Sommaire
IUn cadre merveilleuxIILa beautéIIILa cour et ses regardsIVLa naïveté de la princesseVUne rencontre placée sous de mauvais auguresMme de Clèves avait ouï parler de ce prince à tout le monde, comme de ce qu'il y avait de mieux fait et de plus agréable à la cour ; et surtout madame la Dauphine le lui avait dépeint d'une sorte, et lui en avait parlé tant de fois, qu'elle lui avait donné de la curiosité, et même de l'impatience de le voir. Elle passa tout le jour des fiançailles chez elle à se parer, pour se trouver le soir au bal et au festin royal qui se faisait au Louvre. Lorsqu'elle arriva, l'on admira sa beauté et sa parure ; le bal commença et, comme elle dansait avec M. de Guise, il se fit un assez grand bruit vers la porte de la salle, comme de quelqu'un qui entrait et à qui on faisait place. Mme de Clèves acheva de danser et, pendant qu'elle cherchait des yeux quelqu'un qu'elle avait dessein de prendre, le roi lui cria de prendre celui qui arrivait. Elle se tourna et vit un homme qu'elle crut d'abord ne pouvoir être que M. de Nemours, qui passait par-dessus quelques sièges pour arriver où l'on dansait. Ce prince était fait d'une sorte qu'il était difficile de n'être pas surprise de le voir quand on ne l'avait jamais vu, surtout ce soir-là, où le soin qu'il avait pris de se parer augmentait encore l'air brillant qui était dans sa personne ; mais il était difficile aussi de voir Mme de Clèves pour la première fois sans avoir un grand étonnement.
M. de Nemours fut tellement surpris de sa beauté que, lorsqu'il fut proche d'elle, et qu'elle lui fit la révérence, il ne put s'empêcher de donner des marques de son admiration. Quand ils commencèrent à danser, il s'éleva dans la salle un murmure de louanges. Le roi et les reines se souvinrent qu'ils ne s'étaient jamais vus, et trouvèrent quelque chose de singulier de les voir danser ensemble sans se connaître. Ils les appelèrent quand ils eurent fini sans leur donner le loisir de parler à personne et leur demandèrent s'ils n'avaient pas bien envie de savoir qui ils étaient, et s'ils ne s'en doutaient point.
- Pour moi, madame, dit M. de Nemours, je n'ai pas d'incertitude ; mais comme Mme de Clèves n'a pas les mêmes raisons pour deviner qui je suis que celles que j'ai pour la reconnaître, je voudrais bien que Votre Majesté eût la bonté de lui apprendre mon nom.
- Je crois, dit Mme la Dauphine, qu'elle le sait aussi bien que vous savez le sien.
- Je vous assure, madame, reprit Mme de Clèves, qui paraissait un peu embarrassée, que je ne devine pas si bien que vous pensez.
- Vous devinez fort bien, répondit Mme la Dauphine ; et il y a même quelque chose d'obligeant pour M. de Nemours à ne vouloir pas avouer que vous le connaissez sans l'avoir jamais vu.
La reine les interrompit pour faire continuer le bal ; M. de Nemours prit la reine Dauphine. Cette princesse était d'une parfaite beauté et avait paru telle aux yeux de M. de Nemours avant qu'il allât en Flandre ; mais, de tout le soir, il ne put admirer que Mme de Clèves.
Madame de Lafayette
La Princesse de Clèves
1678
Un cadre merveilleux
- Cette scène raconte un topos littéraire : une rencontre amoureuse entre un homme et une femme. Cette rencontre a lieu dans un cadre magnifique, le Louvre, au cours d'un bal somptueux donné lors de fiançailles, en présence de personnalités de la noblesse. Les lecteurs ont ainsi l'impression d'être plongés dans un conte merveilleux.
- Ainsi, le début du texte insiste sur la splendeur des lieux et l'occasion : "la cour", "le jour des fiançailles", "au bal et au festin royal", "au Louvre".
- Il y a également insistance sur la noblesse des personnes présentes : "la Dauphine", "M. de Guise", "le roi", "M. de Nemours", "Ce prince", "Le roi et les reines". Tous ces éléments témoignent bien du faste et du luxe d'une telle soirée, insistant sur le caractère exceptionnel et la beauté de la scène.
- Ce bal est théâtralisé, orchestré par l'étiquette de la cour sous les yeux des plus grands pour qui la principale occupation est d'intriguer.
La beauté
- Bien entendu, à la cour, parmi la noblesse, tout doit être parfait et esthétique. C'est pourquoi de nombreux termes font référence à la beauté qui apparaît comme une véritable obsession de la part des participants. Mme De Clèves précise avoir passé "tout le jour des fiançailles chez elle à se parer, pour se trouver le soir au bal et au festin royal qui se faisait au Louvre". Cet événement est attendu de tous et sera l'occasion de se faire remarquer et de briller en société.
- Cependant, il n'y a pas de portait détaillé, brossé, des personnages. Ceux-ci sont seulement esquissés à travers la mention faite à leur beauté. Le narrateur s'attarde sur les expressions et les réactions que la beauté provoque chez les personnages. Ainsi, il est question de M. de Nemours avant même qu'il n'arrive, ce qui crée un effet d'attente. On dit de lui qu'il est "ce qu'il y avait de mieux fait et de plus agréable à la cour" et qu'"il était difficile de n'être pas surprise de le voir quand on ne l'avait jamais vu, surtout ce soir-là, où le soin qu'il avait pris de se parer augmentait encore l'air brillant qui était dans sa personne". Ces éléments témoignent de l'intérêt qu'il provoque sur sa compagne de bal.
- Il en va de même pour Mme de Clèves dont la beauté suscite des réactions admiratives chez les courtisans : "Lorsqu'elle arriva, l'on admira sa beauté et sa parure".
- Nemours est touché par cette beauté : "il était difficile aussi de voir Mme de Clèves pour la première fois sans avoir un grand étonnement", "M. de Nemours fut tellement surpris de sa beauté que, lorsqu'il fut proche d'elle, et qu'elle lui fit la révérence, il ne put s'empêcher de donner des marques de son admiration."
- Ainsi, les réactions des deux personnages sont semblables, ils sont immédiatement sous le charme l'un de l'autre, reconnaissant le caractère exceptionnel de la beauté de chacun.
La cour et ses regards
- En arrière-plan de cette rencontre se trouve la cour et tout ce qu'elle peut incarner. Si le lieu de la rencontre et les personnages semblent idylliques, la cour reste un lieu très dangereux dans lequel les courtisans peuvent perdre très rapidement leur influence et leur place.
- Ainsi, cette rencontre n'est pas fortuite, car même s'ils ne se sont jamais rencontrés, chacun connaît l'autre de réputation et en a eu une description précise par l'intermédiaire de la Dauphine. Cette dernière apparaît comme une entremetteuse. Le premier paragraphe raconte en effet l'influence qu'elle eut sur la princesse en suscitant chez elle l'envie de la rencontre : elle "avait ouï parler de ce prince", "madame la Dauphine le lui avait dépeint d'une sorte, et lui en avait parlé tant de fois, qu'elle lui avait donné de la curiosité, et même de l'impatience de le voir."
- Tout porte à croire, d'après la réaction de Nemours, qu'elle a fait de même avec lui : "Pour moi, madame, [...] je n'ai pas d'incertitude; mais comme Mme de Clèves n'a pas les mêmes raisons pour deviner qui je suis que celles que j'ai pour la reconnaître". Il reconnaît volontiers savoir qui elle est, ce qui lui permet de flatter son ego.
- La Dauphine n'est pas la seule à s'amuser de ces rencontres organisées, toute la cour y participe et commente ce qui se passe : "il se fit un assez grand bruit" lors de l'arrivée de Nemours, "Quand ils commencèrent à danser, il s'éleva dans la salle un murmure de louanges."
- Toutefois, cela va plus loin que la simple observation car on s'immisce dans la relation des personnages afin de les observer lors de leurs premiers échanges : "Ils les appelèrent quand ils eurent fini sans leur donner le loisir de parler à personne". Par la suite, chaque mot et geste seront analysés par la cour entière dans les salons.
La naïveté de la princesse
- La princesse est mariée et a été élevée par sa mère avec comme doctrine principale celle de la vertu. Pour elle, une femme ne peut être heureuse qu'en restant fidèle à son mari. Même si elle a conscience de tout cela, la princesse apparaît malgré tout comme une personne naïve, facilement influençable, qui ne se rend pas compte de la manipulation dont elle fait l'objet.
- Elle est ainsi piégée par la Dauphine qui a organisé cette rencontre et en a parlé à toute la cour comme en témoignent les réactions et observations des courtisans, lesquels attendent de voir sa réaction.
- Consciente de la situation délicate dans laquelle elle se trouve, le malaise de la princesse est perceptible. Elle tente tout d'abord de se sortir de ce mauvais pas en ne répondant pas et en feignant l'ignorance : "Je vous assure, madame, reprit Mme de Clèves, qui paraissait un peu embarrassée, que je ne devine pas si bien que vous pensez."
- Au lieu de protéger son amie, la Dauphine sous-entend qu'elle ment : "vous devinez fort bien". Elle va encore plus loin en interprétant la gène de la princesse comme de l'intérêt : "et il y a même quelque chose d'obligeant pour M. de Nemours à ne vouloir pas avouer que vous le connaissez sans l'avoir jamais vu." La Dauphine semble beaucoup s'amuser avec le couple qu'elle a ainsi formé sans s'inquiéter de ce que pourrait en penser la princesse de Clèves.
Une rencontre placée sous de mauvais augures
- Il y a dans cette rencontre quelque chose qui renvoie au destin, à la fatalité, comme si le couple devait se rencontrer. Tout d'abord par l'intervention de la Dauphine qui l'organise le jour de fiançailles, date symbolique. L'intervention du roi, qui ordonne à Nemours et la princesse de danser ensemble, sonne comme un ordre du destin : "le roi lui cria de prendre celui qui arrivait. Elle se tourna et vit un homme qu'elle crut d'abord ne pouvoir être que M. de Nemours".
- Cette scène, qui semble correspondre aux premiers abords au topos de la rencontre amoureuse, s'en détache peu à peu. En effet, même si leur intérêt semble réciproque, il ne fonctionne pas de la même façon. Nemours est étonné et admiratif devant la beauté de la princesse, elle lui fait une forte impression et il semble immédiatement attiré par elle. Cependant, cette attirance est uniquement basée sur le physique, rien ne laisse entendre qu'autre chose chez cette femme éveillerait en lui des sentiments plus profonds. La princesse quant à elle est surprise et embarrassée par l'entretien imposé par la Dauphine. Cet embarras n'est pas bon signe car il suggère que la princesse se sent coupable de quelque chose ou freinée par sa pudeur qui l'empêche ne serait-ce que de lui parler.
- Ainsi, la rencontre que tout le monde observe et analyse à la cour est dès le départ problématique, leur relation amoureuse semble vouée à l'échec.
En quoi cette scène de rencontre est-elle originale ?
I. Une rencontre organisée
II. Sous les yeux de la cour
III. Un couple qui dissone
Quelle image de la cour est peinte à travers ce texte ?
I. Le temple de la beauté
II. Le jeu des regards
III. Un lieu dangereux
Pourquoi peut-on dire que ce couple sera malheureux ?
I. Le cadre dangereux de la cour
II. Une rencontre orchestrée
III. Un couple qui n'est pas en phase
En quoi cette scène est-elle importante ?
I. L'analyse des regards de la cour
II. Une rencontre importante
III. Des signes de danger