Sommaire
IUn portrait de GervaiseIILe bonheur de GervaiseIIIUne description naturaliste d'un quartier en mouvementIVUne série d'oppositionsVLes "cancans" du quartierAu milieu de ces cancans, Gervaise, tranquille, souriante, sur le seuil de sa boutique, saluait les amis d'un petit signe de tête affectueux. Elle se plaisait à venir là, une minute, entre deux coups de fer, pour rire à la rue, avec le gonflement de vanité d'une commerçante, qui a un bout de trottoir à elle. La rue de la Goutte-d'Or lui appartenait, et les rues voisines, et le quartier tout entier. Quand elle allongeait la tête, en camisole blanche, les bras nus, ses cheveux blonds envolés dans le feu du travail, elle jetait un regard à gauche, un regard à droite, aux deux bouts, pour prendre d'un trait les passants, les maisons, le pavé et le ciel : à gauche, la rue de la Goutte-d'Or s'enfonçait, paisible, déserte, dans un coin de province, où des femmes causaient bas sur les portes ; à droite, à quelques pas, la rue des Poissonniers mettait un vacarme de voitures, un continuel piétinement de foule, qui refluait et faisait de ce bout un carrefour de cohue populaire. Gervaise aimait la rue, les cahots des camions dans les trous du gros pavé bossué, les bousculades des gens le long des minces trottoirs, interrompus par des cailloutis en pente raide ; ses trois mètres de ruisseau, devant sa boutique, prenaient une importance énorme, un fleuve large, qu'elle voulait très propre, un fleuve étrange et vivant, dont la teinturerie de la maison colorait les eaux des caprices les plus tendres, au milieu de la boue noire. Puis, elle s'intéressait à des magasins, une vaste épicerie, avec un étalage de fruits secs garanti par des filets à petites mailles, une lingerie et bonneterie d'ouvriers, balançant au moindre souffle des cottes et des blouses bleues, pendues les jambes et les bras écartés. Chez la fruitière, chez la tripière, elle apercevait des angles de comptoir, où des chats superbes et tranquilles ronronnaient. Sa voisine, Mme Vigouroux, la charbonnière, lui rendait son salut, une petite femme grasse, la face noire, les yeux luisants, fainéantant à rire avec des hommes, adossée contre sa devanture, que des bûches peintes sur un fond lie-de-vin décoraient d'un dessin compliqué de chalet rustique. Mesdames Cudorge, la mère et la fille, ses autres voisines qui tenaient la boutique de parapluies, ne se montraient jamais, leur vitrine assombrie, leur porte close, ornée de deux petites ombrelles de zinc enduites d'une épaisse couche de vermillon vif. Mais Gervaise, avant de rentrer, donnait toujours un coup d'œil, en face d'elle, à un grand mur blanc, sans une fenêtre, percé d'une immense porte cochère, par laquelle on voyait le flamboiement d'une forge, dans une cour encombrée de charrettes et de carrioles, les brancards en l'air. Sur le mur, le mot Maréchalerie, était écrit en grandes lettres, encadré d'un éventail de fers à cheval. Toute la journée, les marteaux sonnaient sur l'enclume, des incendies d'étincelles éclairaient l'ombre blafarde de la cour. Et, au bas de ce mur, au fond d'un trou, grand comme une armoire, entre une marchande de ferraille et une marchande de pommes de terre frites, il y avait un horloger, un monsieur en redingote, l'air propre, qui fouillait continuellement des montres avec des outils mignons, devant un établi où des choses délicates dormaient sous des verres ; tandis que, derrière lui, les balanciers de deux ou trois douzaines de coucous tout petits battaient à la fois, dans la misère noire de la rue et le vacarme cadencé de la maréchalerie. Le quartier trouvait Gervaise bien gentille. Sans doute, on clabaudait sur son compte, mais il n'y avait qu'une voix pour lui reconnaître de grands yeux, une bouche pas plus longue que ça, avec des dents très blanches. Enfin, c'était une jolie blonde, et elle aurait pu se mettre parmi les plus belles, sans le malheur de sa jambe. Elle était dans ses vingt-huit ans, elle avait engraissé. Ses traits fins s'empâtaient, ses gestes prenaient une lenteur heureuse. Maintenant, elle s'oubliait parfois sur le bord d'une chaise, le temps d'attendre son fer, avec un sourire vague, la face noyée d'une joie gourmande. Elle devenait gourmande ; ça, tout le monde le disait ; mais ce n'était pas un vilain défaut, au contraire. Quand on gagne de quoi se payer de fins morceaux, n'est-ce pas ? on serait bien bête de manger des pelures de pommes de terre. D'autant plus qu'elle travaillait toujours dur, se mettant en quatre pour ses pratiques, passant elle-même les nuits, les volets fermés, lorsque la besogne était pressée. Comme on disait dans le quartier, elle avait la veine ; tout lui prospérait. Elle blanchissait la maison, M. Madinier, Mlle Remanjou, les Boche ; elle enlevait même à son ancienne patronne, Mme Fauconnier, des dames de Paris logées rue du Faubourg-Poissonnière. Dès la seconde quinzaine, elle avait dû prendre deux ouvrières, Mme Putois et la grande Clémence, cette fille qui habitait autrefois au sixième ; ça lui faisait trois personnes chez elle, avec son apprentie, ce petit louchon d'Augustine, laide comme un derrière de pauvre homme. D'autres auraient pour sûr perdu la tête dans ce coup de fortune. Elle était bien pardonnable de fricoter un peu le lundi, après avoir trimé la semaine entière. D'ailleurs, il lui fallait ça ; elle serait restée gnangnan, à regarder les chemises se repasser toutes seules, si elle ne s'était pas collé un velours sur la poitrine, quelque chose de bon dont l'envie lui chatouillait le jabot.
Émile Zola
L'Assommoir
1877
Un portrait de Gervaise
- On dresse le portrait physique de Gervaise, une femme sensuelle : "bras nus", "cheveux blonds envolés", "jolie blonde", "grands yeux", "bouche", "dents très blanches". C'est une belle femme si ce n'est "le malheur de sa jambe".
- Elle a "vingt-huit ans".
- On voit qu'elle a prospéré : "traits fins s'empâtaient", "apaisée".
- Elle est une bonne commerçante : "tout lui prospérait", "coup de fortune". Elle a même pris des clients à son ancienne patronne et elle a ses propres employés.
- La description insiste sur le fait qu'elle travaille beaucoup : "besogne", "travaillait toujours", "en quatre".
Le bonheur de Gervaise
- Gervaise est heureuse. Elle est satisfaite de sa position. C'est ce bonheur qui rend sa vision du quartier optimiste. Elle est définie comme "souriante" et "tranquille".
- C'est une figure affectueuse : "elle saluait les amis", "affectueuse", "les plus tendres".
- Son bonheur vient de sa réussite. Elle en est fière : "gonflement", "vanité", "un bout de trottoir à elle".
- Sa joie lui fait voir les choses d'une autre façon, elle finit par croire que tout le quartier lui appartient comme en témoigne son énumération : "la rue Goutte-d'Or lui appartenait", "et les rues" ,"et tout le quartier".
- C'est un personnage qui veut "plaire" et qu'on voit "rire". Elle se tient "sur le seuil" de sa boutique et semble regarder d'un œil tendre le quartier qu'elle aime.
- La première partie du texte est écrite surtout en focalisation interne. Le quartier est vu à travers les yeux de Gervaise. Il s'agit d'une vision positive qui témoigne de sa joie routinière : "toujours un coup d'œil", "toute la journée".
- Son bonheur se lit sur le visage : "sourire vague", "joie gourmande", "elle devenait gourmande". Cela rappelle aussi le caractère sensuel de Gervaise.
Une description naturaliste d'un quartier en mouvement
- On note l'importance du mouvement dans la description du quartier, qui est associé au bruit : "vacarme des voitures", "continuel piétinement de foule", "carrefour", "cohue populaire", "bousculades", "cahots des camions", "vacarme cadencé".
- C'est un lieu plein d'abondance, avec "vaste épicerie", "étalages fruits secs" où plusieurs commerçants sont présents : "lingerie", "bonneterie", "fruitière", "horloger", "maréchalerie".
- Émile Zola livre une description précise du quartier, mentionne des noms : "Goutte-d'Or", "rue de la Poissonnerie", "à gauche", "à droite".
- Il donne des détails précis : "filets à petites mailles" ,"cottes", "blouses bleues", "brancards en l'air", "carrioles", "ombrelles de zinc".
Une série d'oppositions
- Gervaise voit le quartier comme un lieu merveilleux. Il y a des "chats superbes" (présence du verbe "ronronner"). Elle voit des "choses délicates".
- Elle décrit la maréchalerie avec des lumières : "flamboiement", "lettres de feu", "incendies d'étincelles", "éclairer".
- Mais il y a aussi la présence du narrateur qui ajoute des détails plus inquiétants à cette description : "ombre blafarde", "misère noire", "trou".
- Gervaise voit le "ruisseau" de "trois mètres" comme un "fleuve large" et "propre", elle l'imagine vivant : "étrange et vivant".
- La description montre la pauvreté du quartier : "cailloutis en pente raide", "gros pavé bossué", "minces trottoirs". Gervaise donne à tout cela une "importance énorme". La joie de Gervaise en vient à déformer le quartier : elle le décrit de façon lyrique car elle aime cet endroit.
- On remarque l'opposition entre le travail de Gervaise et Mme Vigouroux qui ne fait rien. Ce nom est ironique car il rappelle le terme "vigoureux". Elle est présentée avec des "yeux luisants", occupée à séduire, "fainéantant", "contre sa devanture".
- Il y a opposition aussi entre le bruit du quartier d'un côté, et l'autre côté de la rue qui est "paisible", "déserte", "coin de province".
Les "cancans" du quartier
- Dans la deuxième partie du texte, on quitte la focalisation interne sur Gervaise. La description du personnage est faite par les habitants du quartier.
- La répétition du pronom indéfini "on" souligne l'idée de commérages du quartier : "comme on disait", "on la clabaudait". On trouve également "tout le monde".
- Les habitants du quartier deviennent un avec la métonymie : "le quartier trouvait Gervaise gentille".
- Dans l'ensemble, les habitants aiment Gervaise. On lui pardonne de "fricoter le lundi" car elle travaille dur.
- C'est un quartier populaire comme le montre le vocabulaire : "fricoter", "gnangnan", "chatouiller", "jabot".
- Tout de même, les habitants semblent un peu jaloux de son succès, ainsi qu'en témoigne la question : "n'est-ce pas ?" Ils ne sont pas sûrs.
En quoi cette description est-elle naturaliste ?
I. L'importance des détails
II. Une description lyrique du quartier vu par Gervaise
III. Un quartier pauvre
Quel portrait est fait de Gervaise dans cette scène ?
I. Une jolie femme
II. Une femme heureuse
III. Une femme fière
Comment le quartier est-il décrit ?
I. Un lieu en perpétuel mouvement
II. Une série d'oppositions
III. La rumeur du quartier