Sommaire
IUne description hyperbolique de l'usineIILa misère des ouvriersIIIUn bruit qui rend fouIVLa personnification de la machineVL'animalisation des hommesVILa déshumanisation du fordismeVIIDes hommes-machinesEt j'ai vu en effet des grands bâtiments trapus et vitrés, des sortes de cages à mouches sans fin, dans lesquelles on discernait des hommes à remuer, mais remuer à peine, comme s'ils ne se débattaient plus que faiblement contre je ne sais quoi d'impossible. C'était ça Ford ? Et puis tout autour et au-dessus jusqu'au ciel un bruit lourd et multiple et sourd de torrents d'appareils, dur, l'entêtement des mécaniques à tourner, rouler, gémir, toujours prêtes à casser et ne cassant jamais.
"C'est donc ici que je me suis dit… C'est pas excitant…". C'était même pire que tout le reste. Je me suis approché de plus près, jusqu'à la porte où c'était écrit sur une ardoise qu'on demandait du monde.
J'étais pas le seul à attendre. Un de ceux qui patientaient là m'a appris qu'il y était lui depuis deux jours, et au même endroit encore. Il était venu de Yougoslavie, ce brebis, pour se faire embaucher. Un autre miteux m'a adressé la parole, il venait bosser qu'il prétendait, rien que pour son plaisir, un maniaque, un bluffeur.
Dans cette foule presque personne ne parlait l'anglais. Ils s'épiaient entre eux comme des bêtes sans confiance, souvent battues. De leur masse montait l'odeur d'entrejambes urineux comme à l'hôpital. Quand ils vous parlaient on évitait leur bouche à cause que le dedans des pauvres sent déjà la mort.
Il pleuvait sur notre petite foule. Les files se tenaient comprimées sous les gouttières. C'est très compressible les gens qui cherchent du boulot. Ce qu'il trouvait de bien chez Ford, que m'a expliqué le vieux Russe aux confidences, c'est qu'on y embauchait n'importe qui et n'importe quoi. "Seulement, prends garde, qu'il a ajouté pour ma gouverne, faut pas crâner chez lui, parce que si tu crânes on te foutra à la porte et tu seras remplacé en moins de deux aussi par une des machines mécaniques qu'il a toujours prêtes et t'auras le bonsoir alors pour y retourner !". Il parlait bien le parisien ce Russe, à cause qu'il avait été "taxi" pendant des années et qu'on l'avait vidé après une affaire de cocaïne à Bezons, et puis en fin de compte qu'il avait joué sa voiture au zanzi avec un client à Biarritz et qu'il l'avait perdu.
C'était vrai, ce qu'il m'expliquait qu'on prenait n'importe qui chez Ford. Il avait pas menti. Je me méfiais quand même parce que les miteux ça délire facilement. Il y a un moment de la misère où l'esprit n'est plus déjà tout le temps avec le corps. Il s'y trouve vraiment trop mal. C'est déjà presque une âme qui vous parle. C'est pas responsable une âme.
À poil qu'on nous a mis pour commencer, bien entendu. La visite ça se passait dans une sorte de laboratoire. Nous défilions lentement. "Vous êtes bien mal foutu, qu'a constaté l'infirmier en me regardant d'abord, mais ça fait rien. Et moi qui avais eu peur qu'ils me refusent au boulot à cause des fièvres d'Afrique, rien qu'en s'en apercevant si par hasard ils me tâtaient les foies ! Mais au contraire ils semblaient l'air bien content de trouver des moches et des infirmes dans notre arrivage. - Pour ce que vous ferez ici, ça n'a pas d'importance comment vous êtes foutu ! m'a rassuré le médecin examinateur, tout de suite.
- Tant mieux que j'ai répondu moi, mais vous savez, monsieur, j'ai de l'instruction et même j'ai entrepris autrefois des études médicales…
Du coup, il m'a regardé avec un sale œil. J'ai senti que je venais de gaffer une fois de plus, et à mon détriment.
- Ça ne vous servira à rien ici vos études, mon garçon ! Vous n'êtes pas venu ici pour penser, mais pour faire les gestes qu'on vous commandera d'exécuter…Nous n'avons pas besoin d'imaginatifs dans notre usine. C'est de chimpanzés dont nous avons besoin…Un conseil encore. Ne me parlez plus jamais de votre intelligence ! On pensera pour vous mon ami ! Tenez-vous le pour dit."
Il avait raison de me prévenir. Valait mieux que je sache à quoi m'en tenir sur les habitudes de la maison. Des bêtises, j'en avais assez à mon actif tel quel pour dix ans au moins. Je tenais à passer désormais pour un petit peinard. Une fois rhabillés, nous fûmes répartis en files traînardes, par groupes hésitants en renfort vers ces endroits d'où nous arrivaient les fracas énormes de la mécanique. Tout tremblait dans l'immense édifice et soi-même des pieds aux oreilles possédé par le tremblement, il en venait des vitres et du plancher et de la ferraille, des secousses, vibré de haut en bas. On en devenait machine aussi soi-même à force et de toute sa viande encore tremblotante dans ce bruit de rage énorme qui vous prenait le dedans et le tour de la tête et plus bas vous agitant les tripes et remontait aux yeux par petits coups précipités, infinis, inlassables. (…) On ne pouvait plus ni se parler ni s'entendre. À mesure qu'on avançait on les perdait les compagnons. On leur faisait un petit sourire à ceux-là en les quittant comme si tout ce qui se passait était bien gentil. On ne pouvait plus ni se parler ni s'entendre. Il en restait à chaque fois trois ou quatre autour d'une machine. On résiste tout de même, on a du mal à se dégoutter de sa substance, on voudrait bien arrêter tout ça pour qu'on y réfléchisse, et entendre en soi son cœur battre facilement, mais ça ne se peut plus. Ça ne peut plus finir. Elle est en catastrophe cette infinie boîte aux aciers et nous on tourne dedans et avec les machines et avec la terre. Tous ensemble ! Et les mille roulettes et les pilons qui ne tombent jamais en même temps avec des bruits qui s'écrasent les uns contre les autres et certains si violents qu'ils déclenchent autour d'eux comme des espèces de silences qui vous font un peu de bien.
Le petit wagon tortillard garni de quincaille se tracasse pour passer entre les outils. Qu'on se range ! Qu'on bondisse pour qu'il puisse démarrer encore un coup le petit hystérique ! Et hop ! Il va frétiller plus loin ce fou clinquant parmi les courroies et volants, porter aux hommes leur ration de contraintes.
Les ouvriers penchés soucieux de faire tout le plaisir possible aux machines vous écœurent, à leur passer les boulons au calibre, et des boulons encore, au lieu d'en finir une fois pour toutes, avec cette odeur d'huile, cette buée qui brûle les tympans et le dedans des oreilles par la gorge. C'est pas la honte qui leur fait baisser la tête. On cède au bruit comme on cède à la guerre. On se laisse aller aux machines avec les trois idées qui restent à vaciller tout en haut derrière le front de la tête. C'est fini. Partout ce qu'on regarde, tout ce que la main touche, c'est dur à présent. Et tout ce dont on arrive à se souvenir encore un peu est raidi aussi comme du fer et n'a plus de goût dans la pensée.
On est devenu salement vieux d'un seul coup.
Il faut abolir la vie du dehors, en faire aussi d'elle de l'acier, quelque chose d'utile. On l'aimait pas assez telle qu'elle était, c'est pour ça. Faut en faire un objet donc, du solide, c'est la Règle.
J'essayais de lui parler au contremaître à l'oreille, il a grogné comme un cochon en réponse et par les gestes seulement il m'a montré, bien patient, la très simple manœuvre que je devais accomplir désormais pour toujours. Mes minutes, mes heures, mon reste de temps comme ceux d'ici s'en iraient à passer des petites chevilles à l'aveugle d'à côté qui calibrait, lui, depuis des années les chevilles, les mêmes. Moi j'ai fais ça tout de suite très mal. On ne me blâma point, seulement après trois jours de ce labeur initial, je fus transféré, raté déjà, au trimballage du petit chariot rempli de rondelles, celui qui cabotait d'une machine à l'autre. Là, j'en laissais trois, ici douze, là-bas quinze seulement. Personne ne me parlait. On existait plus que par une sorte d'hésitation entre l'hébétude et le délire. Rien n'importait que la continuité fracassante des mille et mille instruments qui commandaient les hommes.
Quand à six heures tout s'arrête on emporte le bruit dans sa tête. J'en avais encore moi pour la nuit entière de bruit et d'odeur à l'huile aussi comme si on m'avait mis un nez nouveau, un cerveau nouveau pour toujours.
Louis-Ferdinand Céline
Voyage au bout de la nuit
1932
Une description hyperbolique de l'usine
- L'usine est présentée comme quelque chose d'indéfini et d'inquiétant.
- Les machines sont toujours "prêtes à casser" mais ne cassent "jamais".
- L'immensité est symbolisée par de nombreuses hyperboles : "immense édifice", "grands bâtiments", "infinie boîte aux aciers", "sans fin", "torrents d'appareils".
- La description insiste sur les outils : "mille roulettes", "pillons".
- La présence du terme "multiple" pour décrire le bruit peut être associée aussi à l'usine.
- L'usine est quelque chose de difficilement descriptible : utilisation des déterminants indéfinis "des", expression "des sortes".
- On a l'impression qu'elle va "jusqu'au ciel".
La misère des ouvriers
- Céline insiste sur la misère des ouvriers. La plupart d'entre eux sont des étrangers : "Russe", "Yougoslavie". Ils ne parlent pas anglais.
- Le chômage pousse les hommes à accepter des situations inhumaines. Ils attendent pendant des jours pour travailler à l'usine.
- Le narrateur use d'un euphémisme : "J'étais pas le seul à attendre".
- Un des hommes attend "depuis deux jours", insistance avec "au même endroit".
- Le champ lexical de la misère agrémente la description : "miteux", "misère".
- La pauvreté des hommes est associée à l'hôpital à cause de l'odeur ("entrejambes urineux") et à la mort à cause de l'odeur de nouveau mais de l'haleine cette fois.
- Le langage de Bardamu, narrateur de l'histoire, est familier. Il utilise un vocabulaire et des expressions populaires, avec de mauvaises constructions de phrases.
Un bruit qui rend fou
- Le bruit de la machine est terrifiant, il assourdit, il se glisse partout, il rend fou.
- Beaucoup d'adjectifs sont associés au bruit : "lourd", "multiple", "sourd", "dur".
- Il y a aussi une hyperbole : "les fracas énormes de la mécanique".
- Le bruit est personnifié : "bruit de rage", l'usine est associée à l'homme.
- La métaphore souligne la multitude des bruits dans l'usine, le vacarme : "bruits qui s'écrasent les uns contre les autres".
- Le bruit empêche les hommes de communiquer : "ni se parler", "ni s'entendre".
La personnification de la machine
- La machine est personnifiée, ce qui la rend encore plus inquiétante.
- Le narrateur la décrit avec des verbes de mouvements : "tourner", "rouler". Surtout, présence du verbe "gémir" qui l'associe aux hommes. L'usine est décrite avec le terme "trapus", terme habituellement associé aux hommes.
- On a l'idée que la machine domine les hommes : "continuité fracassante des mille et mille instruments qui commandaient les hommes".
- C'est une machine vivante comme le montre la façon dont les ouvriers traitent la machine, "soucieux" de lui faire plaisir, "leur passer".
- Enfin, elle est aussi monstrueuse et dévore les hommes : "il en restait à chaque fois trois ou quatre au fond d'une machine".
L'animalisation des hommes
- Les hommes sont associés à des animaux. D'abord, ils sont des "mouches".
- L'un des hommes qui parle à Bardamu est qualifié par celui-ci de "brebis".
- Les ouvriers sont comparés à des animaux : "comme des bêtes", "cochon".
- Le médecin les compare à des "chimpanzés".
- Les ouvriers deviennent même de la "viande".
- L'usine est comparée à une "cage" dans laquelle les ouvriers sont donc enfermés.
- Le mouvement des ouvriers a même quelque chose de l'animal : "remuer", "se débattaient". Ils ont aussi l'air "battu[s]".
La déshumanisation du fordisme
- Céline se livre à une critique du fordisme. Plusieurs mentions sont faites : "C'était ça Ford ?", avec la réaction : "C'est pas excitant".
- Les humains sont déshumanisés. Ils attendent des heures sous la pluie.
- C'est un système qui se moque des humains, l'usine prend "n'importe quoi", "n'importe qui".
- Les ouvriers sont traités comme du bétail, on leur demande de se mettre "À poil". Ils "défilent" devant les médecins. Ils sont dans un "laboratoire".
- Le médecin se permet des remarques blessantes : "mal foutu". Le narrateur précise qu'ils prennent même "des moches et des informes". Il n'y a aucun respect pour le corps des hommes.
- Les ouvriers sont présentés comme penchés, soumis. Le narrateur parle de "honte", ils ont "la tête baissée".
- Les ouvriers deviennent une seule et même entité : "files traînardes", "groupes hésitants".
- La répétition du pronom indéfini "on" renforce cette idée : "on résiste", "on a du mal", "on voudrait bien", "on y réfléchisse". Il s'agit d'une seule et même pensée, et finalement c'est même impossible de réfléchir. On note l'exclamation de Bardamu : "Tous ensemble ! "
- Les études et l'instruction sont mal vues, l'intelligence, qui est souvent considérée comme une spécificité humaine, est dévalorisée : "j'ai de l'instruction", on regarde Bardamu "d'un mauvais œil". On lui dit que "ça servira à rien les études", on ne veut pas "d'imaginatifs". Il ne doit plus jamais parler de son intelligence.
Des hommes-machines
- C'est un texte inquiétant où hommes et machines ne deviennent qu'un.
- Les ouvriers sont "remplacés en moins de deux" par des "machines mécaniques". Ils sont interchangeables.
- La misère empêche de réfléchir. Un pauvre n'est "presque qu'une âme". L'esprit et le corps sont dissociés (idée de folie).
- La folie arrive vraiment avec les hommes qui deviennent des machines : "nous on tourne dedans avec les machines et la terre".
- C'est le bruit qui rend fou : "on cède au bruit comme on cède à la guerre". L'auteur dénonce le travail à la chaîne qui déshumanise et qui est pire que la guerre déjà présente au début du texte : "pire que tout le reste", donc pire que la guerre qui est racontée au début du roman.
- Il y a une impossibilité de réfléchir, le bruit "on l'emporte dans sa tête". Le cerveau est transformé, "nouveau pour toujours". La conséquence est l'abêtissement des hommes.
- Les hommes sont entraînés par le mouvement des machines : "Tout tremblait", idée d'unité ; "possédé par le tremblement", "secousses", "vibré".
- Céline exprime clairement l'idée de l'homme-machine : "on en devenait machine".
- Les hommes deviennent "vieux" plus vite. Ils n'ont plus de vie en dehors de l'usine : "abolir la vie du dehors".
- La "Règle" avec "r" majuscule est personnifiée. La règle est de vouloir tout transformer en "acier". Il n'y a plus de vie humaine.
- La vraie vie n'existe plus, la vie entière devient l'usine : "mes minutes, mes heures, mon reste de temps".
- Le lecteur ressent une impression de fatalité : "mais ça ne se peut pas", "ça ne peut plus finir", "c'est fini".
Comment Céline dénonce-t-il le travail des ouvriers ?
I. L'usine monstrueuse
II. Un travail qui déshumanise
III. L'uniformité
En quoi ce texte est-il inquiétant ?
I. L'usine monstrueuse
II. La déshumanisation des hommes
III. La transformation des hommes et des machines
Comment le narrateur vit-il son expérience à l'usine ?
I. L'usine, un étrange système
II. L'animalisation de l'homme
III. Vers la déshumanisation totale