Sommaire
ILa chaleurIIUne sensation d'étouffementIIIUne description naturalisteIVLa sensualitéVLa patronne et les employéesCependant, les fortes chaleurs étaient venues. Une après-midi de juin, un samedi que l'ouvrage pressait, Gervaise avait elle-même bourré de coke la mécanique, autour de laquelle dix fers chauffaient, dans le ronflement du tuyau. À cette heure, le soleil tombait d'aplomb sur la devanture, le trottoir renvoyait une réverbération ardente, dont les grandes moires dansaient au plafond de la boutique ; et ce coup de lumière, bleui par le reflet du papier des étagères et de la vitrine, mettait au-dessus de l'établi un jour aveuglant, comme une poussière de soleil tamisée dans les linges fins. Il faisait là une température à crever. On avait laissé ouverte la porte de la rue, mais pas un souffle de vent ne venait ; les pièces qui séchaient en l'air, pendues aux fils de laiton, fumaient, étaient raides comme des copeaux en moins de trois quarts d'heure. Depuis un instant, sous cette lourdeur de fournaise, un gros silence régnait, au milieu duquel les fers seuls tapaient sourdement, étouffés par l'épaisse couverture garnie de calicot. "Ah bien ! dit Gervaise, si nous ne fondons pas, aujourd'hui ! On retirerait sa chemise !" Elle était accroupie par terre, devant une terrine, occupée à passer du linge à l'amidon. En jupon blanc, la camisole retroussée aux manches et glissée des épaules, elle avait les bras nus, le cou nu, toute rose, si suante, que des petites mèches blondes de ses cheveux ébouriffés se collaient à sa peau. Soigneusement, elle trempait dans l'eau laiteuse des bonnets, des devants de chemises d'homme, des jupons entiers, des garnitures de pantalons de femme. Puis, elle roulait les pièces et les posait au fond d'un panier carré, après avoir plongé dans un seau et secoué sa main sur les corps des chemises et des pantalons qui n'étaient pas amidonnés. "C'est pour vous, ce panier, madame Putois, reprit-elle. Dépêchez-vous, n'est-ce pas ? Ça sèche tout de suite, il faudrait recommencer dans une heure." Madame Putois, une femme de quarante-cinq ans, maigre, petite, repassait sans une goutte de sueur, boutonnée dans un vieux caraco marron. Elle n'avait pas même retiré son bonnet, un bonnet noir garni de rubans verts tournés au jaune. Et elle restait raide devant l'établi, trop haut pour elle, les coudes en l'air, poussant son fer avec des gestes cassés de marionnette. Tout d'un coup, elle s'écria : "Ah ! non, mademoiselle Clémence, remettez votre camisole. Vous savez, je n'aime pas les indécences. Pendant que vous y êtes, montrez toute votre boutique. Il y a déjà trois hommes arrêtés en face." La grande Clémence la traita de vieille bête, entre ses dents. Elle suffoquait, elle pouvait bien se mettre à l'aise ; tout le monde n'avait pas une peau d'amadou. D'ailleurs, est-ce qu'on voyait quelque chose ? Et elle levait les bras, sa gorge puissante de belle fille crevait sa chemise, ses épaules faisaient craquer les courtes manches. Clémence s'en donnait à se vider les moelles avant trente ans ; le lendemain des noces sérieuses, elle ne sentait plus le carreau sous ses pieds, elle dormait sur la besogne, la tête et le ventre comme bourrés de chiffons. Mais on la gardait quand même, car pas une ouvrière ne pouvait se flatter de repasser une chemise d'homme avec son chic. Elle avait la spécialité des chemises d'homme.
Émile Zola
L'Assommoir
1877
La chaleur
- La scène a lieu à une époque de l'année où il y a une grande chaleur : "après-midi de juin", répétitions du mot "soleil", du verbe "chauffer".
- La description use d'hyperboles : "fortes chaleurs", "d'aplomb", "réverbération ardente".
- La lumière également renforce l'idée de chaleur : "lumière", "aveuglant".
- Le narrateur utilise une expression familière : "une chaleur à crever", renforcée par les exclamations directes de Gervaise : "Ah bien ! [...] si nous ne fondons pas aujourd'hui !"
Une sensation d'étouffement
- La chaleur entraîne une sensation d'étouffement : participe passé "étouffés".
- Il semble qu'il n'y ait absolument pas d'air : "on avait laissé ouverte la porte" mais il n'y a "pas un souffle de vent".
- Deux comparaisons renforcent cette idée : "comme une poussière de soleil", "comme des copeaux".
- L'atmosphère est pesante, "lourdeur de fournaise" (hyperbole) et sourde "gros silence", "lourdement", "tapaient".
Une description naturaliste
- Le lyrisme naturaliste est caractéristique de Zola, avec notamment des images poétiques : "ronflement tuyau", grandes moires dansaient", "le trottoir renvoyait".
- On note l'importance accordée aux détails : "fils de laiton", "couverture garnie de calicot".
- Zola détaille le travail de Gervaise avec une attention accordée au réalisme : "passer du linge à l'amidon", "soigneusement elle trempait [...] bonnets, devants de chemisiers [...] jupons [...] garnitures de pantalons [...] roulait [...] posait au fond d'un panier carré, après avoir plongé dans un seau [...] et secoué sa main".
La sensualité
- La chaleur entraîne une atmosphère de sensualité.
- Ainsi, Gervaise est décrite ainsi : "accroupie au sol", "jupon blanc", "camisole retroussée aux manches", "glissé des épaules". Sa position est sensuelle, sa tenue dévoile son corps.
- On note le champ lexical du corps : "épaules", "bras nus", "cou nu". Surtout la répétition de "nu".
- On remarque aussi l'adverbe d'insistance "si" : "si suante", idée rappelée avec la description des cheveux : "petites mèches blondes de ses cheveux ébouriffés collèrent à sa peau".
- Gervaise est présentée dans une position et avec une tenue sensuelles. Elle sue, elle trempe ses mains dans "l'eau laiteuse", etc.
- Un autre personnage est aussi sensuel, Mlle Clémence : "gorge puissante", "belle fille".
La patronne et les employées
- Malgré la sensualité de la scène, c'est une scène de travail d'abord. Gervaise est présentée comme un patronne qui donne des ordres : "Dépêchez-vous".
- Les descriptions sensuelles de Gervaise et Mlle Clémence s'opposent avec Mme Putois qui est présentée comme non affectée par la chaleur, "boutonnée", elle a toujours son bonnet et son "vieux caraco marron".
- D'ailleurs, elle fait des reproches à Mlle Clémence. Son exclamation est indignée : "Ah non !" Elle parle "d'indécences" et rappelle que "trois hommes" regardent.
- Le texte fait apparaître une allusion comique : "Montrez toute votre boutique". La scène se passe dans la boutique de Gervaise. Mme Putois ne dit rien à Gervaise car c'est la patronne, mais elle est aussi "indécente" que Mlle Clémence.
En quoi l'atmosphère de la scène est-elle sensuelle ?
I. La chaleur
II. Une atmosphère étouffante
III. La description de Gervaise et Mlle Clémence
En quoi cette scène est-elle naturaliste ?
I. Une description lyrique
II. L'importance accordée aux détails
III. La sensualité de la scène
Qu'est-ce qui s'oppose dans ce texte ?
I. Une description sensuelle
II. Une ambiance de travail
III. Mme Putois et les femmes sensuelles