portrait de l'évêque : un homme bon
- Le prêtre est décrit en opposition à Jean Valjean. Ce dernier faisait peur, Mme Magloire et Mme Baptistine avaient voulu "crier" et étaient "effarées". Lorsque Mme Baptistine regarde son frère l'évêque, elle est de nouveau "calme" et "sereine" C'est un homme apaisant.
- Il n'a pas peur de Jean Valjean, il le regarde d'un "œil tranquille".
- Après le long récit de Jean Valjean, il ne répond pas vraiment à Valjean. Il s'adresse à une des femmes et dit qu'il faudra ajouter "un couvert de plus". C'est une façon détournée d'accepter l'homme à sa table et de lui offrir l'hospitalité. Lorsque Valjean s'étonne et demande s'il y a une "écurie", toujours sans lui répondre directement, il demande qu'on prépare "des draps blancs" pour le lit.
- L'évêque appelle Jean Valjean "monsieur" et le vouvoie. Il lui demande de s'asseoir. C'est la dernier signe de sa bonté. Valjean n'a pu s'arrêter nulle part. Enfin, il peut se reposer.
- C'est un homme qui apparaît comme bon. Il ne reproche rien à Valjean, le traite bien alors qu'il sait qu'il a été forçat.
Le lyrisme de Jean Valjean
- Au début, le récit est raconté de façon sobre mais plein de pathétisme. Jean Valjean a même été rejeté par un chien. Il n'y avait même pas d'étoile pour lui. Il insiste sur les termes "forçat", "galérien", "passeport jaune", "je viens des galères" ; il croit que l'évêque n'a pas compris.
- Il y a un changement d'attitude chez Valjean dans cette scène. Il est d'abord apparu comme rude et froid. Il était résolu mais aussi presque certain qu'on le rejetterait. Il est surpris par la réaction de l'évêque.
- À la fin de la scène, l'expression de la joie et de la surprise s'exprime par une abondance de ponctuations expressives dans le discours de Jean Valjean.
- Le narrateur précise que Jean Valjean est "stupéfait". Il exprime le "doute" et la "joie". Il ne peut croire à ce qui lui arrive. Il n'est plus "sombre" et "dur". Son attitude est même celle d'un "homme fou". Fou de joie.
- Les phrases nominales soulignent l'émotion de Jean Valjean : "des draps !", "Vrai ? Quoi !"
- Jean Valjean se sent enfin un homme comme les autres : "je vais souper ! des draps", "Comme tout le monde !".
- Jean Valjean exprime sa gratitude : "brave homme", "brave homme de prêtre".
Comment Victor Hugo peint-il la bonté de l'évêque ?
I. L'opposition à Jean Valjean
II. L'offre d'hospitalité
III. Il traite Valjean comme un homme
Comment la bonté de l'évêque transforme-t-elle Valjean ?
I. Au début de la scène, un portrait terrifiant
II. La surprise et la joie
III. Le lyrisme de Valjean
En quoi la scène est-elle pathétique ?
I. L'apparence de Jean Valjean
II. Le récit de Valjean
III. L'offre d'hospitalité de l'évêque et la joie de Valjean