Sommaire
IL'alternance des points de vueIIUne rencontre surprenanteIIIUne scène chargée d'émotionsIVUne grande proximité et un lien fortAvec la vivacité et la grâce qui lui étaient naturelles quand elle était loin des regards des hommes, Mme de Rênal sortait par la porte-fenêtre du salon qui donnait sur le jardin, quand elle aperçut près de la porte d'entrée la figure d'un jeune paysan presque encore enfant, extrêmement pâle et qui venait de pleurer. Il était en chemise bien blanche, et avait sous le bras une veste fort propre de ratine violette.
Le teint de ce petit paysan était si blanc, ses yeux si doux, que l'esprit un peu romanesque de Mme de Rênal eut d'abord l'idée que ce pouvait être une jeune fille déguisée, qui venait demander quelque grâce à M. le maire. Elle eut pitié de cette pauvre créature, arrêtée à la porte d'entrée, et qui évidemment n'osait pas lever la main jusqu'à la sonnette. Mme de Rênal s'approcha, distraite un instant de l'amer chagrin que lui donnait l'arrivée du précepteur. Julien tourné vers la porte, ne la voyait pas s'avancer. Il tressaillit quand une voix douce lui dit tout près de l'oreille :
- Que voulez-vous ici, mon enfant ?
Julien se tourna vivement, et frappé du regard si rempli de grâce de Mme de Rênal, il oublia une partie de sa timidité. Bientôt, étonné de sa beauté, il oublia tout, même ce qu'il venait faire. Mme de Rênal avait répété sa question.
- Je viens pour être précepteur, madame, lui dit-il enfin, tout honteux de ses larmes qu'il essuyait de son mieux.
Mme de Rênal resta interdite ; ils étaient fort près l'un de l'autre à se regarder. Julien n'avait jamais vu un être aussi bien vêtu et surtout une femme avec un teint si éblouissant, lui parler d'un air doux. Mme de Rênal regardait les grosses larmes, qui s'étaient arrêtées sur les joues si pâles d'abord et maintenant si roses de ce jeune paysan. Bientôt elle se mit à rire, avec toute la gaieté folle d'une jeune fille ; elle se moquait d'elle-même et ne pouvait se figurer tout son bonheur. Quoi, c'était là ce précepteur qu'elle s'était figuré comme un prêtre sale et mal vêtu, qui viendrait gronder et fouetter ses enfants !
- Quoi, monsieur, lui dit-elle enfin, vous savez le latin ?
Ce mot de monsieur étonna si fort Julien qu'il réfléchit un instant.
- Oui, madame, dit-il timidement.
Mme de Rênal était si heureuse, qu'elle osa dire à Julien :
- Vous ne gronderez pas trop ces pauvres enfants ?
- Moi, les gronder, dit Julien étonné, et pourquoi ?
- N'est-ce pas, monsieur, ajouta-t-elle après un petit silence et d'une voix dont chaque instant augmentait l'émotion, vous serez bon pour eux, vous me le promettez ?
S'entendre appeler de nouveau monsieur, bien sérieusement, et par une dame si bien vêtue était au-dessus de toutes les prévisions de Julien : dans tous les châteaux en Espagne de sa jeunesse, il s'était dit qu'aucune dame comme il faut ne daignerait lui parler que quand il aurait un bel uniforme. Mme de Rênal de son côté était complètement trompée par la beauté du teint, les grands yeux noirs de Julien et ses jolis cheveux qui frisaient plus qu'à l'ordinaire parce que pour se rafraîchir il venait de plonger la tête dans le bassin de la fontaine publique. À sa grande joie elle trouvait l'air timide d'une jeune fille à ce fatal précepteur, dont elle avait tant redouté pour ses enfants la dureté et le ton rébarbatif. Pour l'âme si paisible de Mme de Rênal, le contraste de ses craintes et de ce qu'elle voyait fut un grand événement. Enfin elle revint de sa surprise. Elle fut étonnée de se trouver ainsi à la porte de sa maison avec ce jeune homme presque en chemise et si près de lui.
- Entrons, monsieur, lui dit-elle d'un air assez embarrassé.
Stendhal
Le Rouge et le Noir
1830
L'alternance des points de vue
- Il s'agit dans ce texte d'une rencontre provoquant une double description grâce au croisement du point de vue des personnages. Ainsi le champ lexical du regard, très présent, souligne l'intensité de ces regards échangés avec insistance : "regards", "aperçut", "regard si rempli de grâce", "n'avait jamais vu", "regardait", "de ce qu'elle voyait".
- Le premier regard que suit le lecteur est celui que porte Mme de Rênal sur Julien. Immédiatement, elle est marquée par sa jeunesse et sa fragilité : "un jeune paysan presque encore enfant, extrêmement pâle et qui venait de pleurer." Elle insiste ensuite sur son innocence et sa jeunesse : "Le teint […] si blanc", "ses yeux si doux", pensant même voir "une jeune fille déguisée", le qualifiant de "pauvre créature".
- Ensuite, Julien porte à son tour le regard sur Mme de Rênal. Là encore, il s'agit d'un regard positif, le portrait est marqué cette fois-ci par la douceur maternelle : "regard si rempli de grâce", "beauté", "un teint si éblouissant", "air doux". Il insiste donc sur son regard mais aussi sur sa beauté et sa position sociale puisqu'il n'en revient pas qu'une femme de cette noblesse lui parle si gentiment.
Une rencontre surprenante
- Les deux personnages sont surpris par l'apparence de l'autre alors qu'ils étaient prévenus de leur rencontre. Mme de Rênal attend, anxieuse, la venue d'un précepteur pour ses garçons, qu'elle "s'était figuré comme un prêtre sale et mal vêtu, qui viendrait gronder et fouetter ses enfants" et Julien imagine être reçu froidement par la maîtresse de maison.
- La surprise est donc perceptible chez les deux personnages. Tout d'abord chez Mme de Rênal : "Mme de Rênal resta interdite", "était complètement trompée par la beauté du teint", "ce qu'elle voyait fut un grand événement. Enfin elle revient de sa surprise. Elle fut étonnée de se trouver ainsi", "air assez embarrassé". Elle est donc d'abord surprise par l'apparence de Julien, avant d'être surprise et embarrassée par son propre comportement.
- Le même étonnement semble affecter Julien : "étonna si fort Julien", "Julien se tourna vivement, et frappé", "étonné de sa beauté, il oublia tout". Cependant de son côté, c'est la beauté de la dame et son attitude à son égard, le fait de s'entendre appeler "monsieur" qui le frappe.
Une scène chargée d'émotions
- Cette rencontre est chargée d'émotions pour les deux personnages. Mme de Rênal est tout d'abord agréablement surprise par l'apparence du jeune homme qu'elle appelle "enfant" avant de le nommer "monsieur". Le statut du jeune homme évolue donc rapidement.
- Elle est sensible à sa jeunesse, à la douceur qui émane de lui et son "esprit un peu romanesque" se met en marche. Si elle "eut pitié" de lui, en apprenant sa fonction, elle "resta interdite".
- Elle l'observe de près : "regardait les grosses larmes" puis elle réagit d'une manière incontrôlée et surprenante pour une femme de sa condition : "elle se mit à rire, avec toute la gaieté folle d'une jeune fille". Elle est heureuse : "et ne pouvait se figurer tout son bonheur", "Mme de Rênal était si heureuse", "À sa grande joie elle trouvait l'air timide d'une jeune fille à ce fatal précepteur".
- Elle semble être sous le charme du jeune homme : "Mme de Rênal de son côté était complètement trompée par la beauté du teint, les grands yeux noirs de Julien et ses jolis cheveux", "Pour l'âme si paisible de Mme de Rênal, le contraste de ses craintes et de ce qu'elle voyait fut un grand événement".
- Julien, de son côté, est d'abord "tout honteux de ses larmes" qu'il essuie et s'adresse à elle "timidement". Se voyant considéré et appelé monsieur, il est à son tour empli de joie : "dans tous les châteaux en Espagne de sa jeunesse, il s'était dit qu'aucune dame comme il faut ne daignerait lui parler que quand il aurait un bel uniforme."
Une grande proximité et un lien fort
- Cette première rencontre est riche en surprises et en rebondissements. Si les deux personnages ne semblent pas saisir toute l'importance de cette rencontre, le narrateur laisse présager les sentiments amoureux qui vont naître.
- Les deux personnages se tiennent rapidement très prés l'un de l'autre : "fort près l'un de l'autre à se regarder", se livrant à des observations minutieuses qui éveillent des sentiments positifs.
- Si Julien ne semble pas se rendre compte de l'incongruité de ce rapprochement, Mme de Rênal semble avoir conscience eu fond d'elle qu'il n'a rien d'anodin : "Elle fut étonnée de se trouver ainsi à la porte de sa maison avec ce jeune homme presque en chemise et si près de lui. - Entrons, monsieur, lui dit-elle d'un air assez embarrassé."
- D'ailleurs, les comparaisons établies semblent vouloir insister sur la jeunesse de Mme de Rênal, réveillée avec l'arrivée du jeune homme nommé le "fatal précepteur" : "elle se mit à rire, avec toute la gaieté folle d'une jeune fille".
- Lui, au contraire, semble honteux d'avoir pleuré et souhaite se donner une contenance, montrer à la dame qu'il est un homme : "S'entendre appeler de nouveau monsieur, bien sérieusement, et par une dame si bien vêtue était au-dessus de toutes les prévisions de Julien".
- Le topos de la rencontre amoureuse est ici totalement réécrit par Stendhal qui joue avec les codes et les atténue tout en laissant présager la relation qui se nouera plus tard entre les deux personnages qui pour l'instant n'en ont pas conscience.
Quels sont les intérêts de ce double portrait ?
I. Le jeu des regards
II. Le double portrait
III. L'analyse des sentiments ressentis
En quoi cette rencontre est-elle surprenante ?
I. La surprise de Mme de Rênal
II. La surprise de Julien
III. La surprise du lecteur et l'effet d'attente produit
En quoi cette rencontre est-elle symbolique ?
I. Le regard de la mère sur le jeune homme
II. L'envie de reconnaissance de Julien
III. Une rencontre atypique et riche en émotions