Sommaire
ILe mouvement surréalisteIIUn incipit originalALe refus de la traditionBLe styleIIIL'impossible amourAurélien
Louis Aragon
1945
"La première fois qu'Aurélien vit Bérénice, il la trouva franchement laide. Elle lui déplut, enfin. Il n'aima pas comment elle était habillée. Une étoffe qu'il n'aurait pas choisie. Il avait des idées sur les étoffes. Une étoffe qu'il avait vue sur plusieurs femmes. Cela lui fit mal augurer de celle-ci qui portait un nom de princesse d'Orient sans avoir l'air de se considérer dans l'obligation d'avoir du goût".
Ainsi commence Aurélien, ce roman, qui se passe dans les années vingt, et qui décrit le grand amour que le lieutenant Aurélien Leurtillois, célibataire oisif, encore hanté par les souvenirs du front, éprouve pour une jeune provinciale, Bérénice Morel, femme mariée, venue à Paris pour quelques jours.
Aurélien Leurtillois et Edmond Barbentane sont deux trentenaires, sportifs et séducteurs, appartenant à la bourgeoisie parisienne. Ils se sont connus sur le front pendant la Première Guerre mondiale. C'est Edmond qui jette Aurélien dans les bras de Bérénice, sa cousine.
L'amour qu'éprouvent Aurélien et Bérénice est partagé, mais non pas sans réserve de la part de Bérénice qui craint de ne pouvoir satisfaire son "goût de l'absolu" chez cet homme plutôt volage. Ils vont évoluer dans le Tout-Paris du début des années vingt peuplé par des anciens combattants, des poètes, des peintres, des épicuriens, des hommes d'affaires, des soldats américains, et des femmes légères…
Cette société excentrique et insouciante semble constituer un obstacle à cette idylle entre Aurélien et Bérénice. Ils sont, à leur insu, impliqués dans un jeu d'intrigues qui les éloigne l'un de l'autre.
Séparés pendant dix-sept ans, ils éprouvent, l'un et l'autre, une profonde nostalgie pour cet amour malheureux.
Pendant la Seconde Guerre mondiale, le hasard va les réunir. Lui, marié et père de deux enfants, travaille dans l'usine de son beau-frère. Elle, Bérénice, s'est engagée politiquement. Un soir, alors qu'ils font une promenade en voiture, leur véhicule est mitraillé par l'armée allemande. Bérénice, touchée, meurt contre l'épaule d'Aurélien.
Le mouvement surréaliste
Après la Première Guerre mondiale, le mouvement surréaliste est créé. Il naît de la rencontre d'André Breton, Philippe Soupault, Paul Éluard, Benjamin Peret et Louis Aragon. Ils remettent en cause l'esthétique de la poésie. Ils se dressent contre les générations passées, leurs idéaux, leurs visions, leur héritage. Pour eux, tout cela a été responsable de la guerre qui vient de se terminer.
Une grande partie de la jeunesse française vient de mourir, sacrifiée à la guerre. L'horreur des tranchées imprègne les mémoires. Les surréalistes veulent éviter un autre conflit meurtrier et rejettent toutes les valeurs de leurs parents. La religion fait ainsi partie de ce que les surréalistes critiquent. Ils s'en détachent complètement. Ils dénoncent les préjugés et le conformisme.
Les surréalistes sont unis par une même idée, celle d'inventer une nouvelle façon de vivre. Ils n'ont cependant pas créé un véritable mouvement artistique avec des règles, l'objet artistique est secondaire. Ils sont surtout engagés dans une réformation humaine. La poésie surréaliste est un moyen de reconquérir une liberté. Le but est de donner à l'Homme la possibilité d'explorer sa conscience. Les artistes du mouvement s'inspirent de Lautréamont et de Rimbaud, mais aussi d'Apollinaire, inventeur du mot "surréalisme".
Un incipit original
Le refus de la tradition
L'incipit du roman souligne bien la volonté surréaliste de l'œuvre. Normalement, l'incipit donne des informations au lecteur sur le cadre spatio-temporel de l'action. L'incipit de roman est différent. On sait que l'intrigue se déroule à Césarée, une ville en ruines, probablement pendant la guerre des tranchées mais aussi après. Ce refus d'ancrage précis dans l'espace et le temps donne un caractère universel au récit. Ce qui compte, ce n'est pas vraiment quand et où.
Les personnages sont ensuite présentés, mais leur description ne permet pas d'apprendre beaucoup sur eux. Bérénice et Aurélien sont plus évoqués qu'ils ne sont peints avec précision.
Le début du roman est donc mystérieux, intrigant. Il pousse le lecteur à se poser des questions, à réfléchir. C'est une entrée en matière soudaine et énigmatique.
Le style
Une atmosphère de doute est créée dès le début. Le narrateur et Aurélien sont souvent confondus, on a l'impression qu'ils ne font qu'un. À un moment, le narrateur cesse de raconter l'histoire, il se lance dans un monologue. Il se met à se demander où se trouve la ville de Césarée exactement. Cela est assez inhabituel. Un décalage s'installe.
Les thèmes abordés ne semblent pas avoir de cohérence entre eux. On nous parle d'abord de la rencontre entre Bérénice et Aurélien, puis un vers de Racine est cité, et un long monologue cherche à expliquer ce vers.
L'incipit n'éclaircit donc pas du tout la situation initiale, au contraire. Le style même d'Aragon plonge le lecteur dans une ambiance particulièrement, faite de mélange, de collages. L'imagination et la rêverie sont convoquées.
L'impossible amour
Le roman traite d'un amour impossible, on pourrait même dire de l'impossibilité de l'existence du couple tout court. En effet, l'amour ne fonctionne jamais, donc tous les amours sont voués à l'échec. Aragon s'inspire d'un thème tragique, très classique. Il utilise d'ailleurs le prénom d'une héroïne tragique, Bérénice, personnage principal de la pièce éponyme de Racine.
La comparaison s'arrête là. À la noblesse de Racine, Aragon oppose la France d'après-guerre, et un milieu parfois sordide. Il veut montrer que l'amour n'appartient pas qu'aux grands, et que l'amour est tragique quel que soit notre rang. C'est donc le récit d'une idylle manquée. Aragon l'inscrit dans son époque, il reconstitue son univers, avec l'ambiance si particulière des années suivant la guerre. Certains personnages sont inspirés de vraies personnes. Aurélien est à la fois Aragon et son ami d'alors, Pierre Drieu la Rochelle.